Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 19 novembre 1784

du bignon le 19 9bre 1784

nos amis arrivèrent icy le 16 à lheure du diner mon cher saconay
et le premier empressement du cher fut de me remettre votre lettre:
il scavoit bien que c'étoit le plus grand plaisir quil put me faire après
celuy d'avoir amené la dame notre amie; nous avons dejà bien parlé
de vous et des votres, et de votre manoir, et du chemin et de tout; en vérité
c'est maintenant le seul coin de la terre où mon coeur tienne. je renoncerois
à celuy cy, ou j'ay tout fait, ou je fais tout sans celle, qui sourit maintenant
à touts mes soins, et où il ny a pas un pouce de terre où mes pas n'ayent
eté imprimes cent fois; accoutumé, rompu au desapropriement, et ne
ne scachant encor ce que le sort me reserve, je ny penserois plus sil le
falloit, je vous le jure, mais aucune revolution sur la terre, ne mempecherois
d'avoir le coeur à bursinel où je n'ay eté que les 2 plus sombres mois de
l'hyver il y a 52 ans; pouvoir d'une amitié soutenue assortie, et dont
chaque annee m'a rendu les liens plus prétieux.

je viens de perdre un ami illustre avec qui j'etois intime depuis 47 ans.
Mr de pompignan, la tete de l'europe la plus vaste en connoissances et la
mieux meublee, le premier poète de son siecle et le plus grand litterateur,
homme a passions fortes, dont l'ame ferme et elevee ne se dementit jamais
de ses principes, excellent citoyen, grand genie quand à son essort, l'ame
fondatrice, ce quil avoit fait chex luy de choses, amassé de collections, construit
décoré établi, le tout par son travail son entente, et son oéconomie, étoneroit
un souverain; et je n'entends parler que d'agioteurs et de particuliers qui ont
cent et deux cent mille livres de rente, et ces gens la passent et redeviennent
poussière, eux et leur fortune, sans que rien marque la trace de leur passage.
cet homme rare, fort eloquent en franchise quand on le faisoit parler, etoit
dailleurs simple comme un enfant, aisé à tromper comme un grand homme.
on luy aportoit son enfant au moment de sa naissance oh oh il est tout nud
dit-il. depuis plus d'un an il étoit dans les soufrances, accablé d'une forte apo=
plexie. quoy depuis près de six mois il ne mecrivoit plus, mais ses dernieres
lettres dictees etoient auscy nettes et fortement pensees que les premieres. heu=
reusement le même courrier où son frère et son fils m'aprirent sa mort, je
<1v> reçus la nouvelle que nos amis alloient arriver: cela me soutint contre le sentiment
de tristesse dangereux dans la solitude et dans des scituations forcées.
l'injustice du siècle envers cet homme qui luy eut fait tant d'honneur, et a
laquelle il etoit sensible à sa maniere, m'a bien fait voir ce que c'est que
la réputation et à quel point les hommes sont etourneaux. voltaire sur
ses fins entendant dans sa chambre quelque mauvaise plaisanterie que la
bassecourt croyoit devoir luy plaire dit doucement Mr nous pouvons avoir
eu quelque demeslé, mais je n'en diray pas moins que c'est le premier écrivain
en vers et en prose de 1 mot biffurece siècle.
le vieux singe avoit tort, que car touts
les vrais litterateurs le mettent au rang des bons du siècle de louis 14. et
bien avec tout cela les honnêtes, ont donné le passe parole, et le plus grand
poete de notre langue, je le soutiens parcequ'il a su premièrement remplir
touts les genres de la haute poesie, nest presque connu que par quelques
morceaux, en verité cest une belle chose que de travailler pour avoir de tels
juges, et je me scais bien bon gré d'avoir eu de tout autres motifs.

