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Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Groningue, 14 avril 1722
A Groningue ce 14 d'Avril 1722
Je vous écrivis il y a quelque tems, Monsieur, sous couvert de Mrs Fabri & Barrillot:
aujourd’hui c’est à la requisition d’un Proposant, nommé Lotens, qui a demeure ici deux
ans, & qui va présentement étudier à Genève. C’est un jeune homme, qui paroit
sage, & qui avoit grand besoin, pour le bien de ses études, de prendre le parti
qu’il a pris. Il trouvera chez vous un tout autre esprit, & une toute autre
méthode, que dans les lieux où il a jusqu’ici étudié; & je l’exhorte à en
faire son profit. Sur ce pié-là, je vous la recommande, comme un sujet
dont on pourra faire quelque chose.
Il me tarde de savoir, quelle résolution on prendra à Berne, touchant la
Lettre du Roi de Prusse, qui les exhortat à abolir le Consensus. Je sai que les
Ecclesiastiques de cette ville remuent ciel & terre pour conserver leur cher
Palladium, en dépit du bon sens & de l’Evangile. Il est à souhaitter que le
Magistrat entende du moins ses véritables intérêts, & qu’il fasse ce qu’il doit par
politique, s’il ne le fait pas par raison.
Mon Grotius va toûjours fort lentement, par la négligence incompréhensible
du Libraire. Ma Traduction du Livre de Mr de Bynkershoek, du Juge compétent
des Ambassadeurs est toute achevée. Il y a beaucoup de Notes, où je réfute assez
souvent l’Auteur. J’ai déjà envoié quelques feuilles du Ms. à l’Imprimeur.
Le I. Tome de Tillotson est achevé de rimprimer: j’ai donné ordre qu’on vous
l’envoiât au plûtôt, comme vous étant conferé de nouveau, avec les
suivans, auxquel mon travail est borné. Je reçus hier une Lettre de Mr
l’Abbé Le Grand, où en répondant à ce que je lui avois demandé, si Mr
le Marquis de Torcy, étoit encore disposé à agréer la Dédicace de ces Ouvrages, comme
il l’avoit témoigné autrefois, il me dit, que la conjoncture des tems ne le lui
permet pas. Je l’ai bien cru: & la chose venant de lui, sans qu’on
puisse me reprocher un manque de reconnoîssance, je m’en concole aisément. Je
trouverai peut-être moien de dédier mon Livre au Roi d’Angleterre. Mr
L’Abbé Le Grand me dit, qu’il a achevé, depuis trois ans, son Histoire d’Abyssinie,
& les Dissertations contre Ludolph; mais par trop de délicatesse, il renvoie de jour
en jour la publication de son Ouvrage; aussi bien que de son Histoire de Louïs XI.
à laquelle il travaille depuis plus de vingt ans.
Il paroît depuis quelque tems un Essai sur le Gouvernement Civil, dans les
principes, dit-on, de l’Auteur de Télémaque. Si cela est, Mr de Fenelon
faisoit un bizarre assortiment de ce qu’il y a de meilleur & de plus mauvais.
Le Livre est d’un Ecossois, de même qui a fait la Préface de l’Edition de Télémaque,
imprimée sur le véritable Ms. de l’Auteur. Il n’y a que du verbiage, du
galimatias, & un grand esprit de Jacobisme. Il a paru un autre Livre, bien
meilleur, & dans de tout autres principes, mais dont l’Auteur rend inutile
<1v>tout ce qu’il dit de bon, en soûtenant, qu’il ne faut que savoir lire pour trouver
le Fatum dans l’Ecriture.
Dans le moment que j’écris ceci, je reçois un exemplaire de ma Harangue
de Magistratu forte peccante &c. traduite en Flamand. Le Traducteur, que je ne
connois pas autrement, m’écrit de Rotterdam, oû elle est imprimée; & il se nomme
Janus Sunderman: & voici ce qu’il me dit sur son dessein de traduire une
telle pièce: Tantopere tua Oratio moderatioribus hujus 1 mot biffure Reipublicæ, cùm
Theologis, tum Civibus, placuit, ut Horum unus & alter me conveniret, ne
Latinæ Linguæ ignaris tanta solidissimorum argumentarum congeries, è fonte facto
aliisque bonæ notæ Auctoribus, coagmentatæ, denegaretur &c. pour les Politiques,
j’en suis sûr: mais les Théologiens à gros collier, qui l’approuveront, ne seront
pas, je crois, ici en fort grand nombre. A la bonne heure; c’est toûjours beaucoup
que ceux qui ont en main le pouvoir de refréner les excès de leur zéle, soient
susceptibles de modération, & connoissent leurs véritables intérêts. La même Harangue
a été traduite en Allemand à Hambourg: d’où il paroît que, dans cette Ville
même, où les Ecclesiastiques viennent de d'éclater si brutalement 1 mot biffure contre
toute proposition d’accommodement, il ne laisse pas d’y avoir des gens qui n’entrent
pas dans leur zéle mal entendu.
On pense à rimprimer à Amsterdam, par Souscription, en plusieurs volumes in
folio les Commentaires du P. Calmet, son dictionnaire, & son Histoire de la
Bible. On y va aussi rimprimer l’Hist. de la Milice Françoise du P. Daniel.
& les Pater Apostolici, de l’Edition de Mr Le Clerc, qui la reverra & augmentera
de nouveau. Un troisième Tome de la Bibliothèque des Dames, traduite de l’Anglois
de Mr Steele, par le fils de feu Mr de Joncourt, paroîtra aussi bien tôt.
C’est tout ce qui me vient présentement dans l’esprit. Je souhaitte, Monsieur,
que vous soiez en bonne santé, ou du moins jouïssant de plus de relâche que
par le passé. Nous nous portons tous bien, graces à Dieu. & nous faisons bien
des vœux pour la prospérité de toute vôtre famille. Nous assûrons en particulier Madame
Turrettin, de nos respects. Je suis avec mes sentimens ordinaires, Monsieur
Vôtre très-humble &
très-obéissant serviteur
Barbeyrac
A Monsieur
Monsieur Turretin (Jean Alphonse) Pasteur
& Professeur en Theologie & en Histoire
Ecclésiastique
A Genéve