Description du projet
Récemment retrouvée dans des archives privées, la correspondance entre Victor de Riqueti, marquis de Mirabeau, et Frédéric de Sacconay constitue une découverte particulièrement intéressante pour l’étude du XVIIIe siècle. Produit d’une amitié profonde entre deux amis de jeunesse, elle met à nu la pensée politique et économique de Mirabeau, qui se développe au contact de son confident suisse. Ces lettres révèlent le vif intérêt que le marquis portait aux affaires militaires et politiques suisses, et en particulier bernoises. Elles constituent également une source précieuse pour étudier la diffusion de la physiocratie en Suisse et en Europe, ainsi que l’échange d’idées entre les élites suisses et françaises. De plus, ce corpus apporte un nouvel éclairage sur la vie privée de Mirabeau, qu’il s’agisse de sa jeunesse agitée, de ses rapports complexes avec une partie de sa famille – et, notamment, avec son fils, le célèbre Honoré-Gabriel de Riqueti, comte de Mirabeau –, et de sa relation avec sa maîtresse vaudoise, Marie Martines de Pailly, née de Malvieux. C’est donc une source originale et riche que Lumières.Lausanne met à la disposition des chercheurs.
Frédéric de Sacconay (1714-1788)
La découverte de cette correspondance a mis au jour une personnalité romande dont les contours restent à définir. Né en 1714, Marc Charles Frédéric de Sacconay est seigneur de Bursinel, officier aux gardes suisses et colonel de milice. Il détient la bourgeoisie de Berne grâce à son père, Jean de Sacconay, qui l’a obtenue en récompense des services rendus à l’Etat en 1712, alors qu’il était commandant en chef de l’armée bernoise lors de la seconde guerre de Villmergen. Suite à son mariage avec Marie Anne Rose Wurstemberger en 1743, Sacconay devient membre des Deux-Cents de Berne en 1755 et exerce la charge de gouverneur de Payerne de 1763 à 1769. Après la mort de son beau-fils Charles-Barthélémy de Chandieu, en 1773, et de son unique petite-fille Henriette, en 1779, il hérite de la seigneurie de L’Isle au début des années 1780.
Mirabeau et Sacconay se seraient rencontrés à l’Académie militaire de Paris au tournant des années 1730. Leur amitié se scelle durant l’hiver 1732-1733, lorsque Mirabeau, étant tombé malade en garnison dans les environs de Strasbourg, se réfugie chez la famille de Sacconay à Bursinel et y passe le temps de sa convalescence. Au cours de ce séjour, Mirabeau renforce son amitié avec Sacconay et s’attache à sa famille. Il témoigne souvent de son affection particulière pour cet ami suisse, que ce soit dans les lettres qu’il lui adresse ou dans ses échanges avec d’autres correspondants. Ainsi, une lettre de Mirabeau à son frère, écrite le 1er avril 1788, révèle la profondeur de leur amitié : « En apparence, entièrement hétérogènes de caractère, nous nous aimions depuis cinquante-sept ans de l’amitié la plus tendre et la plus confiante, de la même manière dont on s’aime à seize ans, avant d’avoir été détérioré par l’usage du monde et par sa propre aridité. Notre correspondance la plus exacte n’avait jamais été interrompue ». Et de fait, la dernière lettre de Mirabeau date d’à peine trois mois avant la mort de Sacconay, survenue le 15 mars 1788.
Description de la correspondance
La correspondance, qui est publiée par étapes sur Lumières.Lausanne, représente quelque 524 pièces. Elle est composée essentiellement de lettres adressées par Mirabeau à Sacconay, mais aussi de quelques-unes de Sacconay à Mirabeau. Le corpus contient également des lettres écrites par ou à des personnes faisant partie de l’entourage des deux amis, comme Françoise de Mirabeau (-Castellane), Jean Antoine de Riqueti, chevalier de Mirabeau, Marie Louise Elisabeth de Cabris (-Mirabeau), ou encore Marie de Pailly (-Malvieux), qui sont respectivement la mère, le frère, la fille et la maîtresse de Mirabeau. Enfin, on trouve quelques lettres adressées à Louise de Sacconay (-Chandieu), mère de Frédéric de Sacconay, et à diverses autres personnes.
La relation épistolaire entre Mirabeau et Sacconay s’étend sur une période allant du 28 octobre 1731 au 4 décembre 1787. L’ampleur de cette correspondance, qui débute après la rencontre des deux amis jusqu’à leur mort, témoigne d’une intensité et d’une régularité remarquables. En 2013, nous avons publié le contenu des vingt premières années de l’échange et en 2017 les deux décennies suivantes. Les prochaines lettres seront mises à la disposition des chercheurs au fur et à mesure de l'avancée de l'édition.
