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Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Lausanne, 09 février 1717
A Lausanne ce 9 Fevrier 1717.
Je reçûs hier, Monsieur, le paquet que vous avez eu la bonté de m’envoier, & j’aurai soin de vous renvoier les piéces Manuscrits qui y étoient, par le même Mr Mourier, qui me les a apportées. Il n’étoit pas nécessaire que vous me recommandassiez encore ce Jeune Homme. Ses intérêts me sont à cœur, depuis le tems que vous avez commencé à m’en parler, & j’aurois bien souhaitté qu’il eût pû venir dans le tems que j’étois encore Recteur; il auroit été assûrément expédié au plus vîte. Nous nous sommes assemblez aujourdhui pour lui, & il a été résolu que d’aujourdhui en huit on l’examineroit sur les Langues & sur la Philosophie. Je ne sai si nous pourrons obtenir de continuer les Examens pour l’imposition des mains: nos Etudians se soûlévent, & entr’autres un Neveu de Mr Roy, qui voudroit aussi être admis aux examens, quoi que son ordre ne l’y appelle pas de long tems. Quoi qu’il en soit, je puis vous assûrer que je ferai, avec mes Amis, tout ce qui se pourra pour faire réussir l’affaire. La conjoncture n’est pas favorable, en ce que, depuis peu, nous avons refusé aux instantes sollicitations de Mr Tillier, ancien Baillif d’Aubonne, la permission que demandoit son Précepteur, M. Pampigny, que vous avez vû à Genéve, de se faire examiner & recevoir à Berne.
J’ai été incommodé depuis quelques semaines, & je ne suis pas tout-à-fait remis, d’une indisposition causée par un gros rheume, qui, en me donnant la fiévre, m’a reveillé mon ancienne incommodité, dont je n’avois pas eu depuis long tems d’atteinte considerable. Cependant, j’étois si las du Rectorat, que je priai Mr le Baillif, il y a aujourdhui huit jours, de m’envoyer son Carrosse, pour me rendre à une Assemblée au Château, où je voulois me défaire de cet Emploi. J’eus bien de la peine à me défendre des instantes sollicitations qu’on me fit pour m’engager à continuer; mais enfin je tins bon, & me voilà déchargé. Mon successeur, qui avoit une très-grande envie d’être Recteur, nous donna la comédie, par ses refus simulez: on n’avoit garde de presser un homme qui entre dans sa 80. année, & on lui a promis de le décharger dès qu’il voudroit; ce qui, à mon avis, n’arrivera pas si tôt.
Je vous rens grace, Monsieur, des nouvelles literaires que vous m’aprenez. Je voudrois pouvoir vous en donner à mon tour; mais depuis long tems je ne reçois aucune lettre, de Hollande même, où j’envoiai au mois de Septembre passé, les additions ou corrections pour une nouvelle Edition des II. & III. Tomes de Tillotson; & de l’Abrégé de Pufendorf. Je ne sai si je vous ai dit, que dans le dernier de ces Ouvrages j’ai ajoûté un Jugement d’un Anonyme, avec mes réflexions; c’est-à-dire, la lettre de Mr Leibnitz, que vous eutes la bonté de m’envoyer, traduite, & presque toute refutée, mais avec beaucoup de ménagemens pour l’Auteur, qui ne le méritoit pas trop. Sa mort, arrivée depuis, fait que je n’ai aucune raison de cacher son nom, & j’ai laissé au Libraire la liberté de le découvrir, s’il veut, quoi que la piéce demeure toûjours dans le même état. Mr de Crouza auroit rempli la place de Mr Leibnitz, dans l’Académie Royale des Sciences de Paris, si cette place n’eût été remplie d’avance par la concurrence de deux personnes de distinction, que l’on reçût en même tems, à condition que la prémiére vacance seroit censée remplie par l’une d’elles, pour ne pas passer le nombre fixé par les réglemens.
