,
Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 20 juillet 1781
du bignon le 20 juillet 1781
je contois mon cher amy répondre à votre derniere lettre par la
voye de notre amie et votre compatriote qui partoit et devoit vous
joindre, ou du moins votre canton, aussi tost que la poste ; les inconvé=
nients successifs la retardent sans cesse et elle n'en est pas de plus belle
humeur. dabord un compagnon de voyage qu'on luy avoit procuré
et avec qui elle s'etoit arrangée pour un temps, apelé tout à coup par
une maladie grave de sa femme fut forcé de partir sur le champ; en=
suitte le changement de ministère la retardée par raport aux interèts
de Me sa soeur; enfin le petit duchesne son compagnon de l'autre
fois, après l'avoir retardée est tombé malade de la fièvre; elle l'est venu
attendre icy, parole donnée pour huitaine, nayant que la fièvre tierce
et voila qu'il a fait rechutes sur rechutes et quelle sera peutêtre obligée
de partir seule, chose qui la chagrine et dérange par raport aux frais
et à l'obligation d'emmener un homme dont elle n'aura nul besoin la bas:
sa patience est beaucoup exercée sur bien des choses et cecy la fatigue
véritablement, et moy je prends le party de vous écrire, car il me faut
de vos nouvelles surtout.
mon amy quoy quil y ait certainement une raison générale, il est
pourtant vray que rien nest plus décevant au monde que lopinion
que raison soit entendue. la notre n'est point celle d'autruy, encore moins
celle de nos parties; communement elle soufre en affaires chex tout le
monde et à plus forte raison quand on a affaire à des fols reconnus
tels, déchainés entreprenants et accompagnés de records de justice
hardis, crochus, dévorants pour ceux qui les employent, insolents et
redoutés de ceux qui leur tombent soux la main, et gens de campagne
fermiers &c, et qui tombent en finale sur le corps d'un viellard harassé
de plus de 40 ans de peines inouies et parvenu à la méfiance non seule=
ment de ses propres forces, mais même de soy. croyés moy mon amy
personne ne sert bien et efficacement les malheureux, et chacun se retire
<1v> d'une victime dévouée; je scais bien ce que je dis. les furies qui me pour=
chassent ne sont avides que d'argent; elles le dissipent aussy promptement
quelles l'envahissent. les voila qui enlèvent actuellement tout ce qui
m'etoit dû dans ces terres, dont je paye encor les charges et qui me renvo=
yent pour mon courant à faire des adjonctions à la masse de mes rempla=
cements; je scais bien qu'à la fin tout leur retombera sur le corps par
leffet de leurs propres oeuvres; que cette femme d'icy à un an sera saisie
jusques aux dents, mais je n'en seray pas moins frustré, ruiné de procé=
dures et de demandes de prétendues répétitions immenses, mises et publiées
en cent manières dans les papiers publics et privés et elle ira de porte en
porte dire que cest moy qui la ruine et qui la fais mourir de faim, et ses
agents de me saisir &c. depuis qu'elle fait ses courses; ils ont publié deja
dans paris que je l'avois fait arrêter, qu'on ne scait où elle est, et les pré=
tendus parents de s'émouvoir, et mes amis de m'avertir quil faut faire
tomber ces bruits là dont il ny auroit qu'à rire, si lescentiel n'étoit acoté.
quand à ce qui est d'habiles gens qui veuillent s'en mesler, ils scavent
trop que ce sont les petites maisons ouvertes; il ny a cela que procureurs
pour répondre et argent à dépenser, et avaler à chaque jour de la fin de sa
vie, les couloeuvres de l'injustice; je l'avois prévu. laissons cela mon amy
ce n'est encore là que la moitié de ma p mes poignantes affaires. cet état
finira pourtant un jour ou l'autre, car pour le coup je sens que j'en ay
trop et dieu ne veut pas cela.
vous avés bien fait à fribourg, tachés de bien faire à genève, et vous tenés
pour dit que desormais la liberté et le maintien du corps helvétique tient
à votre propre modération, je veux dire à celle de votre état. encor n'aurés
vous pas peu à faire, car à mesure que l'or circule s'étend et fait lave
sur la surface de leurope, la lèpre de la vénalité s'étend aussy soux cette
croute et dessèche toute racine de liberté. adieu mon cher et digne amy
offrés mes tendres Respects chex vous et jouissés du fruit de vos travaux
et de la paix de votre bonne conscience
Mirabeau
à monsieur
Monsieur de Saconai en son
chateau de Bursinel près Rolle en Suisse
Par Pontarlier