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Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Groningue, 02 septembre 1730
A Groningue ce 2 Sept. 1730.
Depuis que j’ai reçû, Monsieur, vôtre Lettre du 18 Mai, j’ai été dans un état bien triste.
Ma Femme étoit languissante, & nous espérions cependant que la belle saison contribueroit à la
rétablir peu à peu. Mais bien loin de là elle ne fit alors qu’aller de mal en pis, & enfin
Dieu l’a retirée le 7 du mois passé. Vous pouvez juger, Monsieur, combien cette perte m’a
été sensible. J’ai perdu toute la douceur de ma vie, en perdant une Compagne avec qui
j’avois passé la moitié de ma vie, & la moitié de la sienne, dans la plus douce société qu’un
homme comme moi puisse souhaitter. Je fais tout ce que je puis pour résister à l’impression
d’un si rude coup; je me dis à moi-même ce que je dirois à d’autres en pareil cas: mais
je sens bien qu’il est plus facile de donner des conseils, que de les suivre. Je n’attens que de
l’assistance de Dieu, & du tems, quelque soulagement à ma douleur. Je me promets aussi quelque
consolation de la part d’une Fille, qui paroît disposée, & est en âge de profiter des leçons & des
exemples que sa Mére lui a donnez sur toutes choses, & en particulier pour la conduite du
ménage, où je n’entens rien. Après tout, je me soûmets humblement à la volonté de Dieu;
& la défunte m’en a donné l’exemple par la résignation parfaite qu’elle a temoigné, & la
confiance qu’elle avoit en la Providence pour le soin des personnes qu’elle laissoit en ce monde.
Je ne saurois présentement vous donner des nouvelles litteraires, comme vous le souhaittez. Dans la
situation où j’ai été, je n’ai pas été en état d’y faire attention, ni de m’en informer. Je
vous dirai seulement, que l’Ouvrage de Mr Le Clerc sur le V. Testament paroîtra bien tôt,
mais imparfait. On s’arrêtera au Chap. XI. d’Ezéchiel, & pour le reste on ne donnera
que la Version toute simple, qui étoit prête. L’Auteur est absolument hors d’état de rien
faire. Il avoit composé quelque peu de Notes sur Daniel: mais des Amis, à qui on les a
montrées, ont conseillé de ne pas les publier. On savoit ce que l’Auteur vouloit dire: il n’avoit
pas mis un seul mot de Commentaire sur les LXX. semaines. Madame Le Clerc m’a fait même
prier de composer une Préface, pour mettre au devant de tout l’Ouvrage; & je n’ai en garde
de le lui refuser. Mais comme on me l’a demandé dans le tems que ma Femme étoit fort mal,
je ne pouvois le promettre que pour un tems où je serois moi-même en état de penser à une
telle chose. Ainsi je ne sai si on n’aura pas pris d’autres mesures. Au cas qu’on m’en parle
encore, je souhaitte qu’on ne me connoisse pas pour Auteur de cette Préface. Le Libraire a
chargé quelcun de faire les Index.
Je continuë à faire des vœux pour le rétablissement, ou du moins l’amélioration de vôtre santé; pour
vôtre conservation & celle de toutes les personnes qui vous sont chéres. J’assûre Madame Turrettin de
mes très-humbles respects; & suis avec mes sentimens ordinaires. Vôtre très-humble &
très-obéïssant serviteur
Barbeyrac
A Monsieur
Monsieur Turretin Professeur en
Theologie & en Hist: Eccles.
A Genéve