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        Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 13 mars 1781
	
	
		
de paris le 13 mars 1781
	mon bon amy vous ne vous doutés pas que j'ay deux lettres de vous
	à répondre et cela est vray pourtant, moy qui vous parle si souvent in
	petto car j'aime tant les gens que j'aimois quand je valois quelque chose, et
	jay tant de peur ou pour mieux dire de sentiment intérieur de ne rien
	valoir à force de me contaminer dans la participation en grand des
	choses de ce monde, et dans la découverte en détail de la masse d'intrigues
	folles et villes dont est tissue son action, au nombre desquelles s'en trouvent
	plusieurs dont on m'a jugé digne d'etre la victime, que je le dis sans cesse
	à mesure que j'avance vers le terme je m'accuse moy même de valoir moins.
	depuis que je suis icy j'ay commencé un nouveau métier bien fatiguant
	et qui ne termine rien en un temps ou sans etre trop impatient je pour=
	rois néanmoins aspirer à voir terme à quelque chose. je n'ay qu'à me louer
	de la docilité et volonté d'honoré, p confiance même autant et par dela
	ce que j'en aurois espéré ou dû espérer d'un homme nécessairement engagé
	par nécessité, par suitte et par obligations dans tant de routes tortueuses;
	mais cet homme qui saisit tout par l'imagination, qui a l'air de tout envahir
	et qui n'a néanmoins que le talent des superficies, est au fonds comme du
	velin, qui reçoit toutes les empreintes qu'on luy présente. le voyant venir
	à moy, mon devoir donc a été de le bourrer de principes et de verser chex luy
	le plus que je puis de ce que j'ay dans la tête et dans le coeur. d'autre part il
	est depuis ses forfaits et dans toutes les positions dans les mains de gens qui ont
	cru nécessaire de realiser mes embarras et mes encombres et de me poursuivre
	comme le diable poursuit ses propres remords. ils l'ont pétri, servy connu &c.
	comme à la réserve de lesprit d'intrigue, ils sont dailleurs fort bornés, ils se
	sont surfait ses talents et l'ont regardé comme propre à tout, et comme il est
	facile à l'excès, ils l'ont fort empreigné. ils l'ont servy sur les deux toits tant
	qu'il alloit à gauche, aujourd'huy il ne trouve pas les poires si molles; on luy
	promet beaucoup et tout fait; et il voit la vérité de ce que je luy avois mandé
	tel vouloit d'honoré vaurien, qui ne voudra pas d'honoré honnête homme. d'autre
	part je ne me flate pas, si ce siècle cy n'etoit pas inventé, cet homme par na=
	ture en retrouveroit la graine; né avec lesprit d'intrigue par escence, crédule
	facile, infaillible, imposant, actif et remuant, ne doutant de rien, affirmant sur
	parole, aussy peu sûr de luy même que des autres, tout en pensées d'acception dont
	il fait les siennes avec une facilité et une étendue admirables, tout en sentiments
	d'émotion, qu'une ame légère et une humeur gaillarde, empècheront à jamais
	d'enfanter aucun principe réel ny de se l'aproprier à demeurer; Rougée ne seroit
	qu'un fol propre à bouleverser dix contrées, mais il ne veut plus l'être, honnête homme
	<1v> 3-4 mots photo au milieu du siècle, mais certainement ilceluy là ny aura
	pas des succès, et cependant la position de celuy cy, ses accidents, son caractère
	luy prohibent une vie retirée et pensante, qui luy suffiroit peutêtre attendu son gout
	pour l'étude qui est excessif, mais genre de vie qui ne scauroit suffire à ses circons=
	tances.
	au milieu de tout cela me voila, comme guide, replongé moy tout au travers d'un
	monde que je voudrois laisser, ny ayant jamais pris pied, et que nature et par consé=
	quent prudence voudroit que je laissasse en l'age du repos. cest à soigner en ce
	genre méthaphisique 2 mots biffure ce joly petit nourisson, qui dit on (car je ne l'ay
	pas vu) a l'air imposant et maitre de luy d'une maniere qui le montre tout un autre
	homme, que j'ay passé et passe les jours de cet hyver, sans que mes affaires, ny lestoutes
	au pied du mur, ny les siennes toutes en l'air prennent aucune avance et cest pour
	cela que je vous dis que me voila voué à semer encor, lorsqu'il seroit temps ou
	jamais de recoeuillir, ou de prendre condamnation.
	quand à vos bétises de genève mon digne amy, elles sont leffet de vos médiations
	aristocratiques et monarchiques, touts les replatrages touts les palliatifs aboutissent
	de la sorte. ils ont leur effet, celuy que selon la nature on devait en attendre et cest
	la faute de ceux qui ont l'indiscrétion de vivre depuis 1734 jusques en 1781 s'ils
	sont temoins du dénouement. outre cette faute là je fis encore celle de devenir jongleur
	les unes me renvoyent à la classe des idées abstraites (cest un beau mot) d'autres me
	vouent au beau idéal, cest encor fort bien dit. dans le fait je ne leur proposay jam=
	ais de tater de ma faciende et j'en ay repoussé fort loin l'idée; ce sera quand les hom=
	mes auront eté refondus à leur grande manufacture dont l'enseigne est le malheur
	qu'on me trouvera peutêtre, moins mauvais apoticaire, peu m'en chault, mais
	en attendant je ne puis raisonner que selon mes vues méditées.
