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Lettre à Jean-Pierre de Crousaz, Groningue, 24 juin [1732]
A Groningue ce 24 Juin
Peu de jours après avoir reçu vôtre Lettre du 5. Mai, je vis, Monsieur, dans la
Gazette, que Monseigr le Prince Frideric accompagnoit en Suede son Illustre pére.
De là je conclus, que vous étiez aussi du voiage: mais une autre Gazette retracta
cette nouvelle débitée légérement; & j’en ai été pleinement desabusé par l’agréable
surprise que m’a causé l’arrivée de Mrs Vernet & Turrettin. Je savois bien, que ces
Mrs devoient me venir voir dans leur voiage: mais lors que Mr Turrettin me l’apprit,
il m’en parloit, comme n’étant pas encore déterminé à les faire partir cette année, & sans
me dire, par où ils prendroient d’abord leur route. J’ai vû avec plaisir dans le Fils
une image de la douceur du Pére; & le mérite de Mr Vernet m’étoit déja si connu,
que j’avois tout lieu de juger sa conversation aussi agréable, que je l’ai trouvée dans
un séjour de douze ou treize jours qu’ils ont fait chez moi. Je reçus hier une Lettre
d’Amsterdam, par laquelle Mr Vernet m’apprend, qu’ils y sont heureusement arrivez. Il
prêcha ici d’une maniére à faire souhaitter, que nous eussions souvent occasion d’entendre
des Sermons si différens de ceux dont il faut nous contenter.
Le voiage, que vous devez bien tôt faire, ne peut que vous être fort agréable, & je
vous félicite du plaisir que vous aurez de revoir vôtre Patrie, vos Parens, & tant d’Amis
que vous avez dans ces quartiers-là. Les autres païs, où vous passerez après cela, quelques
charmes qu’ils aient, n’en auront pas pour vous autant, en comparaison. Je souhaitte de
tout mon coeur, que la continuation de la santé vigoureuse dont vous jouïssez, vous mette
en état de goûter toutes les douceurs de ce changement de lieu.
Je me tiens fort glorieux de ce que vous m’apprenez qu’un homme aussi illustre
que Mr le Baron de Stain pense à moi. Quand je ne le connoîtrois que par ce que
je vous ai souvent ouï dire, & à Lausanne, & ici, de son rare mérite, plus élevé encore
que son rang, il y auroit là dequoi me féliciter beaucoup de ce que mon nom ne lui
est pas inconnu. Mais, par ce que vous témoignez qu’il veut bien souhaitter que je fisse,
je vois qu’il a de moi une opinion beaucoup trop avantageuse, & je le prie très-hum=
blement d’en rabattre. Il me suffit, qu’il ne juge pas tout-à-fait mal emploiée
la peine que j’ai prise, & que je prends, pour rendre service au Public, selon mon petit pouvoir.
A l’égard du travail en particulier, qu’il me propose, il faudroit avoir, outre le tems,
bien des lumiéres & des secours qui me manquent. C’est beaucoup que je puisse montrer en
quelque façon par la maniére dont je m’y prends dans ma Collection, quoi que
d’un genre différent de toutes celles qui ont paru, ce qu’il faudroit faire pour rendre
<1v> celles-ci plus utiles à tout le monde. C’est même une partie de mon plan, de faire voir,
en parlant de ce grand Recueil du Corps Diplomatique, combien il seroit nécessaire que
des gens versez dans les Histoires, & à portée de consulter de grandes Bibliothéques, indiquassent
l’occasion de chaque Traité, & explicassent tout ce qui peut faire de la peine à bien
des Lecteurs. Au reste, je vous supplie, Mr d’assûrer Monsr le Baron de Stain de
mes très-humbles respects.
Je crois vous avoir dit, dans ma précedente, que Mr le Bourguemaître Schaey étoit
dans un état où il y avoit à craindre pour sa vie. L’événement l’a fait voir. Il mourut
quelque tems après, &, ce qu’il y a de singulier, sa Femme le suivit quatre heures après, de
sorte que le Mari & la Femme furent enterrez en même tems. On a vû dans cette mort
un exemple de ce qui arrive souvent, qu’on se tremousse beaucoup pour amasser des
richesses, sans savoir à qui elles passeront. La Fille unique & souverainement infirme de
ce Magistrat puissant, étoit morte depuis deux ans. Une Succession de cinq ou six cens
mille livres va faire la matiére d’un grand nombre de procès, & donnera beaucoup à
gagner aux Avocats.
Je menai à Aduard Mrs Vernet & Turrettin. Nous parlâmes beaucoup de vous avec
le Seigneur, qui m’a chargé de vous remercier de vôtre souvenir, & de vous faire bien des
civilitez. J’ai autant à vous en dire de Mr le Bourgmaître Gockinga, à qui je présentai
aussi ces Mrs. Mr d’Aduard est allé à La Haie pour des affaires fâcheuses; y aiant
de grandes divisions entre les Seigneurs des Ommelandes.
J’avois déja résolu d’aller passer à Amsterdam une partie de nos grandes vacances,
& vous pouvez bien juger que le plaisir d’y revoir Mr Turrettin & Vernet m’y
encourage. Je me hâte, pour tâcher de partir dans la semaine prochaine; & cela est
cause que je suis un peu pressé en vous écrivant. J’assûre Madame de Crousaz de mes
très-humbles respects. Vous ne me dites pas, si elle sera du voiage de Suisse: mais je m’imagine
qu’elle ne laissera pas passer l’occasion. Mes Enfans vous sont obligez de vôtre souvenir, &
vous assûrent l’un & l’autre de leurs très-humbles respects. Je suis avec tout le dévouement &
la sincérité possible
Monsieur
Vôtre très-humble & très-=
obéïssant serviteur
Barbeyrac
A Monsieur
Monsieur De Crousaz, Gouverneur de
S. A. S. Monsr le Prince Frideric
A Cassel