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Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Groningue, 29 avril 1730
A Groningue ce 29 Avril 1730.
Je profite, Monsieur, de l’occasion d’écrire à Mr Fatio, pour vous demander de vos nouvelles.
Il y a plus d’un an, que je n’en ai aucune; & si vôtre santé vous le permettroit, vous me feriez grand
plaisir de m’en donner. Je n’aurois pas moi-même tant tardé à vous écrire, pour vous y
engager, si je n’avois été, presque toute l’année passée, dans un fâcheux état, qui ne me
permettoit pas la plus legére application. Il y a plus d’un an, qu’un gros rhûme de cerveau
m’avoit laissé un embarras & une pesanteur de tête, qui resistoit à tous les remédes; &
j’en craignois fort les suites. Cependant à l’entrée de l’hyver, une fiévre, qui me prit, & que
je ne gardai pas long tems, fut, après Dieu, la cause de ma guérison; au moins je ne puis
l’attribuer à aucune autre cause sensible. A mesure que j’usois du quinquina, pour
chasser cette fiévre, je sentois ce mal opiniâtre diminuer peu-à-peu; de sorte qu’au
commencement de cette année, je me suis vû a peu près en état d’agir comme à mon
ordinaire. Je jouïrois avec plus de plaisir de ce rétablissement, si ma Femme n’étoit lan=
guissante depuis long tems, par des retours d’une fiévre opiniâtre, qui, jointe à des Vapeurs
auxquelles elle est sujette, l’ont fort abbattuë. J’espére que la belle saison, qui s’avance, contri=
buera à lui faire recouvrer un peu plus de santé, qu’elle n’en a encore.
Je reçus l’année passée le Volume de vos Dissertations sur la Verité de la Relig. Chrétienne, que
vous me fites la grace de m’envoyer, & dont je vous rends mille graces. Vous aurez vû
sans doute il y a long tems les Extraits de vôtre Dispute avec Mr de Bionens. Il vient d’y
répondre, dans le Journal Litteraire des mois de Janvier, Fevrier, & Mars: mais on n’a donné là
qu’une partie de sa Réponse; & on promet le reste, dans la Partie suivante. On ne peut rien
voir de plus pitoiable, que ce commencement; & si le reste est de même, comme il y a grande
apparence, cela ne vaudra pas la peine de repliquer: ou tout au plus, il suffira de mettre
un petit Avis, pour témoigner que cet Auteur piqué & plein de lui-même ne mérite point
de réplique. Il semble croire, que l’Extrait est venu tout dressé de Genéve.
Les Extraits de la Bibliothéque Raisonnée contre Mr Saurin, dont vous aurez vû au moins
quelques-uns, causent un grand fracas à La Haïe. La voix publique les a donnez à Mr
de la Chappelle; & entre nous je vous dirai, que ce n’est pas sans fondement, quoi que ce
ne soit pas une chose qui puisse être prouvée; le peu de personnes, qui savent le Secret, n’aiant
garde de le découvrir. Cependant Mr Saurin, & ses Amis, supposant le fait, comme certain. Les
choses sont allées si loin que Mr d’Opdam, le grand Patron & Admirateur de ce Ministre, &
tous ceux de son parti, ne vont plus entendre les Sermons du Mr de la Chappelle. Mr d’Opdam
alla même denoncer le dernier, sur un Sermon, qu’il n’avoit point entendu prononcer, comme
y aiant debité des maximes séditieuses, à ce qu’on lui avoit dit. Mr de la Chappelle porta son
Sermon au Grand Pensionnaire; & par la lecture qu’on en fit, on trouva qu’il n’y avoit pas la
moindre chose de ce dont on accusoit le Prédicateur. On a même dit (ce que j’aurois de la peine
à croire) qu’à cause des Extraits contre Mr Saurin, Mr d’Opdam avoit écrit aux Magistrats
d’Amsterdam, pour les engager à faire défendre la continuation de la Bibliothéque Raisonnée.
Mr de la Chappelle s’est attiré encore des affaires d’un autre côté, par un Ouvrage qu’il a
publié sous son nom & avec approbation des Examinateurs. Vous savez sans doute, que Mr
Maty, Ministre, qui étoit Catéchiste à La Haïe, avoit publié une Lettre anonyme sur le
mystére de la Trinité. Il fut découvert aisément; car il ne se cachoit guéres: & là-dessus on lui
<1v> ôta son Emploi. Il s’est retiré à Utrecht, où il a publié deux volumes pour se justifier, & pour
soûtenir son Systême. Je n’ai point vû ce Livre: mais on m’a envoié une brochure d’un de ses Amis,
intitulée, Essai sur la maniére de traiter les Controverses, en forme de Lettre à Mr de la Chappelle.