	les hommes ne scauroient tenir ensemble que par les vertus, les passions ont bien des
	moyens de ligue, mais quand aux liens il n'en est que dans les vertus. celles cy toutes
	brillantes à l'imagination, ont quand à la pratique tant de fougues et bourasques
	subites d'apétits désordonnés 1 mot biffuresoutenir qu'elles ne scauroient tenir à de trop fortes
	chaines, et le ciel, l'habitude d'y croire, de le craindre de lespérer sont des crampons né=
	cessaires autant que propres à notre soulagement. vous scavés mon digne amy
	de combien ce lien a déchu depuis notre jeunesse, et quelle énorme distance il y a entre
	les libertins du temps de desbarreau qui jettoit son plat au nez du tonnerre en
	disant voila bien du bruit pour une omelette et ceux de ce temps cy quand à ce point.
	n'imputés point cela aux facilités de l'impression, aux écrits de nos impies, au plébis=
	cisme littéraire enfin: c'est le desordre ce sont les moeurs depravées qui font l'impié=
	té et non point qui en dérivent; voyés dans l'histoire en france en italie et partout
	quels sont les crimes et les forfaits des ages de barbarie; pensés vous que les grands
	de ce temps eussent eu besoin de nos apotres pour aprendre à empoisonner les
	hosties &c &c et à l'égard du peuple toujours muny d'une crédulité quelconque, il
	n'est que ce que le font être les exemples et leur impulsion: mais l
	mais les moeurs sont réellement déchues et déchoient partout et de toutes parts; quelle
	en est donc la cause s'il est vray que ce ne soit pas l'irreligion et que celle cy soit au
	contraire effet en cecy? cest l'or qui amoncele les fortunes, qui les cache qui les
	exempte de toutes charges publiques et privées, qui constitue une maniere d'être contre
	nature, puisque celle cy ne veut pas que nous puissions rien avoir sans 1 mot écriture; cest
	l'or qui dispense de toutes les vertus qui sont des moyens de raprochement, et des bienséances
	<2r> qui les préparent, parcequ'il remplace au besoin touts les services et touts les
	raports que les vertus nous procuroient; il met il est vray la vénalité à la place
	de la confiance et de l'attachement, mais aussy sert il tout autrement la pares=
	se et le penchant au relachement; et la cupidité humaine n'y regarde pas de
	si près. voila mon amy comment et pourquoy l'or en masse, très différent quand
	aux effets, de l'argent en circulation et qui luy est même entièrement contraire,
	a de touts temps corrrompu les societés et par conséquent détruit les empires
	déformé les corps politiques, grands et petits.
	l'or en masse trouva toujours et partout à devenir capital propriété fictive et
	furtive, par le moyen de l'usure; mais l'usure publique où l'intronisation du veau
	d'or est de nos drs siècles, loupe de l'humanité qui peutêtre en détruiroit lespèce au
	jour de lextirpation, si posterieurement encor on n'avoit découvert et rendu
	palpable le moyen de régénération et de durée, dans l'établissement de l'ordre
	social conforme aux immuables loix de l'ordre naturel. on y viendra mon cher
	amy, nous ne serons plus alors, peutêtre nous rendra t'on quelque justice aujour=
	d'huy fort refusée, mais qu'importe.
	à l'égard de l'aplication de ces principes généraux au repos des républiques, ce ne
	sera pas moy qui feray le Rhéteur sur cet article, vis à vis de vous. je vous diray
	seulement qu'il faut les moeurs, que les moeurs, par la réforme ne tiennent
	guères; qu'elles ont un moyen cest le travail. c'est laperçu de ce moyen qui
	me détermine en un temps où je ne scavois rien encore à voter pour
	l'agriculture, comme 1 mot biffureexcitant le travail continuel, fournissant l'espé=
	rance toujours renaissante et circonscrivant la cupidité. on m'a depuis apris à
	y ajouter l'instruction, moyen fraternel, bare paternelle et lien général pour toute
	societé, comme aussy sur quoy elle doit porter dans toute son étendue et dans sa
	simplicité.
	la force peut tout sur la terre et dieu le veut ainsy; mais la vraye force n'est que dans
	la justice et dieu luy même ne scauroit changer sa propre essence. or il nest juste
	nulle part que le riche et le puissant méprise le pauvre et viole la foy de leurs raports
	respectifs. le droit est le roy du monde, le fait en est le tiran; mais la tirannie n'est
	pas plus une maniere detre politique, que la fièvre n'est la santé. la fièvre est souvent
	favorable dit on, ainsy la tirannie résultat de l'anarchie, qui vaut mieux et
	devient remède comme amenant un ordre quelconque, car rien ne peut sub=
	sister sans cela.
	il faudroit bien de ces généralités là pour rebouter une république, mais nous
	aprenons que les magnifiques, ou louables, (car je ne scais comment on vous apèle)
	ont remis la paix à genève: medice cura te ipsum disoit quelqu'un au docteur
	qui étoit incommodé il répondit avec son rire et qui est ce qui me payera?
	adieu amy cher, si vous scaviés dans quelles circonstances de bétises, de tracas et
	d'affaires je pérore et vis avec vous, vous jugeriés que je ne suis pas encore
	trop usé. adieu mille respects à vos dames et je vous embrasse tendrement
Mirabeau
à monsieur
	Monsieur de Saconai à
	Berne en Suisse
	Par Pontarlier






