,
Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Groningue, 14 décembre 1723
A Groninque ce 14 Décemb. 1723
J’eus l’honneur de vous écrire, Monsieur, avant mon depart pour Berlin, d’où je suis
de retour, avec ma famille, depuis la fin de Septembre. Je me tarde bien d’apprendre
de vos nouvelles, & je vous aurois écrit plûtôt, pour vous en demander, si, après un
si grand voyage, je n’avois eu bien des distractions qui m’en ont empêché. Quoi
que nous ayons trouvé Berlin fort changé, nous avons en bien du plaisir à
revoir nos Parens & nos Amis. Nous avons été agréablement surpris de trouver
Mr Chauvin se portant si bien, vû son âge avancé. Il se souvient toûjours
de vous avec joie, & il m’a chargé de vous assûrer de l’intérêt qu’il prend
à tout ce qui vous regarde. Vous pouvez bien juger que nous avons souvent
parlé de vous, aussi bien qu’avec vos autres Amis de Berlin.
J’appris dans cette même Ville la mort de nôtre bon Mr Rouvière, &
j’en fis mes conplimens de condoléance à Mr son Fils. Il est marié &
demeure la plus grande partie de l’année dans une Maison de campagne fort
jolie, à un mille de Berlin, où je l’ai vû deux fois. Mr Lenfant travailloit
alors à la Table de son Hist. du Concile de Pise, qui doit être bien tôt achevé
d’imprimer, s’il ne l’est déjà.
Enfin mon Grotius est aussi sur le point de paroître, après tous les retardemens
qu’y a apportez la négligence du Libraire. Il ne reste plus que quelques feuilles des
Index, qui peuvent même être imprimées à l’heure qu’il est. Mr le Marquis
de Torcy a refusé honnêtement la dédicace, par ses raisons qu’on ne dit pas,
mais que j’avois bien prévuës. Ainsi je me suis tourné d’un autre côté;
pour faire honneur à l’Ouvrage. Il sera dédié au Roi d’Angleterre, à qui
Myladi Darlington en demanda la permission, avant qu’il partit pour Hanover.
Ce Prince, à ce qu’on m’a écrit, l’accorda de bonne grace; c’est à quoi se
borne mon ambition & mes espérances.
Il n’y a point de nouveautez considérables, que je puisse vous mander, par rapport à la
République des Lettres. Les deux premiers volumes de l’Hist. d’Angleterre, par Mr de Rapin,
seront bien tôt distribuez aux Souscripteurs. Je viens de recevoir le Plan d’une autre Souscription
qu’on propose d’un Thesaurus Juris Romani, continens rariora meliorum Interpretum Opuscula &c en
trois volumes in folio, qui devant commencer d’être imprimez à Leyde le 1. d’Avril de l’année pro-=
chaine. Je vis par la liste des Pièces de ce Recueil, à la collection desquelles Mr de Bynkershoek
préside, qu’on se borne aux interprêtes purement critiques, & aux Opuscules les plus rares.
Il y a quelques semaines qu’on me pria, de la part des Directeurs de la Compagnie des Indes
Orientales de traduire la dissertation latine, que vous avez pû voir, ou en elle-même ou par
les Extraits de la Gazette; & ne pouvant le refuser; je le fis aussi tôt. Cependant, je n’ai encore
aucune nouvelle de l’impression, & je m’imagine qu’on attend de faire paroître en même tems
la Réplique à une Réponse qu’on dit y avoir été faite dans les Païs-bas Autrichiens.
L’Auteur de cette Pièce est l’Avocat de la Compagnie; & elle n’est rien moins
qu’exquise. Elle est fort sêche, & sens fort l’Ecole & le Praticien. On m’envoia
il y a quelque tems de Londres, une Traduction qu’on y a faite du morceau de ma
Préface sur Pufendorf, qui regarde les Théologiens & les Pères de l’Eglise, sous ce titre,
<1v> The Spirit of the Ecclesiasticks of all Sects and Ages, as to the Doctrine of Morality, and
note particularly the Spirit of the Ancient Fathers of the Church, examined &c. Je
n’aurois jamais cru, que d’Angleterre il pût venir une telle Traduction; d’autant moins que,
dans l’Edition publi Angloise de Pufendorf, publiée en 1717 où l’on a traduit toutes mes Notes,
on ne dit pas un mot de la Préface. Le Traducteur de ce morceau détaché, est un
Gentilhomme du Gray’s Inn, qui ne se nomme pas. Je sai qu’il s’appelle Mr Potter. Si
par hazard il étoit parent de l’Evêque d’Oxford, il donne lieu de croire; qu’il est dans de tout
autres idées sur le mérite des Pères. Mais outre cela, il y a ajoûté une Préface, d’une autre
main; c’est-à-dire, comme il se désigne au bas de la Préface de l’Independent Whig, le
principal Auteur des brochures qui ont paru sous ce nom, & des Lettres de Caton. Celui-ci parle des Pères
mille fois plus desavantagieusement, que j’ai fait. Il les fait regarder comme ceux qui ont
introduit dans le Christianisme l’esprit d’orgueil & de Persécution, le Fanatisme, & la fausse
intelligence des passages de l’Ecriture les plus clairs, aussi bien que l’esprit d’Allegorie & de
Mysticisme. Il soûtient, que le plus petit Carré d’Angleterre pourroit composer en Systême
de Théologie plus raisonnabe & plus conforme à l’Ecriture, qu’aucun des Pères n’a jamais fait.
