Transcription

Barbeyrac, Jean, Lettre à Charles Pacius de la Motte, Groningue, 08 juin 1743

A Groningue ce 8 Juin 1743.

Vous aviez grande raison, mon cher Monsieur, d’inferer de mon silence, que je
devois être fort incommodé. Sans cela, il y a long tems que je vous aurois remercié
de la part que vous témiognâtes prendre à mon affliction, par vôtre Lettre du 4. Mai.
J’étois bien persuadé, qu’un Ami, comme vous, & qui comprend toute la grandeur de ma
perte, ne pouvoit qu’en être sensiblt touché, & juger en même tems, que cela devoit avoir
considérablement alteré ma santé. J’avois eû un gros rhûme, qui m’avoit fort tracassé.
La mort de ma chére fille, survenuë là-dessus, acheva de me mettre dans un triste êtat.
Je ne m’attendois point à ce coup, que peu de jours auparavant. Je m’étois toûjours flatté;
elle prenoit le lait de chévre, j’esperois que cela pourroit la rêtablir; en tout cas, je n’envisa=
geois les suites que dans un grand éloignement, & je ne suis pas porté à anticiper
les maux. Ma fille, qui se sentoit, nous cachoit elle-même son êtat; elle étoit enceinte de
six mois, je m’imaginois que la grossesse contribuoit à entretenir son incommodité. Une grosse
fiévre qui survint, auroit suffi pour l’emporter, indépendamment des dispositions qui l’amé=
nérent. La défunte n’a été allittée que deux ou trois jours. Je ne vous dirai pas, avec
quelle fermeté, quelle tranquillité d’ame, elle a vû venir la mort, sans perdre connoissance
jusqu’au dernier soûpir. Il faut que je travaille de tout mon pouvoir à éloigner ces
tristes idées, qui n’ont fait que déranger inutilement ma santé, malgré tous mes soins & tous
les remédes. Je fus soigné, d’abord: puis purgé plus d’une fois; je pris des bouillons rafraichissans; &
fis d’autres remédes qu’on m’ordonna, qui, s’ils n’ont pas nui, n’ont pas au moins
fait beaucoup de bien. Il me reste la principale incommodité, des insomnies fréquentes,
& longues, qui m’empêchent de m’appliquer à rien, & par là m’ôtent le moien
le plus efficace de me distraire. Si je dors bien deux nuits, la troisiéme, & quelquefois
la suivante, je ne ferme pas l’oeil. Je sens que mon mal vient des vents, ou de vapeurs,
depuis le début de la ligne biffure qui montent dans l’estomach, & y causent quelques
soûp soûpirs. Il y a sans doute des obstructions. Alors mon sommeil est ou empêché, ou rompu; & si c’est en
me mettant au lit, il y en a ordinairement pour toute la nuit, quoi que je fasse. Vous
pouvez juger quelles cruelles nuits. J’ai pris le parti de ne plus faire de reméde;
& me contrains de prendre l’air & de l’exercice tant que je pourrai. J’ai été deux fois cette
semaine en chariot hors de la ville, une fois pour une aprèsdînée, & l'autre pour
tout le jour. J’ai parfaitement bien dormi la nuit suivante. Si je pouvois trouver
quelque reméde pour déraciner la cause du mal, je serois bien tôt remis, s’il plaît à
Dieu, dans mon prémier état, qui étoit fort bon pour mon âge. J’ai un appetit
merveilleux, auquel j’ai soin de ne pas me livrer, aussi bien que de ne rien manger
ni boire qui puisse me nuire. J’ai bien dormi les deux nuits passées, graces à Dieu.

