Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 03 juillet 1784-15 juillet 1784

parisParis le 3e juillet 1784

votre majesté mon cher ami est la cause que je viens d'acheter
les principes de la législation universelle , moy qui n'achète plus
rien que du papier marqué et qui me refuse le foin et lavoine l'avoineet
comme je plains 1 mot biffure[...] le pain et les pois à mes chevaux. mon
premier coup doeild'oeil sur ces amas de lignes paisibles et reposees, m'a
fait faire reflexion sur l'énorme différence qui se trouve entre lespritl'esprit
et le caractere. qui en jugeroit par nos moeurs, me croiroit un penseur
qui rumine ses lectures, et verroit dans saconaySacconay un gaillard qui ne
s'instruit qu'en s'amusant. point, cestc'est tout le contraire. de toutes les
langues celle que j'aime le mieux cestc'est le françois; de touts les stiles fran=
çois celuy qui m'est le plus analogue, c'est le mien; et bien mon amy
quand je veux relire ma propre copie, si cestc'est le matin je m'endors, si
c'est laprèsmidyl'après-midy je crains l'apoplexie; jugés ce que me font vos diables
de philosophes calmes et limpides comme votre lac. il me faut des his=
toires ou des contes, alors je m'eveille, et la plupart des traits m'inspirent
une pensée; et quand je pérore d'action, n'étoit labondancel'abondance et la rapidité
qui fatigue lecoutantl'ecoutant, qui s'en va eblouy plutot qu'éclairé, je ferois je
vous assure passer de fort bonnes choses; mais des sillogismes, des retro=
gradations, et reculer comme le bourgeois gentilhomme, pour faire la
3e réverence; mon ami les grillons me grattent les pieds et n'étoit la
vergogne je sauterois la haye pour me séparer du philosophe, en luy
criant vous aves raison.

quoyque de ma nature je ne fusse pas triste en société, à beaucoup près
c'est toute autre chose encore quand je suis seul; il faut que je m'interesse,
que je m'attache, que je pleure, ou que je rie (ce qui est tout un en ce genre)
ou je deviendrois sec. je me croirois en cela une sorte de monstre, si molièreMolière
le premier homme en fait de génie naturel qu'ayent produit les nations,
n'avoient été tout de même devoré de chagrins domestiques, ses moeurs
etoient telles que ses plus illustres amis l'apeloient le censeur, et cestc'est le
chef doeuvred'oeuvre intarissable du comique quand il est seul. quand à vous mon
amy, toujours en lairl'air en aparance, et tout entier à la société et aux plaisirs,
<1v> vous aimes le méthodique et le serieux dans vos lectures. parbleu mon
cher il faut que je sois puissamment ennuyeux, puisque vous m'avés lu
quatre fois.

ce nonobstant, j'ay donc acquis pour 10 lblivres de principes sur la législation
et pour le coup quand j'ay vu celuy cy, partir de si loin que je ne pouvois pas
même luy dire avocat passons au déluge, je me suis promis de faire à peu
près mon essay dans le genre descrimed'escrime de la lecture en lozange; au moyen
de quoy j'ay pu me prescrire de vous en dire mon avis à mesure que j'avancerois,
ce qui sera prompt. jayj'ay pour cet essay, interrompu la lecture du contrat
social
de rousseauRousseau que quelqu'un m'avoit engagé à lire (car il y a comme
cela des saisons malencontreuses, où tout vous cherche querelle). j'avois voulu
faire mon apprentissage d'abreviation avec celuy cy; mais la magie du stile
de ce diable d'homme, magie dont je connois mieux qu'un autre le prestige, pour
l'avoir décomposée dans lhéloisel'Héloïse, le seul de ses ouvrages que j'aye relu, cette mélo=
die dis je est telle quilqu'il est bien difficile déchaperd'échaper à sa clarté. cestc'est la vrai=
ment où j'ay vu une forte tete. elle sue à faire du travail décureuild'écureuil; quel
domage que comme smithSmith il ne nous ait pas eu pour guides lointains. à légardl'égard
de ce dernier: quoyque selon ma coutume je ne lise que quand on me peigne
j'ay fait sauter son 1er livre ce matin cy, et je me suis promis de vous en
parler à mesure, pour que vous ayiés votre part de lennuyl'ennuy.

ce garçon a lespritl'esprit juste et l'ame bonne, c'est ce qu'on voit tout d'abord. il vit
solitaire avec ses livres et ses pensees, on voit encore cela. il croit prendre les
choses à leur racine, et dans cela même il met souvent la charrue avant les
boeufs. il croit avoir cogité ses propres pensées, et quoyqu'elles ne soyent pas
bien fortes, il n'a pas du tout l'air de s'en aplaudir. cestc'est un homme de bien en
un mot, quoyqu'un tantin philosophique; et cestc'est une des manies des meilleurs
quand une fois cette galle sillogistique leur à gagné la peau, de vouloir se
donner la même peine que les philosophes antiques pataugeant dans le pot
au noir des ténèbres hyerogliphiques et mithologiques, pour debrouiller nos consé=
quences et inconséquences. quand à moy qui n'aime à imaginer que des
betises, qui me fassent rire, etou qui remplacent autant que possible la defunte
et trop defunte, helas, pollution, je m'en tiens quand à ces questions vagues
et qui deviennent aisément trop serieuses, je m'en tiens dis je à la perene, tout
simplement, et j'y retrouve tout.

