Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 07 novembre 1778

du bignon le 7e 9bre 1778

je réponds mon cher amy a votre lettre du 14e 8bre et je l'aurois fait
plutost si je n'avois scu que notre amie vous écrivois; ce n'est pas dans les
afflictions que je craindray d'etre a charge a une affection telle que la votre.
Me de pailly vous aura mandé que la providence a souflé sur tout ce qui me
restoit d'espoir; j'ay dabord eté très touché en me rapelant toutes les tra=
verses, touts les mécomptes de ma vie, et pénétré de la crainte du plus
grand de touts qui seroit celuy d'une fausse conscience qui m'a trompé en
me persuadant ou me laissant croire que j'avois remply mes devoirs de mon
mieux, et cependant quelle carriére déplorable et quelle fin. après ce mouve=
ment vif je sentis que ma privation, ne seroit plus que de durée et d'objet.
le mon malheur en cecy devroit vous paroitre peu sensible mon cher amy a
vous qui par la crainte très naturelle d'une seconde embarcation, avés
laissé finir une race illustre et recomandable de gens de bien; mais il ne
me reste que des absurdes des méchants et des fols; ils me restent touts
vivants et désolants et en cela la difference est grande. quoyqu'il en soit
je n'ay plus desormais qu'a me laisser aller, moy qui vécus de plans et de projet
pendant 40 ans d'une laborieuse carrière: projets restraints dans l'ordre
des devoirs que la providence et la confiance de mes pères sembloitent m'avoir
prescrits et dans la poursuitte desquels je tachay de ne prendre jamais rien
sur personne. il ne me reste dis je qu'a vivre au jour le jour, chasser mes
puces, et si je scavois jouer de la guitarre je pourrois figurer un espagnol
achevé. toutefois si je vous avois pour témoin, vous verriés que mon exté=
rieur et ma manière ne sont aucunement changés; je travaille au dehors
avec le mème acharnement et dans mon cabinet a mon ordinaire. en sus de
ce que je vous ay mandé de mes énormes encombres pécuniaires de cette
année, j'ay apris depuis que la grèle qui a daigné me visiter cette année a
Mirabeau ou l'on n'en avoit vu depuis deux siècles me coute en dédomage=
ments ou non valeur 9300 lb évaluées, et me voila; bien honteux de vous
parler de mes grèles a vous qui m'aviés soustrait la votre; mais cest unique=
ment pour vous dire que si le démon qui a entrepris de démentir le proverbe
qui dit qu'il n'est pas toujours a la porte d'un pauvre homme, veut encor me
faire quelque nicke, il ne peut guère que me casser un bras.

<1v> a légard de vos avantages mon cher amy, ils sont sans nombre. indépendamment
du talent inaprétiable surtout vis avis son contraire absolu, talent qui mit tout
a profit et tout en ordre, l'urbanité de moeurs, et cette humeur juvenile qui jouit
de tout et fait jouir les autres est tout ce qu'on peut desirer pour la viellesse
si vous et moy nous avions fait chambrée, comme les deux bons amis du
monomotapa, que nous valons bien au fonds par les sentiments, j'en aurois
tiré bon party; et vous tout en vous divertissant vous auriés dit de moy comme
chapelle disoit de boileau,

mais pour notre amy despreaux
il en compose de forts beaux.

au lieu de cela j'ay presque toujours fait chambrée avec le diable, je l'ay touj=
ours tiré par la queue et de par st jean il me l'a bien rendu.

quand a l'arrangement du chateau en espagne que votre amitié veut bien faire
pour nous; il est bien certain qu'il est plus aisé de raprocher des hommes qui
s'aiment bien, que des montagnes, et que pour peu que je mécarte cest bien
lâ qu'il me faudroit aller chercher; mais je suis si jouvenceau que ma liberté
future est dans un lointain qui la rend problématique. pour en accroitre
les conditions déja assés étofées, voila que ma pauvre belle fille alors au
désespoir m'a fait demander par son père, et m'a demandé elle mème de
venir se jetter dans mes bras. j'ay répondu a cela que comme je le devoit, et
de sentiment, indépendemment de toute honnèteté; mais a la réflexion j'ay
trouvé que c'etoit un impegno de plus pour mon age, mon gout, et ma
position. comme tout ce qui est très violent dure peu, a la jeunesse surtout,
je ne scay si elle persistera et j'en attends touts les jours des nouvelles, son père
doit me l'amener, et qu'en feray je au bignon, je vous le demande; cependant
je suis ruiné et c'est toujours ainsy qu'il faut que j'aille; si je pouvois je
vous l'enverrois bien a bursinel, et vous en tireriés un peu plus de party que
ce Mr barkeus, car cest un homme facile, noble, aimant le plaisir et d'une
incurie et d'une paresse, qui se manualise au lit a coté de sa maitresse pour
n'avoir pas la peine de se retourner; vous croiriés que c'est un conte et
c'est une histoire, vous voyés bien que cela m'assortit merveilleusement.

pour revenir a ce balcon dont il m'est avis que je mécarte un peu, ne croyés
pas que j'aye envie d'y renvoyer notre amie, elle est devenue suissesse d'affection
et d'etre, comme de naissance et il ne me faudroit pas deux voyages de cette
espèce, pour me faire penser a bon droit que ses amis et liens de ce paÿs cy
la tirannisent par son bon coeur et luy font perdre touts les avantages de
la vie journaliere qui au bout du conte est sont tout. elle est fort incommo=
dée de son temps critique et de bouffées qui luy portent le rouge et les sueurs
partout le corps; cependant elle mange bien et dort a peu près de mème
et cest un bénéfice plutost qu'un mal. elle ne veut pas que je 1 mot biffure vous écrive
disant que vous devés une réponce a chacun de nous, peutètre la feray je
attendre; mais je n'ay pu m'empécher de causer avec mon amy.

je suis fort aise du gout avec lequel vous suivés ces respectables mémoires, lais=
sés leur toute leur ame; on n'en fait plus de cette trempe. Mes distances sont bien
longues, vu la rapidité révolutoire, que le sistème des emprunts sur lesquels on
<2r> a fait toutes les guerres de la moitié du siècle passé et de tout celuy cy, a
donné a la marche des moeurs et des courages. quand je dis de laisser toute
leur ame je ne vous crois pas capable de changer le fonds ny le style, mais les
irrégularités mèmes font partie de cette ame que je veux dire, les masses
rudes et en quelque sorte indigestes, ce dédain des transitions, des minuties
intermédiaires, des personalités qu'on aime tant parce quelles nous resemblent
tout cela tient du héros, point de voyages, de maladies, d'incidents de la vie
commune, ce sont des commentaires et non des mémoires, je les vois d'icy.

dites mon cher amy aux dignes filles de cet homme respectable, combien
je leur suis attaché et les remercie de leur souvenir et de leur bonté. quand
a vos bons et chers enfants, je les aime comme leur père en attendant
que je les voye et je les vois mieux encor qu'ils ne sont s'il est possible.
que feroiton a mon age si l'on n'aimoit pas? et qui puis je aimer je vous
en prie? adieu mon cher amy je vous embrasse tendrement Mirabeau

depuis ma lettre écrite j'en reçois une de ma fille qui fait pitié qui persiste
et paroit attendre de mes nouvelles. 15 jours etoient passés et elle n'etoit pas
sortie de sa chambre mes réponces auront peu tardé ainsy je l'attends.


Enveloppe

a monsieur
Monsieur de Saconai en
son chateau de Bursinel près Rolle en
Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 07 novembre 1778, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/603/, version du 19.03.2018.
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