A ce que je vois, la situation des affaires de France fait que Mr L’Abbé le Grand n’a la tête remplie que d’idées de Politique. S’il prend encore quelque intérêt à mon Grotius, Mr de Cambiagne, que je saluë très-humblement, pourra lui apprendre, que l’Ouvrage est fort avancé. J’achéve les Notes sur le Chapitre VI. qu III. & dernier livre, ce qui fait plus des trois quarts de mon travail; de sorte que j’espére d’en voir la fin dans le cours de cette année, si ma santé, ou d’autres distractions, me le permettent, Je dis, d’autres distractions: car j’apprens depuis quelques jours une chose (je ne sai si je dois la souhaitter ou la craindre) qui pourroit bien me réduire à la nécessité de délibérer sur un changement d’état & de païs. Un homme de ce païs, qui demeure à Groningue, a écrit ici positivement, que les Curateurs de cette Université m’ont nommé, pour être appellé à y remplir une Chaire vacante, de plusieurs qui le sont en même tems; & on marque même qu’on veut m’offrir 1800 florins de pension. La nomination, dit-on, doit être proposée aux Etats de Groningue & d’Omlande. Cependant je n’ai, & je ne puis encore avoir aucune nouvelle de cela directement; & je ne sai qui peut avoir pensé à moi dans ce païs-là, où je n’ai aucune connoissance. Si cela a quelque suite, je ne manquerai pas de vous demander vos bons avis.
L’Ouvrage du P. Pagy, selon ce que vous m’en dites, doit être utile, & je ne manquerai pas de m’en pourvoir à la prémiére occasion; quoi que je n’aie pas le gros Livre de son Oncle.
Je félicite Mr Chenaud de son heureux retour de Montpellier; & je suis bien aise d’apprendre qu’il a vû mon Cousin, qui est un homme fort indolent, & avec qui je n’ai presque aucun commerce. Son fils, sur qui il se décharge de tout, & qui m’écrit quelquefois, est à Paris, depuis peu, avec un autre de mes Cousins remuë de germain, fils de ma Cousine. Je n’ai point pensé à lui envoyer les sermons de Tillotson, non plus que les discours de Mr Noodt; parce qu’outre que je croiois difficile de lui faire tenir sûrement de tels Livres de contrebande, je m’imaginois qu’il ne s’en soucioit guéres. Lui, & ma Cousine, se sont fait des idées de Religion fort commodes pour leur état & leur intérêt présent.
Oserai-je vous dire, Monsieur, que vôtre Horlogeur ne vous sert pas d’une maniére qui réponde à la réputation qu’il a, & à ce qu’il vous a promis. Après avoir gardé long tems l’année passée la Montre que je tiens de vôtre libéralité, il m’en a renvoyé une autre; & dés-là, je présumai d’abord qu’il avoit voulu suppléer à l’imperfection de la prémiére. Cependant lors que Mr Cromelin me l’apporta de vôtre part, il s’étoit déja apperçu qu’elle retardoit, & je l’éprouvai bien tôt. Depuis cela j’ai fait ce que j’ai pû, en tournant peu-à-peu la petite roue d’argent, pour la mettre à un point de justesse, mais sans pouvoir réüssir; tantôt elle retarde, tatntôt elle avance. Il y a même un petit fil d’archal passé à l’aiguille de la petite rouë, qui me la rend suspecte de quelque défaut. Ne pourroit-il pas enfin donner une troisiéme Montre, qui soit juste? Ce ne seroit jamais fait d’envoier & de renvoier celle que j’ai. Il peut en éprouver un autre, qu’il croira bonne, aussi long tems qu’il voudra, je me servirai cependat de celle que j’ai. Il peut être assûré qu’on ne sauroit ménager une montre avec plus de soin, & la monter plus réguliérement, que je fais.
Quoi que je n’aie pas eu occasion de vous écrire au commencement de cette année, je n’ai pas manqué, Monsieur, de faire pour vous tous les vœux les plus ardens. J’apprens avec plaisir, que vous vous étes assez bien porté cet hyver; Je souhaitte que cela aille de mieux en mieux; & vous prie de me croire toûjours avec les sentimens les plus respectueux & les plus sincéres, Vôtre très-humble & très-obéïssant serviteur
Barbeyrac