,
        Lettre à Henri Polier, Saint-Pétersbourg, 13 juin 1783
	
	
		
Peterbourg Le 13/2 Juin 1783
	Cher et bon ami! Ç'est a présent que je regrette améremement d'etre
	à une aussi grande Distançe de Vous: je ne vous aurrois pas laisse seul
	dans l'affliction ou vous a plongée la Perte d'un Pére respectable
	dont l'Amitié et l'Attachement faisoient le Bonheur de ses Enfans:
	nous l'aurrions pleurée ensemble, et le Partage d'une aussi juste
	Douleur l'eùt renduë moins vive et moins durâble. Mon bon ami!
	je ne vous donnerai point ici de ces Motifs de Consolation si
	triviaux. Votre Douleur est juste, vous avés perdû non pas seule=
	ment un Pére tendre, mais le meïlleur, mais le plus ançien
	de vos amis, et avec un Coeur come le vôtre on sent çette Perte, 
	et çe n'est jamais et on le sent vivement, mais mon bon
	ami, il vous reste des Soeurs chéries dignes de toute votre
	amitié, une Epouse dont l'Attachement et les Sentimens
	tendres et nobles vous sont connus, d'exçellens Parens, et
	des Amis de Coeur qui s'empresseront de prendre dans le vôtre
	1 mot biffure la Plaçe qui s'y trouve vuide: Ç'est de çe côté mon çher
	Polier que vous devés maintenant tourner vos Regards; Voïés
	tous çeux qui vous aiment prendre part à votre Malheur; 1 mot biffure
	voïés les redoublant pour vous d'Attaçhement, se trouver
	contens de si vous les mettés à l'Epreuve, et vous vouër de
	nouveau et par des Liens encore plus forts un Dévouëment
	inaliénâble. Ah çher et ami! quand on à une ame come
	la Vôtre, on est bien prémuni contre les Coups du Sort. et
	l'on éprouve réellement qu'avec une bonne Consciençe, avec
	de la Vertu et des amis, on ne peut bien être abattu 1 mot écriture, mais
	jamais abattû. Vivés mon bon ami pour le Bonheur de çeux
	qui vous entourrent, vivés pour vos amis, vivés pour être utile
	dans le Poste que vous occupés, ç'est çe qu'exige de vous çe respeç=
	table Pin que que vous avés perdû. Çe sont mes Parens qui m'ont
	appris Cette triste Nouvelle: j'etois en peine de votre Silençe,
	et vous le dirai je mon bon ami? je craignois que mon
	<1v> Changement d'avis ne vous eût indispôsé contre moi, et ne vous
	eût occasionné quelques Désagrémens que j'aurrois voullû pouvoir
	racheter à haut prix si j'en avois été le maitre. Aujourdhui que je suis
	instruit de la triste Cause de votre Silençe, je me fais Reproçhes
	sur Reproçhes, et je maudis ma Destinée, qui me plâçe dans
	une Extrémité de l'Europe éloigné de mes Parens et de mes bons
	amis, et qui ne me permet de prendre part à leurs Peines ou
	à leurs Plaisirs que quand il est trop tard pour le faire. çher
	ami! ne m'accusés pas je vous en supplie 1 mot biffure pour avoir em=
	brassé le Parti que je suis dans çe moment, ne m'en faites
	pas un Grief, et surtout ne croïés pas que j'aïe sacrifié
	à l'Ambition, la Satisfaction inexprimâble de vivre dans
	quelques années au milieu de vous... non, je ne sçaurrois
	prendre mon Parti sur un pareïlle opinion qui nuiroit
	tant à mes Sentimens pour vous, et qui me rendroit si peu
	digne des votres. Combien de fois par Jour je me
	transporte auprès de vous! Etablis tous les trois (car j'y mets
	aussi Madame votre Epouse) établis dis je dans votre Chambre
	je vous y fait part de tout çe qui me regarde, je
	vous comunique mes Réfléxions, vous me comuniqués les
	vôtres, et nous passons ainsi quelques heures dans çe Comer=
	çe de Coeur et de Confiançe qui fait le Bonheur de la
	Vie... heureuse Chimère... et il n'a pas tenû à moi qu'elle
	ne tournât en Réalité, vous en serés convaincû lorsque
	vous sçaurrés en Détaïl les Çirconstançes qui ont rendu ma
	Détermination néçessaire. Du reste mon bon ami! j'ai 
	écrit à Milord pour le remerçier, pour m'excuser auprès de
	lui, et pour prendre sur mon Compte tous les Délais, ainsi
	j'ai réparé autant qu'il étoit en mon pouvoir çe que
	je n'avois pas été le maître de conduire autrement.