Cet Independent Wigh se nomme Gordon.
Agréez, Monsieur, que je m’adresse à vous pour une commission dont je me suis chargé
avec plaisir. Mr d’Aduard, un des principaux Seigneurs de cette Province, & le même à qui
vous avez vû dédier ma Trad. du Juge compétent des Ambassadeurs; a quelque envie d’envoier
son Fils aîné à Genève, & je l’ai confirmé dans cette pensée. Ce Seigneur, d’autant plus
louable, qu’il y a ici peu de gens qui lui ressemblent, a fort à cœur de donner à sa Famille
une Education digne de son rang, & sur tout à ce Fils aîné, qui en doit être le soûtien.
Ainsi il pense à le faire voiager, non pas en courant, mais de manière qu’il mette
à profit ses voiages, & pour la politesse, & pour l’Etude. Quoi qu’il ne veuille pas en
faire un Docteur, il voudroit qu’il en fît assez pour exercer avec honneur les Emplois
auxquels il est destiné. Ce Jeune homme est agé de 18. ans, & déjà Membre de
Lansdag, en des Etats de la Province. Il ne tiendroit qu'à son Père de le mettre bien
tôt dans des Emplois considérables; mais il aime mieux lui faire emploier son tems à des
choses utiles en un sens plus noble. Ainsi, quoi qu’il n’aît pas encore déterminé le
tems précis auquel il compte d’envoier son Fils à Genève; il a été bien aise de savoir
d’avance chez qui on pourroit le mettre, pour y être d’une manière qui répondit à ses
vuës. Il souhaitte que ce soit quelque personne de Lettres, qui puisse en même tems
être utile à son Fils par rapport à ses Etudes, & pour les bons avis dont la Jeunesse a
toûjours besoin, quelque sage qu’elle soit. J’ai d’abord jetté les yeux sur Mr Jalabert;
& il ma semblé qu’autrefois du moins il a pris chez lui des Jeunes Gens, comme celui dont
il s’agit. Je ne sai pas si à l’heure qu’il est sa situation le lui permettroit: en ce cas-=
là, il n’y auroit plus rien à chercher, ce seroit justement nôtre affaire. Le Fils de Mr
d’Aduard étudie les Humanitez & l’Histoire: il passeroit à la Philosophie, & aux Mathématiques.
Au défaut de Mr Jalabert, je vous prie, Monsieur, de voir chez qui il conviendroit le mieux de
placer ce Jeune Homme. Je puis assûrer, qu’on n’aura pas sujet de s’en repentir, le
connoissant, comme je fais, & parce que je le vois souvent ici, & parce que j’ai eu occasion
de le connoître assidûment dans mon voiage du Berlin, où Mr son Père nous pria de le
prendre avec nous. S’il n’est pas d’un génie fort vif, il est sage, posé, & docile; & cette
petite course ne lui a pas été inutile. J’attendrai, Monsieur, vôtre réponse là-dessus, à vôtre
commodité.
Ma femme vous fait bien des complimens: elle & moi assûrons de nos respects Madame
Turrettin, & faisons bien des amitiez à vôtre belle famille. Je suis, Monsieur, avec mes sentimens ordinaires.
Vôtre très-humble & très-=
obéïssant serviteur,
Barbeyrac
Je donnerai ordre qu’on vous envoie
Grotius, dès qu’il se pourra.
A Monsieur
Monsieur Turretin (Jean Alphonse) Pasteur &
Professeur en Theologie & en Hist: Ecclésiastique
A Genéve