voila mon amy pour cette matinee; je vous feray plus de grace au futur.
mon cher ami votre autheur n'est qu'un esprit du 3e du 4e du 20e
ordre qui a eu lambitionl'ambition décrired'écrire de noter, et d'avoir à ce qu'il croit des
pensées, tandis que sa memoire luy fournit tout, et quilqu'il n'a ny la force
de digérer ce quilqu'il a pillé, ny celle de donner une sorte d'ordre quelqu=
onque à ses paraphrases. oh quilqu'il seroit aisé de faire des livres comme
cela, si l'on pouvoit se rendre froid et monotone à sa guise. cet homme
nous à tout pris, et n'a rien saisy tout à fait, cestc'est une amplification
continuelle de nos déductions dont il fait des titres de chapitres; et ce qui
<2r> n'est pas bien, il n'a pas léquitél'équité d'en convenir. or certainement nous
sommes assés persécutés pour quunqu'un homme qui auroit l'ame noble et 
équitable, si la vanité pouvoit l'etre, rendit justice à qui il doit; et
assés neufs pour que son triste plagiat ne puisse être caché, je n'étois
rien moins qu'obscur, quand le docteur me redressa sur les principes:
je n'ay eu quunqu'un cry depuis pour annoncer que je luy devois tout. au
reste j'ay toujours jouy de ceux qui m'aportoient mes propres idées
comme les leurs; mais le pauvre homme n'a pu les faire siennes, il en à
manqué la base, la série, et la plenitude, et il n'est pas dans l'ordre de
ceux qui feront du bien aux têtes froides et penibles, parcequilparce qu'il ne cede serre
rien, et que les verités degenèrent chex lui en papotage. j'avois prevu ce
bon homme quand il nous vint voir, sa douceur et ses intentions interessoient
pour luy. je vis quilqu'il arrivoit en homme qui croyoit glaner. je pris ensuitte
son air d'indecision pour de la foiblesse, et il y avoit bien de cela aussy mais
dans le fait, l'amour propre dejà confit avoit pris son party de philosopher
à la maniere des anciens grecsGrecs, qui alloient à la picorée chex les égiptiens
aux indes &c et revenoient chex eux donner pour tout neuf ce qu'ils
avoient dérobé de la sorte; mais c'étoit des hommes que pithagorePythagore, thalèsThalès
et autres, et celuy cy est une tête de coton. ...

le 15..

je reçois mon cher amy votre lettre du 7e dont je vous remercie, cecy
avoit attendu jusques lâ. en conséquence d'icelle je viens décrired'écrire
a ma nièce de grilleGrille; à cela ne tienne, quellequ'elle et vous ne soyiés contents.

je vous remercie de ce que vous me promettes pour ma commission de
genèveGenève, et de la peine que vous avés prise pour 2 caractères biffure[...] rechercher la trace. le jeune
homme à qui je conduy mes lettres, jeune homme de bonne mine et d'un air
fort noble, s'apeloit l'yvernoyIvernois, et de la société typographique de genèveGenève
il m'adressa depuis, quelques écrits des representants, je n'étois pas de son
avis et cela cessa.

je ne puis rien vous dire sur le conte du roy de suèdeSuède que je n'ay vu qu'un
instant chex luy: il a couru beaucoup surtout les spectacles et les fètes, ce n'etoit
pas le moyen de nous rencontrer. on dit icy quilqu'il n'a plus le ctecomte de schefferScheffer en
general, les réputations romanesques font mal de se montrer.

le fait et le droit et la raison des choses sur la liberté de la presse sont bien simples
et bien clairs. permission et liberté entiere sauf le nom de l'autheur, ou de lediteurl'éditeur
si l'autheur est mort, et lattentionl'attention exacte de la police à les rendre cautions de ce
quilsqu'ils mettent au jour, avec douceur neanmoins, et brulés vif seulement à coté
de son papier.

vous aures donc bientost des marmots mon cher ami je vous en félicite; cestc'est un
plaisir sans peine que d'être grand-père, et je vous les voudrois touts. je fais
mon tendre compliment aux dignes parents. j'aimerois mieux le pere bon bailly
que bon major ny colonel. ne m'oubliés pas mon bon amy: mes affaires me
servent aujourd'huy et ce pauvre smithSmith avec ses principes m'avoit pris tout mon
papier. joffrej'offre mes respects aux dames chex vous et j'embrasse les hommes.

Mirabeau

Notes de l'éditeur

Georg Ludwig Schmid, Principes de la législation universelle, Amsterdam, Marc-Michel Rey, 1776, 2 vol.


Enveloppe

à monsieur
Monsieur de SaconaiSacconay en son
chateau de Bursinel près Rolle
en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 03 juillet 1784-15 juillet 1784, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/928/, version du 31.10.2024.
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