	<2r> Jusqu'a présent j'ai lieu d'etre content, et j'espêre que çela ira
	encore mieux à l'avenir: S'il en arrivoit autrement, 1-2 mots biffure
	mon Parti seroit vite pris, car je me consolerois en pensant
	qu'on ne peut priver d'aucun avantage solide çelui qui a
	mérité l'Estime publique et qui cherche à se rendre utile, et 
	qu'on ne peut lui ôter, ni çe qu'il sçait, ni ses amis... Voilà
	ma Philosophie: depuis que je vis dans le Voisinâge
	des Cours elle a pris de nouvelles forçes sur cet article, et
	j'espére bien que toujours fidéle à mes Maximes je n'aurrai
	jamais a rougir, ni à mes Yeux, ni à ceux de mes amis, mais
	que je maintiendrai mon Ame haute et mon Coeur pur
	et sans Tâche. Ouï mon çher Polier, vous serés toujours mon
	ami, parçeque je serai toujours digne de l'être, fussai je
	au milieu de la Corruption.
	Je vis agréâblement, et fort tranquillement dans la maison
	de mon ami d'ici. Sa feme et sa soeur  (car lui est actuel=
	lement à l'Armée) sont une très grande Ressourçe pour moi.
	J'apprends le Russe, qui est aussi diffiçile qu'il est sublime.
	Dans le reste du Tems je lis suivant ma Coutume, et je
	rédige mes Idées sur un çertain Sujet que dont je vous ai 1 mot biffure parlé,
	un Jour, (savoir l'origine du Pouvoir, son Prinçipe &c.)
	depuis le début de la ligne biffure. Je regrette
	de n'avoir avec moi aucun des Matériaux que j'avois entre=
	pris une fois de rassembler lorsque je pensois a écrire
	l'Histoire des Suisses, 3 mots biffure peutêtre
	mettrois je la main à l'oeuvre, et je n'oublierais pas
	çertainement l'arrêt insensé qui dégrade toutes les familles
	Patriciennes de la Suisse, et détruit le Principe d'union de nos
	Républiques, pour anoblir une centaine de Pelés qui n'en
	avoient pas besoin, mais peutêtre que j'aurrai 1 mot biffure une fois
	le Tems de y travaïller suivre à çe Sujet; 1 mot biffure du moins j'en 
	ai plus Envie que jamais.
	<2v> La Compagnie a presque entiérement quitté la Ville pour
	s'établir dans les Campagnes qui bordent pendant 20 Verstes 
	le Chemin de Petersbourg à Peterhof: ç'est là qu'on peut 1 mot biffure 
	voir ce qu'est petersbourg, par la quantité de Cavaliers, de
	Cabriolets, de Carosses &c. qu'on y rencontre à chaque Instant:
	ç'est en un mot le plus beau moment de l'année. Les Campagnes sont
	fort jolies. Quoique le Païs soit maréçageux et laïd, la
	Nature y est très vigoureuse, il me semble même
	qu'il y à plus de Verdure que çhez nous. S'il n'y a pas
	des Chénes, on en est dédomagé par des Bouleaux de plusieurs
	Espéçes qui sont de grands arbres aussi élevés que les noïers
	de Vidi, et d'un beau feuïllâge. outre les Campagnes
	on se promene sur le Quai de la Neva, et dans le
	Jardin du Palais attenant au quai, qui est vaste et
	beau, et à la Bourse. La Neva qui coùle une Eau
	limpide et tranquille représente un beau Lac en=
	trecoupé d'Isles; Elle est couverte de Vaisseaux de
	toutes Nations, et de Chaloupes: on diroit que l'on est
	à Venise mais le Spectâcle d'Içï est infiniment
	plus grand: il est diffiçile de se persuader que l'on
	aït vû plus de 40 000 Personnes en un même Endroit
	sur cette Riviére glacée aujourd'hui qu'elle est si belle.
	Le Soleïl qui se coùche àprès 9 heures, a 11h. et ½
	j'ai lû sans Lumiéres et j'ai dessiné à 10h. et ½; nulle
	part les nuits ne sont aussi belles, aussi l'on reste
	sur les a la Promenades jusques à 1 et 2 heures du matin, 1 mot biffure
	c'est adire presque jusques au Lever du Soleïl.