Cette Lettre doit être suivie d’une autre; & on l’attribuë à Mr Van Esten; ce que je crois aisément,
vû la conformité du stile & du caractére. On lui porte d’assez rudes coups, sur la maniére beaucoup
trop vive dont il s’est pris à refuter Mr Maty; & sur le contraste qu’il y a entre cette conduite, &
la modération Théologique dont il avoit fait profession. Mr Saurin a aussi fait imprimer sa
Dissertation sur le Mensonge, avec quelques Remarques. Et il parut en même tems une Lettre de
La Martiniére, qui se justifie rigoureusement de ce qu’on l’a accusé, dans les Extraits contre Mr
Saurin, d’être l’Auteur des Lettres sérieuses & badines, que vous aurez vuës apparemment, & qui
continuent réguliérement. Il désigne Mr de la Chappelle par des traits assez marquez; & je crois
qu’on lui a fait tort, de vouloir, à quelque prix que ce fût, qu’il fût l’Auteur de ces Lett. sér. & bad.
Il y a beaucoup plus d’apparence, que c’est un autre Catholique Romain, nommé Beaumarchais,
qui demeure aussi à La Haïe; & tout ce qu’on peut croire, c’est que La Martiniére, qui est de ses
Amis, sait bien ce qui en est. Un intérêt de Libraires a produit originairement tout ce
fracas; mais il auroit fallu ne pas s’y prêter, & être en garde d’ailleurs contre quelque
mouvement secret de passion.
Vous aurez vû, dans les Mois de Juillet, Août, Sept. de l’année passée, de la Bibl. Raisonnée, une
Lettre Anonyme contre mon Traité de la Morale des Péres, avec une Réponse; & vous aurez bien jugé, que
cette Réponse est de moi. J’avois conjecturé, que la Lettre venoit de quelque Janséniste, établi à Ams=
terdam, & je ne me suis pas trompé. Mais, à ce que j’ai appris, il a été si mortifié de la Réponse, qu’il
n’a plus envie de revenir à la charge. Dans les trois derniers mois de l’année passée, l’Extrait de
l’Edition des Institutes par Mr Otto, est de moi; & dans les trois prémiers de l’année courante,
celui du Traité de la Police de Mr de La Mare. J’ai envoié, pour les mois d’Avril, Mai &c. qui
s’impriment, un Extrait des Œuvres de Bacon; & un autre, des Prolégoménes anonymes d’une
belle Edition du Nouveau Testament Grec, que les Wetsteins imprimeront. Je m’imagine, que
vous aurez entendu parler de ce projet, & que vous en connoîtrez l’Auteur, puis que c’est un
Mr Wetstein, Ministre à Bâle. On a commencé à lui susciter des affaires, dans son païs, sur cette Edition
projettée, & c’est pour cela que les Libraires ont jugé à propos de ne pas le nommer encore; quoi qu’ils
espèrent d’avoir le Manuscrit. A en juger par ces Prolégoménes, on doit attendre beaucoup du savoir,
du travail, & du bon goût de l’Editeur. Aussi ai-je donné un Extrait fort circonstancié de
son plan.
Je suis occupé à un Ouvrage, qui me donne beaucoup de peine, mais qui sera, je crois, assez
curieux. Il y a deux ans, que les Libraires, qui impriment le Corps Diplomatique du Droit des Gens,
dont nous avons déja 12. volumes, me sollicitérent fortement à leur donner quelque chose
de ma façon, tout ce que je voudrois, pour joindre aux Volumes qui restent; & après l’avoir
refusé plus d’une fois, je me rendis enfin à leur instances. Cependant, je n’avois presque rien
fait encore, lors que je tombai malade; & depuis ma convalescence, j’avois pris ce prétexte, pour
me dégager. Mais on est revenu à la charge; on a dit qu’on avoit écrit de tous côtez, qu’il y
auroit dans ce grand Recueil quelque chose de moi, & que, pour ne pas donner lieu de croire
qu’on avoit abusé les Souscripteurs, on me prioit fort de donner si peu que je voudrois & que je
pourrois. Là-dessus, j’ai repris le travail, & me suis même taillé de la besogne plus que je
n’avois d’abord projetté, de sorte que ce nouveau dessein fera la partie la plus considérable d’une
espéce d’Introduction ou de Supplément au Corps diplomatique du Droit des Gens. Comme ce Recueil
ne commence qu’à Charlemagne, je me suis mis en tête de rassembler & de ranger par
ordre Chronologique tous les Traitez, tant soit peu considérables, qui se trouvent dispersez &
<2r> rapportez ou entiers, ou en substance, dans tous les Anciens Auteurs, Grecs & Latins, aussi bien
que dans les Inscriptions & autres monumens de l’Antiquité. Je marque l’occasion, & quelquefois les suites de
chaque Traité, j’explique ou dans la suite du discours, ou dans des Notes, tout ce qui en a besoin, je
joins l’Original à la Traduction; & tout cela me donne lieu de faire par occasion bien des remarques.
