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Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Groningue, 17 février 1725
A Groningue ce 17 Fevrier 1725.
Il y a si long tems, Monsieur, que je n’ai reçu aucune de vos Lettres, que j’en suis affamé. J’ai vû à la
vérité par la Lettre que vous écrivites à Mr de Crousaz, quelque tems aprés son arrivée, que vous ne m’aviez
pas oublié: mais cela ne me suffit pas; & un mot de vôtre main m’est une assûrance bien plus agréable &
plus sûre de la continuation de vôtre amitié. Je vous aurois plus tôt écrit moi-même, pour vous prier de ne
pas me refuser cette satisfaction, aussi souvent que vôtre santé et vos affaires vous le permettront. Mais nous
avions résolu de vous écrire ensemble, Mr de Crousaz & moi: j’attendois sa commodité: il a différé, & puis fait
un petit voiage en Frise, où il a été très-bien reçu de la Cour. Je n’ai pas même le tems aujourdhui
d’envoier lui demander, s’il a loisir d’écrire, parce qu’il m’est venu tout d’un coup dans l’esprit une
pensée, que j’ai cru devoir vous communiquer au plûtôt.
Comme j’attendois, Monsieur, toûjours de vos nouvelles, depuis la publication de mon Grotius, je n’ai pû vous
apprendre la maniére dont il fut reçu par le Roi d’Angleterre. Dans vôtre derniére Lettre, vous eutes la bonté
de me témoigner, que vous vous seriez volontiers emploié auprès de Mylord Townshend; & je vous répondis, que
j’étois bien fâché de n’avoir pas sû à tems les rélations que vous aviez avec lui: mais comme on avoit
déja pris une autre voie, je croiois qu’elle pouvoit suffire, & que peut-être même la personne qui avoit pris
l’affaire en main seroit fâchée qu’on se défiât de son credit. C’étoit Myladi Darlington, qui
avoit demandé au Roi, en étant priée par Mr Coste, la permission de lui dédier mon Ouvrage. Mr
Coste le présenta lui-même à ce Prince. Quelque tems après, comme il ne voioit pas qu’on en
témoignât aucune reconnoissance, il pria la Comtesse d’en faire souvenir le Roi. Elle le promit, Mlle
Leti la sollicitant aussi à cela. Cependant il y a apparence qu’elle ne l’a pas fait, puis que je n’en
ai point entendu parler depuis. Je sai que Mr Coste est assez indolent. Il m’est venu aussi dans l’esprit,
que, comme il est chez la Duchesse de Buckingham, dont le feu Mari, à ce qu’il me semble, n’étoit pas
bien en cour, cela pourroit être rejailli en quelque maniére contre moi, en faveur de qui il agissoit. Plus
l’honneur de vous dire, qu’en dédiant mon Ouvrage au Roi d’Angleterre, je ne me proposois pas de grandes
espérances du côté de l’intérêt; & cela est certain. Cependant, quand j’y réfléchis, il ne paroît pas
naturel, que ce Prince, après avois permis, de bonne grace, que je lui dédiasse mon Grotius, lors qu’on
lui en demande de la permission, qu’il pouvoit ou refuser, on ne donner que d’une maniére qui fît connoître
qu’il ne s’en soucioit pas; aît reçu si séchement le présent. Il se présente maintenant une occasion,
qui me paroît propre à lui en rappeller le souvenir, si vous le jugez à propos, & que vous vouliez
bien emploier auprès de Mylord Townshend les recommandations que vous m’offrites si obligeamment au sujet
de la Dédicace du Grotius.
On imprime à la Haie une Piéce que j’ai composée, à la réquisition de Mrs les Directeurs de la Compa=
gnie des Indes Orientales; c’est une Défense de leur droit, contre les nouvelles prétensions des Habitans des Païs-bas
Autrichiens, & les Raisons ou Objections des Avocats de la Compagnie d’Ostende. Il y en a 15 feuilles d’imprimées, &
il n’en reste que deux ou trois. Vous savez que c’est une affaire, sur laquelle on a demandé au Roi d’Angleterre
de s’emploier en faveur de la Compagnie. Si Mylord Townshend, à vôtre priére, vouloit bien lui présenter cette
Piéce, & le faire souvenir en même tems qu’elle est du même Auteur qui lui a dédié le Grotius; je m’imagine, que
cela pourroit produire quelque effet, encore qu’elle ne soit dédiée à personne. Voiez, Monsieur, si l’expédient
est pratiquable; car pour vôtre bonne volonté, je n’en doute point. Au cas que vous approuviez cela, vous
voyez bien qu’il n’y a pas du tems à perdre, si vôtre santé permet d’agir. Je voudrois m’être avisé
plus tôt de vous faire cette demande; mais il sera encore assez tems, par rapport au but que je me propose.
Au reste, j’ai caché soigneusement la maniére dont le Roi d’Angleterre a reçu mon Grotius; & j’ai éludé par le
silence, ou autrement, les questions que m’ont faites là-dessus mes Amis & mes Parens même.
Je n’ai pas le tems de vous en dire davantage, pour ne pas manquer la poste; & je n’ai d’ailleurs rien à vous
apprendre de considérable, par rapport à la République des Lettres. Ma femme, qui est incommodée de Vapeurs, auxquelles
elle est sujette depuis quelque tems, vous fait bien des complimens. Elle & moi assûrons de nos respects Madame Turretin.
Je suis, Monsieur, avec tout l’attachement & toute la sincérité possible
Vôtre très-humble & très-=
obéïssant serviteur,
Barbeyrac
A Monsieur
Monsieur Turretin (Jean Alphonse) Pasteur Profes=
seur en Theologie & en Histoire
Ecclésiastique
A Genéve