	J'ai été plusieurs fois à Zarsk Zelo, Maison de Plaisance
	de S.M. qui est charmante. 1 mot biffure Le Jardin anglois
	surtout est un vrai Bijou: Quoiqu'il aït fallû créer le 
	Païsâge, il ne semble pas que l'art s'en soit mêlé! Vous
	mon bon ami qui aimés les jolies Promenades, vous trouveriés çelles çi
	<3r> certainement de votre Gout. La Semaine passée j'y passai 6 Jours avec mon jeune
	Compagnon de Voyage, et je dessinai quelques unes des Vuës pour son frére. Come
	j'etois occupé, à en lever une, voilà tout à coups S.M. les petits Princes et la
	Cour qui me surprennent, j'en fus charmé je l'avouë bien que je n'eusse rien
	de beau à montrer. S.M. me dit les Choses les plus obligeantes. Je vous assure
	mon bon ami, helvétiquement parlant, qu'il est impossible d'être en génèral plus affable
	et de mettre plus de Graçes dans le Discours que Cette Prinçesse. on pourroit
	certainement la surnomer Les Environs de la Ville du côté de l'Intérieur
	des Terres, sont tristes et laids: il y faudroit beaucoup d'Habitations pour
	les rendre un peu agréâbles, mais la Longueur des Hyvers, et l'Apreté du
	froid n'encouragent pas les Colons, et il est tout naturel que dans un
	Empire aussi vaste qui renferme tant de Climats différens, l'Habitant
	cultive de préférençe les Terres exposées à un Soleïl plus chaud . Un Etran=
	ger qui n'a vû que Petersbourg et les Environs ne jugera jamais éxactement 1 mot biffure de çe
	Païs: pour en avoir des Idées saines, il faut savoir la Langue et parcourir
	l'Intérieur, surtout les Provinçes du Coeur et du midi de l'Empire. Çes Provin=
	çes ne sont pas seulement intéressantes par l'étonnante fertilité de leur Sol,
	elles le sont encore par les moeurs des Habitans, et rélativement à
	l'Histoire qui nous indique çes Régions come la Patrie de ces
	Scythes si courageux, si brâves, et dont les Historiens
	font plusieurs Histoires ou Contes si honorables pour
	leurs moeurs. Je ne quitterai çertainement jamais
	çe Païs sans avoir vû, et bien vû tout çe qu'il offre
	de curieux en ce genre, mais je reserve çette Course pour le
	Temps où scachant la Langue, connoissant mieux les Moeurs, et
	aïant plus de Rélations, j'aurrai de grandes façilités pour faire un
	Voyâge profitâble: ç'est par la même Raison que je n'ai pas fait une
	Course jusques à Archangel qui n'est qu'à 300 Lieuës d'ici: j'attendrai
	pour voir les Lieux ou naquit Lomonossof, d'avoir pû l'entendre.
	Les Livres expédiés par La Combe sont arrivés à Cronstadt. Si vous aviés quelque
	occasion pour m'envoïer les Réglemens de l'Ecole de Charité, vous me feriés un
	vrai Plaisir, je desirerois aussi avoir une Notiçe èxacte de l'Etablissement
	des Ecoles et des Colléges (quant à l'Economie et à la Distribution du tems) on
	s'occupe içi d'Education, et rien n'aide plus que l'Histoire de çe
	qu'on fait les autres, je connois il est vrai cette Patrie, mais je n'en serois
	pas moins bien aise d'avoir un Reçueïl des Réglemens s'il èxiste: il faut se
	rende utile au Païs que l'on habite, vous savés cher ami que c'est là mon Principe...
	Je finis cher et bon ami çette Lettre, en vous serrant contre mon Coeur. Pensés à moi Polier
	pensés y souvent et vous n'y penserés jamais que votre Coeur ne vous dise que j'en fait de
	même. oublions la Distançe s'il est possible et continuons à nous aimer come du passé.
	<4r> Donnés moi de vos Nouvelles je vous en conjure,
	Dites moi que Me votre Epouse, que votre petite
	famille, que Mes vos Soeurs, Mes vos Tantes,
	en un mot, que tout ce qui vous intéresse
	se porte bien: pourriés vous me faire un
	plus grand Plaisir qu'en me mettant
	de moitié dans vos affections? Ouï je
	suis digne de les partager, et j'ai le Droit d'y
	prétendre, et ce Droit, ç'est mon Coeur, c'est
	le votre, ç'est notre amitié qui me le
	donne. Ne me faites pas attendre trop
	longtems. Arrangés vous, ou avec mes Parens
	ou avec Monod pr m'écrire en comun
	ou come vous voudrés. Vous savés mon
	<4v> cher Polier combien j'etois lié avec Monod.
	vous le conoissés un peu personellement et
	beaucoup par mes Discours: il est digne de
	vous par son Coeur, tous les deux vous partagés
	le mien; qu'il me seroit doux de savoir que
	mon amitié vous a reüni, et que devenûs
	Amis par moi, je suis le comun Lien qui nous
	unit tous trois. Ouï je voudrois que vous
	fissiés une plus intime Connoissançe, persuadé
	qu'entre des Coeurs come vous, se conoitre seroit
	s'aimer. Vous avés besoin d'un ami sur les Lieux,
	lui est dans le même Cas. Il me seroit moins
	dur de penser que vous êtes seul, que nous somes
	éloignés si je savois auprès de vous quelqu'un
	qui me ressemble. Adieu adieu cher et bon
	ami pensés à moi, aimés moi: ne m'oubliés pas
	auprès de votre aimable famille. 
	A Monsieur
	Monsieur Polier de Loÿs
	çi devant officier au Régiment
	Suisse d'Erlach &c.
	A Lausanne
	En Suisse