Les années 1730-1739
Les premières années de la correspondance entre Mirabeau et Sacconay se caractérisent par un ton léger reflétant leur jeunesse parfois agitée et leur intérêt pour la poésie et les femmes. Insistant souvent sur la place spéciale de Sacconay dans son entourage, Mirabeau lui confie également ses réflexions personnelles et ses pensées les plus intimes. Alors que le ton de leurs lettres devient plus sérieux au fil des années, les sujets de discussions des deux amis évoluent vers des thèmes nouveaux comme le mariage et leurs carrières respectives. Se refusant à mener une vie de courtisan à Versailles et voyant sa carrière militaire compromise, Mirabeau discute avec Sacconay de projets d’aventures comme l’idée de prendre l’île de la Lampédouse. Il est en tout cas déterminé à se faire un nom d’une manière ou d’une autre. Parallèlement, il se montre intéressé par les études, et en particulier par l’histoire. Mirabeau encourage d’ailleurs Sacconay dans cette voie, suggérant que sa carrière politique future n’en serait que facilitée. Leur discussion porte de plus en plus sur la situation politique des différents États européens.
Les années 1730 se terminent par un séjour de Mirabeau à Bordeaux, chez des connaissances. Il y côtoie des gens tels que Montesquieu et serait, selon ses propres dires, accepté dans ces cercles grâce à ses talents de poète. Dans des lettres non dépourvues de vanité, Mirabeau relate à Sacconay son succès dans les milieux bordelais, ainsi que ses aventures avec les femmes.
Les années 1740-1749
Les années 1740 sont marquées par l’installation des deux amis en tant que chefs de famille. Parallèlement aux nombreux conseils que Mirabeau prodigue à Sacconay sur le plan domestique, ses lettres à son confident témoignent rapidement des mauvaises relations qu’il entretient avec sa femme et ses beaux-parents. Sacconay est plus heureux dans le mariage qu’il a contracté avec Marie Anne Rose Wurstemberger, issue d'une vieille famille patricienne bernoise. Malgré les origines sociales de sa femme, il ne parviendra pas à entrer dans le Conseil des Deux-Cents en 1745.
La correspondance de cette décennie témoigne d’un intérêt moindre pour la poésie, au bénéfice de sujets tels que la politique, le commerce et l’agriculture, domaine qui intéresse particulièrement Sacconay et pour lequel il se montre compétent. Au regard de ces lettres, c’est sous l’influence et en suivant les enseignements de ses amis, le marquis de Saint-Georges et Sacconay, que Mirabeau commence à se passionner pour la science agricole, qu’il expérimente sur ses domaines. Ainsi, Mirabeau informe Sacconay en détail des travaux qu’il entreprend et n’hésite pas à lui demander de lui fournir de la main-d’œuvre suisse.
Dès l’année 1744, Mirabeau se plaint de l’état de la France et fait part à Sacconay de son envie de s’installer auprès de lui. Longtemps, les deux amis réfléchiront aux possibilités d’établissement de Mirabeau en Suisse, projets qui seront abandonnés à cause de problèmes financiers. Les années 1740 se terminent par une discussion de la conjuration de Henzi en 1749, que Mirabeau condamne fermement en louant les décisions du gouvernement bernois. Il développe également quelques remarques sur la notion d’Etat et, à la demande de Saccony, rédige un compte-rendu de l’Esprit des Lois de Montesquieu.
Les années 1750-1759
Durant la première moitié des années 1750, Mirabeau investit son temps et sa fortune dans la rénovation et la productivité de ses terres, espérant y avoir trouvé un moyen sûr de s’enrichir. Mirabeau hésite entre sa passion littéraire et son envie de stabilité jusqu’à la publication de son essai L’Ami des hommes en 1756. Le succès de cette œuvre et la collaboration avec François Quesnay qui en a découlé, le décident à se concentrer sur l’économie politique. Parallèlement, les discussions politiques de Mirabeau et Sacconay s’intensifient. Leurs débats suivent une ligne de réflexion qui constituera la base de la pensée de Mirabeau.
Cette décennie est ponctuée, pour l’un et l’autre, de procès pénibles et de décès au sein de la famille. Sacconay est très marqué par la mort du fils unique en 1751. Son ami tente de le réconforter et de lui offrir un soutien moral et spirituel. Avant son accession aux Deux-Cents de Berne en 1755, Sacconay songe à s’expatrier en Amérique, ce dont Mirabeau le décourage. Les années 1750 s’achèvent sur plusieurs lettres relatives à la participation de Mirabeau au concours de la Société économique de Berne, formée en 1759. Le mémoire qu’il écrit à cette occasion, son premier texte purement physiocratique, traite des enjeux sur lesquels il se focalisera désormais. La dynamique qui s’est installée entre Mirabeau et Sacconay dans ces échanges perdurera jusqu’à la fin de la correspondance.
Les années 1760-1769
Les lettres de la première moitié des années 1760 témoignent de la formation de la pensée économique de Mirabeau. C’est à cette période qu’il écrit les textes qui constituent la base de sa pensée physiocratique (ou « science économique »), la Théorie de l’impôt, qui lui vaut un séjour à la prison de Vincennes, et la Philosophie rurale notamment. Mirabeau se peint comme un penseur autonome malgré la proximité qu’on lui connaît avec Quesnay. Dès 1767, la correspondance témoigne des échanges entre les physiocrates français avec la parution du journal mensuel les Ephémérides du citoyen (1765-1772), mais aussi au travers de leurs rencontres dans les salons économiques. Mirabeau les accueille chez lui à Paris le mardi.