j'ay eté bien long sur cet article, mais c'etoit un amy. je n'en aime
que mieux ceux qui me demeureront jusques au bout. ceux que je
viens de recevoir m'ont fait le plus grand plaisir en me parlant de
vous et des votres. jay presque grondé Me de pailly de ce qu'elle n'a point
vu Me de chandieu dont elle meme et touts ceux qui la connoissent ne
m'ont parle que comme d'une divinité par la forme et par les vertus
propres à honorer et faire venerer son sexe. en revanche elle m'a peint
Mr de vateville beau, doux, sage, honnète, attentif et tendre, et Madame qui
a dejà la sagesse lordre et la dignité d'une mere de famille sans avoir
rien perdu des graces et de lingénuité noble d'une charmante adolescence.
que tout cela m'a touché aux larmes pour le bonheur de mon ami. il est du
genre de ceux qui ne craignent de revers que ceux de la nature: c'est lâ
le vray bonheur, le reste se fait et se suit, comme on se chausse touts les matins
au lieu que ceux qui font leur principal, de ce qui est etranger à la
nature sont aussy peu assures de leur succes et de leur marche que la
famille lest maintenant du lieu où elle ira tomber.

quand à moy mon cher saconay etre sensible au bonheur de ceux que j'aime
et que je dois aimer, à peu près insensible aux travers de ceux dont je
devois letre, et assuré en ma conscience que jay fait de mon mieux, voila
ce qui me suffit et doit suffire, et je vous remercie bien tendrement de ce
<2r> que vous etes heureux. ma pauvre petite niece de grille me charge aussy
tres particulierement de vous remercier de toutes vos attentions et
vos procédes pour elle et pour les siens. cette pauvre jeune femme, pleine
desprit et de bons principes, avoit besoin d'etre conduitte, et non pas d'etre
chargée d'en conduire deux. le cher de grille est penétré de reconoissance aussy
et quand à sa compagne de voyage, vous vous entendes trop bien pour
avoir besoin de truchement et ne pas vous deviner. dans touts les cas, nous
ne scaurions vous la ceder en totalité, mais il est vray de dire qu'elle n'a pas
été placee dans son cercle naturel. il y a 30 ans tout à l'heure que je luy
ay ouy dire je n'ay jamais manqué un homme de mérite, et j'ay toujours
vu cela depuis, selon les proportions, en ce genre le poisson devient rare, mais
du moins ne falloit il etre engagée à prescher au crapeau.

mon cher amy j'ay eté scandalisé de ce quils m'ont dit du peu de police du
paÿs pour les vols, et de lenrollement presque general soux le drapeaux
de ce blanc bec de beccaria pour les peines capitales. ce n'est pas à moy a
juger s'il est sage ou plus ou moins de ne pas vouloir gater le gout de la 
nation en ce genre; mais en ce cas du moins fait il ériger une manière
de clameur de haro de police d'insurrection lors des cas de plainte,
et de régularité de ville à ville, de village à village pour le passeur,
songer en un mot que les moeurs changent totalement avec les fortunes,
tout le monde devient agioteur et banquier, et viager et joueur au
hazard sur la place dans les villes, et à la campagne sur les grands
chemins; or la sagesse du gouvernement consiste à faire selon
le vent la voile, et c'est là tout.

or j'avois une question à vous faire. j'ay fait un petit moulage qui va fort
bien, d'un petit pressoir de même d'après le modele que vous m'envoyates. mais
la visse de fer, on ne la peut faire qu'a paris et l'on m'en demande 1100 lb
au moyen dequoy lon m'en a fait de bois; mais ils me les forcent souvent
et cela coute et dérange au moment necessaire. je voulois donc vous demander
si ces visse vous coutent si cher la bas et comme quoy vous faites. adieu
mon amy offres mes respects chex vous, et receves de touts icy et surtout
de moy les plus tendres embrassades

Mirabeau

ma fille n'est point encore ici et n'a pu recevoir par conséquent les lekerly 
de Mr de Rolla; je nose la remercier; mais si fais je bien de bon coeur son lacune
en qui j'ay vu avec plaisir et affection, un homme heureux et digne de
l'être par son caractère.


Enveloppe

à monsieur
Monsieur de Saconai en son
chateau de Bursniel près Rolle
en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 19 novembre 1784, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/934/, version du 15.11.2024.
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