J’ai déja écrit plus de 120. Articles; & je n’en suis qu’aux tems des Successeurs d’Alexandre le
Grand.
La nouvelle Edition de Thucydide, faite chez les Wetsteins, est achevée. Ils viennent de donner un
autre beau Livre in folio, Gotha numaria, ou Thesaurus 1 mot biffure Fridericianus. C’est un Recueil des
Medailles les plus anciennes & les plus rares du Cabinet du Duc de Saxe Gotha. L’Antiquaire, Mr
Liebe, qui le publie, paroît un fort habile homme, & écrit bien en Latin. Ses explications sont fort
savantes & judicieuses. Il y a joint trois Lettres de feu Mr de Spanheim à Morel. Il semble bien faire
esperer un autre Volume, pour les Medailles plus recentes. Le Dictionnaire de Bayle paroît aussi.
L’Edition est infiniment plus correcte, que la précédente; on l’a conferée avec la 1. & la 2. & on
a eu de celle-ci l’exemplaire même de l’Auteur sous les yeux. La vie de Bayle, par Mr des
Maizeaux, est fort longue, fort détaillée, & toute sur le ton d’éloge. On n’ose pas nier fermement
que Mr Bayle soit l’Auteur de l’Avis aux Refugiez; on se rabbat à justifier ses intentions, en
supposant que le fait soit vrai. On y a joint tout entier le Diarium Carlananum; & les Actes
des procédures du Consistoire de Rotterdam contre Mr Bayle, à l’occasion du Dictionnaire; avec
quelques autres Piéces.
Vous aurez vû, dans la Bibliothéque Germanique, le plan que Mr de Crousaz y a donné
de son gros Livre contre le Pyrrhonisme. Il veut le faire imprimer par souscription: mais le Libraire
ne veut commencer, que quand il en aura 200. pour le moins. Je n’ai pas appris que
ce nombre se trouvât encore.
L’Histoire de la Guerre des Hussites & du Concile de Bâle, par feu Mr Lenfant, s’avance. Comme
il y faut une Préface, on avoit prié Mr de Beausobre de la faire. Mais il s’en est excuse
parce qu’il trouve que l’Auteur ménage trop les Catholiques, & maltraite beaucoup les Hussites,
sur la foi même de mauvais Auteurs. Mr des Vignoles n’a pas voulu, pour la même raison,
travailler à cette Préface; & un autre Ministre, qu’on ne m’a pas nommé, s’en est chargé.
A propos de Mr de Beausobre, savez-vous, qu’à l’âge de plus de 73. ans, il vient de se
remarier avec une fille de 26 ans, dont le Pére, Allemand, est un Mr Schwartz, autrefois
Ministre à Brandebourg. Toute la famille, & tous les Amis de Mr de Beausobre, se sont
inutilement soûlevez contre ce mariage; une Princesse même lui en a parlé, pour le dissuader.
Cela a donné lieu à des bruits désavantageux; & Mr de Beausobre, comme il le témoigne
dans une Lettre que j’a vuë, auroit, par ces raisons, & par prudence, renoncé à ce
Mariage, quoi qu’à regret, si la Demoiselle y eût voulu consentir.
Il faut finir, & ne pas abuser de vôtre patience, Monsieur; aussi bien ne me reste-t’il
plus de tems, si je ne veux pas maquer cette poste. Je fais bien des vœux pour vôtre santé,
j’assûre Madame Turrettin de mes respects. Ma femme vous fait bien des complimens
à l’un & à l’autre. Je suis avec mes sentimens ordinaires, Monsieur, Vôtre très-humble
& très-obéïssant serviteur
Barbeyrac
A Monsieur
Monsieur Turretin Professeur
en Theologie & en Hist. Ecclésiastique
A Genéve