Vôtre Lettre du 14 Mai n’est parvenuë à moi que depuis trois jours. Le
Commis de Mr Mortier doit l'avoir oublié de l’envoier: il ne m’en dit rien dans sa Lettre
<1v> de même datte, qui accompagnoit les feuilles de Cumberl. N-2. & celles du Ms. Il me l’a
depuis envoiée avec le Journal des Savans, mois d’Avril, sans aucune lettre. Il me disoit, comme
vous, que l’imprimeur esperoit d’achever Cumb. pour la foire de Septembre. J’en doute fort.
Au reste, il ne m’a jamais envoié le mois de Mars du Journ. des Sav. non plus que
l’imperfection du Muratori Inscr. T. III. & je suis surpris qu’il vous aît dit le contraire. Je
vous prie de lui dire, & de le remercier en même tems des complimens de condoléance
qu’il m’a fait, en son nom & en celui de son Maître. Il y a long tems que j’ai fait
remettre à Barlinkoff la partie double de la Bibl. Raisonnée.

Il y a trois ou quatre semaines que je reçûs la Bibl. Britannique, avec le
Philon. Mais De Hondt, dans sa Lettre, ne me réponds pas un mot sur ce que
je lui avois dit à sa requisition au sujet de la Traduction de Mr Burnand. Je
lui avois envoié au commencement d’Avril le dernier Extrait de l’Hist. du Schah
Nadir
, avec un autre Article sur la nouvelle Edition de J. César.

J’avois ouï dire quelque chose des mouvemens qu’on se donnoit de nouveau pour
faire appeler Mr La Doueppe à la place de Mr Châtelain. Mais j’avois aussi, comme
vous, jugé que cela seroit inutile.

Deux Anglois, qui sont ici, m’ont dit, que le D. Bentley étoit mort cette année.
Cependant je n’en ai rien vû dans aucun Journal, ni ouï dire que les Gazettes
en parlassent. Vous saurez bien ce qui en est, ou pourrez au moins le savoir, par
Mr Coste. Je vous prie de vous en informer, aussi bien que du Gendre, petit
fils de Cumberland. Je ne sai qui il est, ni de quelle profession. Le Chapelain, qui
a écrit la Vie, que j’ai traduite, a si fort négligé les particuralitez même
importantes, qu’on ne peut savoir par lui si l’Evêque a laissé lignée, ni s’il a
jamais été marié. Il est bon, que je sois éclairci sur ces deux articles, par
rapport à ce que j’ai dit, & à ce que j’aurai à dire ma dans ma Préface.

Vous parlez des enfans de Mr Brunet. Avez-vous oublié que, de deux filles qui
restoient de six Enfans que ma fille a eux, la plus jeune mourut l’année passée; & qu ce coup
a beaucoup contribué à amener mon malheur, par l’impression qu’il fit sur la pauvre
Mére. La chère Henriette, qui reste seule, agée de huit ans & demi, fera tout l’objet de mes soins, & je n’épargnerai
rien pour la faire bien élever, afin qu’elle puisse être un jour une image
vivante de sa Mére; je ne puis lui rien souhaitter de mieux. Mais je m'arêtelà; je
m’attendrirois encore. La joie que nous avions euë du changemt d’état de mon Gendre,
a été courte. Mais dans mon malheur, c’est une grande consolation pour moi de l’avoir
auprès de moi; il auroit dû justement être en ce tems-ci au Régiment, s’il eût été
Major. Quelque sensible que lui soit, & avec raison, la perte d’une Epouse qui
l’aimoit tendrement, bien me prend qu’il aît eû plus de force & d’esprit & de coups que
moi. Il a mis ordre à tout avec tout avec beaucoup de courage; & par ses soins, le ménage
va son train, comme à l’ordinaire; je ne m’en mêle pas plus qu’auparavant. Il avoit
apris à connoitre les êtres de la maison. Il faut finir, je suis bien las. Je suis
& serai toûjours, mon cher Mr Tout à vous en vous souhaittant une bonne santé

Barbeyrac

Mad. de La Riviére m’excusera bien si
je ne lui réponds pas. Il me seroit impossible.
Je vous prie de la remercier de la part qu’elle a pris à mon afflict. & les
voeux que je fais pour sa conservation. J’en dis autant à toutes les
autres personnes qui s’y sont intéressées.

Etendue
intégrale
Citer comme
Barbeyrac, Jean, Lettre à Charles Pacius de la Motte, Groningue, 08 juin 1743, cote BPF Ms 295/95. Selon la transcription établie par Meri Päivärinne pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/834/, version du 05.08.2016.
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