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Lettre à Pierre Desmaizeaux, Lausanne, 15 février 1715
A Lausanne ce 15 Fevrier 1715.
Il y a deux jours, Monsieur, que j’ai reçû vôtre lettre du 1/12. Decembre. Mr Fabri,
qui fut ici, me la remit avec le paquet qui l’accompagnoit, comme si cela lui étoit venu en
droiture; & je n’ai point vû Mr Girard, dont vous me parlez, ni entendu parler de lui.
S’il m’envoie l’argent, que vous me dites lui avoir remis pour Made vôtre Mére, vous
pouvez compter que je le lui ferai remettre incessamment par la même voie dont je me
servis l’année passée.
Je vous rends milles graces du nouveau présent que vous me faites, du petit Lucréce
de Mr Maittaire. Je suis confus de tant d’honnêtetez que j’ai reçuës de vous, & je ne sai
comment vous en témoigner ma reconnoissance. Si je suis assez heureux, pour qu’il s’en
présente quelque occasion, je ne la laisserai point échapper. Au reste, cette Edition de Lucréce
pourra m’être d’usage en son tems, à cause de l’Indice. Quoi qu’il ne soit pas complet, comme
vous le dites, ni tout-à-fait judicieux; ces sortes de travaux ont toûjours leur utilité. Je vois
par le Privilége, qui est à la tête du Livre, que l’Auteur a dessein de donner de semblables
Indices sur tous les Auteurs Grecs & Latins: s’il l’exécute son projet, on lui en aura obligation, sur
tout par rapport aux Auteurs Grecs, sur lesquels on a très-peu d’Indices; quoi qu’ils en aient
encore plus besoin que les Latins. J’aurois bien voulu que, dans son Lucréce, il eut fait entrer
les diverses leçons de la grande Edition publiée depuis deux ou trois ans. Peut-être quelque autre
se chargera-t’il de ce soin, comme on a fait à l’égard d’un petit Térence de Cambridge,
que j’ai.
Vous aurez reçû, à ce que j’espére, la nouvelle Edition de l’Abrégé de Pufendorf; &
mon Discours sur les Sciences; que Mr de la Motte s’est chargé de vous faire tenir. Vous
recevrez en son tems le V. Tome de Tillotson, qui est sous presse peut-être à l’heure qu’il
est. Je suis bien aise que vous ne désapprouviez pas la maniére dont j’ai relancé Mr
de Joncourt, dans mon Traité du Sort. J’ai reçû depuis quelques jours son dernier livre,
où il a repliqué, dans une apostille de 100 pages; & je n’y ai rien trouvé qui m’oblige
à changer la résolution que j’avois prise de ne plus écrire contre lui. Je ne sai si je me
trompe, mais il me semble qu’il n’a absolument rien répondu à mes raisons, ni
justifié aucune de ses attaques précedentes, comme il ne n’a dit rien de nouveau, qui
porte coup contre moi; si vous en exceptez les injures & les personalitez. Il a copié
de grands morceaux de mon Traité du Jeu, qui ne lui servent de rien qu’a remplir
du papier. Il voudroit fort m’attirer la haine des Ecclésiastiques: mais il y a long tems
que je me suis mis sur le pié de ne pas leur faire ma cour, ainsi il n’avoit que faire de les
ameuter contre moi; ceux qui lui ressemblent, étoient déja tout disposez à me nuire, s’ils
pouvoient. Cependant il peut être assûré que, jusqu’ici, graces à Dieu, ils ne m’ont point fait
de mal; à moins qu’ils ne comptent pour un mal de m’avoir 1 mot biffure engagé par leur maniéres,
à renoncer à un Emploi, qui est si fort deshonoré par le plus grand nombre d’entr’eux, &
auquel néanmoins il n’a tenu qu’à moi de parvenir, malgré toutes leurs cabales. Il y a quelque
chose de plaisant dans le début de Mr D. J. Il commence par un mensonge sur le tems de
l’impression de mon Livre: Mr de la Motte le lui avoit communiqué dès le commencement de Mai,
avant que le Libraire l’eût exposé en vente à Amsterdam. Il a inventé ce mensonge pour faire valoir sa
modération; & cependant jamais Auteur n’a écrit avec moins de retenuë, & d’une maniére plus
propre à faire voir qu’il est vivement piqué au Jeu. Pour moi, je ne me suis point piqué, ni n’ai
pas cru devoir me piquer de la ménager; & je crois plus que jamais avoir été en droit de le
repousser, comme j’ai fait, ses attaques mal honnêtes. Cependant il voudroit donner le change au
Lecteur, & me faire regarder comme l’Aggresseur. Mais c’est trop vous entretenir d’un tel sujet.
<1v> Je crains bien que vous n’aiez été ennuié de la lecture de ce que je viens de dire, comme le Public
doit être las de la dispute sur le Sort, sur laquelle Mr de J. se fait tant de fête. Il vaut mieux
vous parler de Mr Coste. Je suis ravi de savoir qu’il se porte bien, & qu’il est auprès du
Jeune Comte de Shaftesbury. Quand vous le verrez, je vous prie de lui faire bien mes
complimens. On verra avec bi plaisir les Notes qu’il ajoûtera à la nouv. édition du Traité
de l’Entendt sur tout celles où il critique son Auteur. Quoi que l’Ouvrage soit excellent pour
le fond, il a ses foibles, comme presque tous les autres Livres: & je me souviens que je 1 mot biffure
pris la liberté de faire à l’Auteur quelque petite objection, qu’il ne trouva pas destituée de fon=
dement. J’ai vû le Portrait de Mr Bayle, que Fabri m’a apporté: ceux qui l’ont connu,
ne le trouvent pas ressemblant. J’oubliai de demander, qui est l’Auteur de la Vie qu’on doit mettre
à la tête du Dictionnaire. Au reste, Mr Marchand mérite bien d’être relancé rigoureuse=
ment. C’est un homme qui n’a aucun égard pour personne, & qui court risque de décrier
les Editions dont il prendra soin, pas les libertez qu’il se donne, & par son exactitude vetilleuse. La
connoissance qu’il a du titre des Livres, en qualité de Libraire, fait qu’il se croit un fort habile
homme; quoi qu’il aît très-peu de connoissance des choses. Je n’ai aucune nouvelle literaire
à vous mander; ce n’en est guères le païs. Mr de Crouza a envoyé en Holl. son Discours général sur les
Mathématiques, avec un Essai d’Arithmétique, qui est le commencement d’un Cours entier de Mathé=
matique, qu’il donnera par parties. Je finis en vous assûrant, qu’on ne peut être
plus sincèrement que je le suis, Monsieur,
Vôtre très-humble & très-obéïssant serviteur
Barbeyrac
A Monsieur
Monsieur DesMaizeaux
A Londres