C’est avec la Philosophie rurale que Mirabeau réussit à convaincre Sacconay d’adhérer à ses idées. Ce dernier devient l’un des porte-paroles de la physiocratie au sein des cercles savants bernois et vaudois dont il était proche, comme la société économique de Berne. Il côtoie des intellectuels tels que Georg Ludwig Schmid von Auenstein, les frères Niklaus Emanuel et Vinzenz Bernhard Tscharner et le médecin Auguste Tissot. A la fin des années 1760, Mireabeau évoque régulièrement le projet de rendre visite à son ami en Suisse et de profiter d’y prendre les eaux, sa santé étant chancelante.
Les années 1770-1779
Les lettres de Mirabeau de cette décennie témoignent du développement de son intérêt pour des activités pratiques. Après la mort de Quesnay en 1774, Mirabeau souhaite s'imposer comme le nouveau meneur des physiocrates et les inciter à se concentrer sur la mise en pratique de leurs théories plutôt que sur leur reformulation. C’est ainsi qu’après avoir lui-même théorisé des mécanismes économiques, il s’attelle à les appliquer sur les terres qu’il possédait dans l’espoir d’en augmenter la rentabilité. La correspondance met aussi en valeur la collaboration étroite de Sacconay avec des éditeurs suisses pour la publication de deux textes de Mirabeau: La Science ou les droits et devoirs de l’homme imprimé à Lausanne par François Grasset en 1774 et Lettres sur la législation ou l’ordre légal, dépravé, rétabli et perpétué, imprimé par la Société typographique de Berne en 1775. Elle permet d'attribuer un ouvrage publié anonymement en 1770, Mémoire sur les grains, à Sacconay.
C’est à cette période qu'apparaissent de graves soucis familiaux chez Mirabeau et des procès sans fin qui grèvent ses finances. Séparé depuis 1757, il se plaint continuellement de subir les attaques de sa femme et celles de l'une de ses filles, qu'il cherche tour à tour à enfermer dans des couvents. Il critique violemment la conduite de son fils Honoré-Gabriel qu'il fait emprisonner à diverses reprises pour libertinage et dettes. Il vit désormais en compagnie de sa maîtresse Marie de Pailly, dont il est régulièrement question dans les lettres et qui rendra visite à Sacconay en 1778. De son côté, Sacconay élargit son réseau et côtoye notamment, grâce à l'entremise de Mirabeau, le comte Joseph Gorani, un intellectuel milanais alors domicilié en Suisse.
Ligne éditoriale
L’édition proposée ici est une transcription diplomatique, complétée par certaines adaptations éditoriales comme la séparation des mots agglutinés, ainsi que le rétablissement des abréviations non courantes et des majuscules des noms de personnes et de lieux. Les éditeurs ont également adapté ceux-ci à l’orthographe moderne, sauf lorsque la personne ou le lieu n’a pas pu être clairement identifiés. La ponctuation n’a pas fait l’objet d’une modernisation. Les lettres de Mirabeau se caractérisent par une ponctuation lacunaire et confuse. De plus, son usage excessif d’accents complexes à déchiffrer a conduit les éditeurs à adopter des normes supplémentaires pour leur transcription : lorsqu’une lettre est accentuée en français moderne, l’accent est transcrit tel qu’il apparaît dans le manuscrit. En revanche, lorsque l’usage actuel ne retient pas l’accent, ce dernier est abandonné, même si un accent pourrait être identifié.
Remerciements
Nos remerciements vont tout d’abord à feu Mme Sibylle von Stockar pour avoir mis à disposition les manuscrits de la correspondance Mirabeau-Sacconay, ainsi qu’à la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel pour la numérisation de ceux-ci. Nous remercions Manuel Kehrli de nous avoir rendu attentifs à l’existence de ces sources et de nous en avoir permis l'accès.
La transcription a été effectuée par Stéphane Gaggero, Sarah Meylan et Sabine Pellaux. La relecture a été assurée par Sarah Meylan, Sabine Pellaux, Aline Johner et Béatrice Lovis. Ce travail d’édition a été rendu possible grâce au financement du FNS dans le cadre du projet « War, Markets and Republics: The European Dimensions of Swiss Political Thought (1750-1850) », ainsi qu'à la section d'Histoire de la Faculté des lettres de l'Université de Lausanne. Le projet est mené sous la direction du prof. Béla Kapossy et de Béatrice Lovis.
Citer comme
Lumières.Lausanne, projet "Correspondance Mirabeau - Sacconay (1731-1787)", dirigé par Béla Kapossy et Béatrice Lovis, Université de Lausanne, url: https://lumieres.unil.ch/projets/mirabeau, version du 18 mai 2017.