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Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Lausanne, 24 novembre 1715
A Lausanne ce 24 Novemb. 1715.
Je répondis, Monsieur, à l’Anonyme de Bourdeaux, sur le pié de ce que Mr
Rouviére m’avoit écrit. C’étoit bien là d’abord mon sentiment, & je suis ravi, que ce
soit aussi le vôtre.
Je vous rends très-humbles graces des remarques que vous avez eu la bonté de faire sur les
pages de mes Notes sur Grotius, que j’avois pris la liberté de vous envoyer. J’en profiterai, lors que
je relirai ces endroits-là pour une derniére revision. Je voudrois avoir souvent occasion
de recevoir de semblables remarques de vôtre part.
Je n’ai rien à vous dire sur la maniére dont vous pourrez répondre à Mr Leibnitz,
sur ce qui me regarde. Vous êtes instruit des faits; & vous saurez mieux que moi
ce qu’il y a à dire là-dessus. Mr Leibnitz est d’un certain caractére, qui ne
me donne pas grande envie de lui faire la cour. Si j’y avois été disposé, j’avois
plus d’occasion & de sujet de le faire, pendant que j’étois à Berlin.
Vous m’avez fait beaucoup de plaisir, Monsieur, de me communiquer la pensée de Mr
Le Conseiller LeClerc, sur le passage de Pline dont je vous avois parlé; & je le remercie de la
peine qu’il a prise de mettre ses raisons par écrit. Elles rendent certainement la correction
beaucoup moins nécessaire; & j’avouë que, soit à cause de l’application que Grotius fait du
passage, soit à cause de ce qui le précéde, le sens qu’a souvent evehere, sur tout dans
Pline, ne me vint pas dans l’esprit, Je vous di4 caractères recouvrementrai pourtant qu’il me reste encore un
soupçon assez fort qu’il ne faille lire evellimus. L’opposition de l’idée de limites,
la facilité du changement d’1 mot biffureevellimus en evehimus, & la suite du discours, me
semble demander cette correction. Le mot d’evehimus est ici fort inutile, puis qu’un peu plus
bas il y a portantur juga montium. D’ailleurs voici la gradation de la description que
fait Pline. 1.ò. en coupant les rocs, (de quoi il vient de parler) on arrache les bornes
que la Nature elle-même avoit plantées. 2.ò. On fait des Vaisseaux ou des Batteaux tout exprès, pour pouvoir
les y mettre commodément. 3.ò. On les transporte de toutes parts à travers les Mers &c.
Voilà un ordre naturel: au lieu qu’en lisant evehimus, Pline parlera de transporter les Marbres,
avant que d’avoir fait des Vaisseaux ou Batteaux propres à cela; & puis il redira la même
chose dans une même période. Ce n’est pas-là, ce me semble, son défaut, d’aimer les
repètitions. J’avouë que ce que je dis n’est pas une démonstration: mais aussi n’en faut-il
pas toûjours chercher en matiére de critique; c’est souvent une affaire de goût & de
sentiment: de sorte qu’on doit modestement proposer les conjectures que l’on croit les mieux
fondées.
Il est certain que la Classe de Morges a fait une grande levèe de boucliers, pour
représenter à LL.EE. que les nouvelles opinions font beaucoup de progrès parmi les jeunes Ministres
pour jetter des soupçons sur plusieurs Membres de l’Académie, & pour demander qu’à l’avenir
les Impositionnaires, qui entreront dans leur Classe, soient tenus de signer de nouveau le
Consensus, de la maniére qu’ils l’exigeront. Mr de Crouza sachant, qu’on le chargeoit
lui plus particuliérement, en parla ici à Mr le Thrésorier Steiger, à qui 1 mot biffure ils devoient
présenter leur Mémoire, quand il passeroit chez eux pour la visite des Vins.
