Transcription

Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Lausanne, 22 août 1715

A Lausane ce 22 Août 1715.

Je savois, Monsieur, la dureté du Roi de Sicile envers un Pére qui lui redemandoit
son Enfant, sorti de chez lui par une escapade de jeunesse; mais ce n’est que depuis
trois ou quatre jours que j’ai appris que cet Enfant étoit le frére de Madame vôtre
Epouse. Je n’ai point douté dès-lors, que ce ne fût une très-grande affliction dans la
famille; & je me disposois à vous en faire mes condoléances, quand j’ai reçû vôtre lettre.
Si les Princes, tout fiers qu’ils sont de leur Sagesse, n’étoient pas la plûpart des Ignorans,
& par là vrais Esclaves de leurs Ecclésiastiques; le sens commun leur apprendroit, qu’un
Enfant de 12 ans n’est pas en état de prendre parti sur la Religion avec connoissance
de cause; & ils auroient honte de profiter d’un mouvement de jeunesse, pour enlever
un Enfant à son Pére; car c’est tout autant, que à mon avis, que si on
avoit été le débaucher. Il faut esperer, que l’âge aménera avec la Raison des
remors salutaires, qui feront rentrer ce Jeune homme en lui-même, & que les semences de
la bonne éducation qu’il a euë produisent un jour leur effet. Je le souhaitte pour vôtre
consolation, & pour celle de toute la famille.

Je vous rens mille graces, Monsieur, de la peine que vous avez prise de faire les
présens de mon discours à ceux que dont je vous avois parlé, & 1 mot biffure aux autres. J’avois
eu l’honneur de vous dire, que vous me feriez plaisir de suppléer à ceux que je pourrois
avoir oublié, ou dont je ne me serois pas avisé: ainsi vous aurez la bonté de distribuer ceux
qui vous restent à qui vous jugez à propos. Je crois bien que j’oublierois quelcun; & je
m’aperçois même que nous oublions l’un & l’autre deux personnes que j’honore, Mr
le Conseiller LeClerc, & Mr Baulacre.

Si j’avois sû quand Mr Jablonsky passa ici, je me serois donné l’honneur de le
voir, & de saluer son Prince. Je n’en fus informé que le lendemain qu’ils eurent couché ici.

Le Discours sur l’Amour Divin, que vous avez reçû, n’est pas nouveau. Il a paru
en 1705. Mr Coste, en me l’envoyant alors, m’apprit en confidence, que cet
Ouvrage est de feu Madame Masham, fille du Dr Cudworth; & la dédicace
le fait sentir à qui sait 1 mot biffure le mystère.

Les Auteurs ad usum Delphini sont commodes par les Indices qu’on y a
mis; quoi que ces Indices soient chargez de bien de mots inutiles, que personne ne
s’avisera de chercher; & qu’il n’y aît pas les phrases entières, comme dans ceux de
Freinshemins, & autres de même goût, qui à cause de cela sont avec raison plus estimez. Du
reste le plan de ces Editions, qui étoit très-bon, n’a pas été bien exécuté dans la
plûpart des Auteurs commentez, parce qu’on a choisi des personnes peu capables de
le remplir. Si vous en exceptez le Pline d’Hardouïn, le Virgile du P. la Ruë, le
Festus de Mr Dacier; l’Eutrope, Florus, Aurel. Victor, Dictys Cretensis & Dares Phrygius,
Callimaque, de Made Dacier; les autres ont été commentez par des gens, qui n’étoient
pas grands Critiques. Ils ont pris le prémier texte qu’ils ont trouvé, sans s’embarrasser
de chercher le plus correct, moins encore de revoir le Texte sur quelques Mss & quelques anciennes
Editions. Leurs Paraphrases sont fort imparfaites, & leurs Notes triviales, & souvent
fausses. Il y a même quelques uns 2 mots biffure1 mot biffure de ces Commentateurs, que je vous ai marqué comme les plus
<1v> estimez, dont on a fait des Editions en Hollande, qui sont plus utiles que celles de Paris à
cause des additions d’autres Commentateurs, comme le Festus des Huguetans, auquel on a
joint les notes de Scaliger, de Fulvius Ursinus, d’Augustinus &c. L’Aurelius Victor de Pitiscus;
le Dyctis Cret. & Dares Phrygius, imprimé aussi chez les Huguetans; le Callimaque de
Mr de Spanheim &c. A l’égard du Pline, si vous ne l’avez pas, je vous avertis que le P.
Hardouin travaille à en donner une nouvelle Edition. Cependant, comme il y a plusieurs
de ces Auteurs ad usum Delphini, dont on n’a guéres d’ailleurs de bonnes éditions, & sur
tout d’Indices; si vous les avez à un prix raisonnable, ils rempliront bien un
coin de vôtre Bibliothéque. Je me souviens que Mr Le Clerc dit quelque chose dans sa
Préface sur Pedo Albinovanus, sur les défauts de ces Editions. Vous pouvez le consulter.
On en a rimprimé plusieurs en Angleterre, comme le Florus, que j’ai; le Virgile;
l’Ovide de Crépin &c. On a retranché du dernier bien des Notes inutiles; & du reste
le dernier Editeur de Salluste, Mr Wasse, fort habile homme, appelle Crépin, Interpretum
facile deterrimus
. Voici l’éloge que fait Broekuysen, dans son Properce, de ces Auteurs
en general: His ipsis ignorantiae thesauris homines invenresti regiam sibi liberalitatem
promeruatunt; & magno venduntur volumina scombtis ac pipeti vestirendo prognata
.

Il faut rabattre quelque chose d’une censure si forte.