<1v> On nous a dit, que ce Seigneur les avoit assez mal reçûs; & depuis ce tems-là nous
n’avons entendu parler de rien. Les Auteurs de cette affaire sont quelques-uns des plus
ignorans de la Classe; & c’est beaucoup dire. Nous avons eu occasion de leur témoigner
indirectement, & que nous trouvions leur procédé fort ridicule, & que nous ne craignions point
leurs efforts. Comme on nous avertit, que Mr Hollard, Min. de Rolle, grand orthodoxe,
& de mœurs déréglées de notoriété publique, avoit fait prêcher dans son Eglise un Proposant, ce
qui est défendu; je fus chargé d’écrire au Doyen de la Classe: & après lui avoir dit,
que nous n’avions pas voulu en porter d’abord nos plaintes au Souverain, pour ne pas
imiter ceux qui ne connoissent ni les régles de l’Equité, ni les procedures de la Justice,
ni les maximes de la civilité la plus commune; j’ajoûtai, que nous n’avions rien tant à cœur
que d’inspirer à nos disciples un zéle raisonnable pour la Vérité, un zéle éclairé & accompagné de
Charité & de Modestie: Que nous avions résolu d’être désormais plus sévéres dans les
Examens, pour empêcher, autant qu’il dépendoit de nous, qu’une Ignorance également
brouillonne & présomptueuse ne nuisît & à l’Eglise, & à l’Etat, sans ombre d’un
zéle aveugle pour quelques Opinions spéculatives: Que nous aurrons sur tout beaucoup
d’attention à la régularité des mœurs; Et qu’avec cela nous ne craignions point les
mauvaises intentions & les sourdes pratiques de ceux à qui la Vérité & la Vertu
sont au fond aussi indifférentes, que peu connuës &c. On nous a dit, que
Mr Tillier, qui étoit encore Baillif d’Aubonne, lors de la tenuë de la Classe, prit
fort le parti de l’Académie, sur tout de moi, & qu’il dit, que, comme je n’étois point
Ecclésiastique, ils n’avoient que faire de se mêler de ce qui me regardoit. On
assûre même, qu’il parla fortement contre l’usage de faire signer le Consensus. Il y
a un grand nombre des Seigneurs des Deux-Cents, qui sont, à ce qu’on dit, dans
les mêmes dispositions: & si l’affaire avoit des suites, nous avons résolu trois ou quatre
que nous sommes, de représenter que ce Consensus n’est plus nécessaire. Ce ne sera pas
moi au moins, qui reculerai. J’ai déja fait savoir à Berne, les dispositions où je suis
là-dessus. On m’avertit, qu’on faisoit courir le bruit à Berne, que, sous mon Rectorat,
personnes n’avoit signé le Consensus; & que même j’en avois détourné ceux qui vouloient
le signer. Rien n’est plus faux: ils ont tous signé. J’écrivis donc à un Seigneur,
pour l’instruire de la fausseté de ce fait, qui est aisée à prouver. Item Je lui dis en
même tems, qu’à la vérité il y avoit quelques Impositionnaires qui avoient signé
quatenus Scripturae consentit: mais que je n’étois pas le prémier qui eût reçû une
telle signature; & que, quand je serois le prémier, je ne croirois point avoir mal fait:
Que j’étois persuadé qu’à moins que de renoncer au Protentantisme, toute Signature, de quelque Ecrit Humain que ce soit, emporte
1 mot biffure cette restriction; & qu’ainsi c’est tout un de l’exprimer, ou non: Que
je croirois faire tort aux lumiéres, à la piété, & à la Sagesse de LL.EE. de soupçonner
seulement, qu’elles eussent eu une autre intention, en exigeant de telles signatures pour
le bien de la paix &c. Celui à qui j’écrivis cela, ne m’a pas encore répondu: d’où
j’infére qu’on n’a encore rien remué.
<2r> N’auriez-vous pas, Monsieur, dans vôtre Bibliothéque, les Œuvres de Covarruvias,
Jste & Casuïste Espagnol; & les Controversiae illustres de Vasquez, autre Espagnol?
Ce sont les deux Scholastiques, dont Grotius s’est le plus servi, & qu’il cite ou qu’il réfute
le plus souvent; de sorte quemais en certains endroits, je ne suis pas assûré d’avoir bien compris
leurs pensèes, qu’il rapporte ou qu’il réfute. Covarruvias a été, si je ne me trompe,
imprimé autrefois à Genéve, au commencement ou vers le milieu du Siécle passé. Si
vous l’avez, aussi bien que Vasquez, & que vous vouliez bien me le prêter, je vous serai
très-obligé.
Je vous souhaitte une bonne santé, & suis à mon ordinaire, Vôtre très-humble &
très-obéïssant serviteur
Barbeyrac
A Monsieur
Monsieur Turretin, Pasteur & Professeur
en Theologie & en Hist: Ecclésiastique
A Genéve