A propos des Auteurs ad Usum Delphini, comme je supposois que vous aviez le
Pline d’Hardouin, ou que du moins vous le trouveriez aisément à Genéve, j’avois dessein de vous
prier de jetter les yeux sur un passage que je crois corrompu, pour voir si ce Jésuite ne
diroit rien là-dessus. Grotius, qui cite ce passage, m’a donné occasion de l’examiner. Il
est au Liv. XXXVI. Cap. I. Evetimus ea, quae separandis gentibus pro terminis
constituta erant
&c. C’est ainsi que le cite Grotius, & qu’il est dans mon Edition Variorum
avec les Notes de Gronovius; Edition très belle, & où l’on rapporte dans les Notes les corrections de
Saumaise. Je ne sâche point que les Romains aient entrepris rien de semblable à ce qu’em=
porteroit ici le mot d’evetimus: ceux qui ont fait des descriptions détaillées de leur luxe &
de leur folle magnificence, leur reprochent bien d’avoir percé ou applani des montagnes,
(Salluste Catil. XIII. Velleius Patercul. II. 33. Varro de Re R. III. 17. &c.) mais jamais de les
avoir haussées. D’ailleurs, toute la suite du discours fait voir qu’il s’agit ici des Pierres, &
surtout des Marbres, qu’on coupait dans les montagnes. Ainsi je crois qu’il faut lire Evellimus
ea
, &c. Cela est, à mon avis, d’autant plus vraisemblable, qu’il n’y a point de terme plus
propre pour marquer l’enlévement des bornes, que celui d’evellare, ou revellare, comme parle
Horace, II. Od. XVIII. 24. A quelque moment de loisir je vous prie, Monsieur, de consulter
Hardouin, & de me dire là-dessus vôtre pensée. La correction est si aisée, que si elle se
trouve juste, je ne m’en ferai pas beaucoup de fête.

J’ai copié la lettre de Mr Baux à Mr Duclerc, au sujet de Mr Saurin; & je
vous l’envoie. Il n’en a point trouvé d’autre. Je suis fâché qu’il aît brulé ou négligé
des lettres parmi lesquelles on en auroit sans doute trouvé beaucoup de jolies, Mr Duclerc me
charge de vous faire ses complimens, & de vous témoigner la part qu’il prend à l’affliction
de vôtre famille. Je suis, Monsieur, avec mon attachement ordinaire,
Vôtre très-humble &
très-obéïssant serviteur

Barbeyrac

Comme je n’ai pas le tems d’écrire à Mrs Fabri & 
Barrillot, je vous prie Mr de leur faire dire qu’ils m’envoient 
ce qu’ils auront de nouveau du journal literaire & de L'Hist.crit.
de Masson. Ils doivent recevoir aussi pour moi, s’ils ne l’ont déjà reçû, 
un petit paquet de livres dans une balle d’Amsterdam.

<2r> Lettre de Mr Baux à Mr Duclerc
Docteur en Medecine

A Genéve ce 3. Novembre 1689.

Je suis bien aise, Mon très-cher Ami, que le petit secours soit arrivé à
propos, & que vous soyiez aussi content que vous l’êtes de Mr
Du Terrier, qui
est assurément aussi honnête homme & aussi bon Chrétien qu’on le puisse être.
Pour vôtre malheureux Ami, que voules-vous que je vous en dise? Il seroit à
souhaitter qu’il eût moins d’esprit & plus de conscience. J’en reviens à ce que

j’ai toûjours dit, que cet homme s’étoit fait un systême d’Epicuréïsme, qui ne lui
laissoit rien à craindre que le Magistrat; de sorte qu’il n’est pas surprenant, que
s’étant fortifié pendant long tems, autant par effort d’esprit que par inclination de
cœur, contre toute crainte de Dieu, il n’en soit pas à présent aussi susceptible qu’il
le voudroit. Il ne faut pourtant pas l’abandonner en ce déplorable état, & je ne sai
si l’on ne pourroit pas lui conseiller, de détourner son esprit, autant qu’il lui seroit
possible, & de son désordre, & de son remors. Trop d’attention à nos péchez, n’est
pas d’abord un achéminement infaillible à la repentance. L’ame toute pleine du mal
qu’on a fait, est plus appliquée à nôtre malheur, qu’à nôtre devoir; & un peu de
diversion faisant qu’on sent moins l’un, nous peut tourner plus aisément à la
pratique de l’autre. Mais peut-être, mon Ami, que nous cherchons un reméde
pour un mal qui n’est point. Pouvons-nous bien compter sur tout ce que

Saurin dit? Ne le faisons du moins, que pour n’être pas rebutez de le
secourir: & en conservant d’un côté assez de charité pour travailler à sa
subsistance, conservons de l’autre assez de discernement & de défiance, pour nous
tenir en garde contre son imagination. Vôtre Frére vaut toûjours beaucoup. J’aime

Annette de tout mon cœur. Milles amitiez à nôtre Ami Ramond. Mr Domerc
est ici. Mr Turretin proposa hier, commes les Séraphins. Venez ici, puis que
je ne saurois aller à
Lausane. Aimez moi, & soyez sûr que je ne vous deman=
derois pas cette grace, si je ne vous aimois beaucoup moi-même. Adieu, je suis
tout à vous.


Enveloppe

A Monsieur
Monsieur Turretin, Pasteur & 
Professeur en Theolog: & en Hist: Ecclesiastique

Genéve


Etendue
intégrale
Citer comme
Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Lausanne, 22 août 1715, cote BGE Ms. fr. 484, ff. 186-187. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/963/, version du 10.02.2024.
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