Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée XXVII. Lecture d'une dissertation de l'abbé de Saint-Réal sur la valeur », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 25 mai 1743, vol. 1, p. 314-325

XXVII. Assemblée.

Du 25 May 1743. Présens Messieurs DeBochat
Lieutenant Baillival, Seigneux Bourguemaistre, Polier Recteur,
Seigneux Boursier, Seigneux Assesseur, D’Apples Professeur, Bar=
on DeCaussade, DuLignon, De St Germain Conseiller.

Messieurs, Monsieur le Boursier dans son DiscoursDiscours de Monsieur le Comte.
de Samedi nous a parlé de l’usage des Sociétés particulières.

Il m’a montré que la plupart des Hommes ne recherchent
la Société que par instinct, par habitude, ou pour chasser l’ennui
qui les accable; que ne se proposant d’autre but que le plaisir,
ils ne réussissent pas à se le procurer, parce qu’ils négligent les
moïens propres pour cela. Après cela il a dépeint agréablement
les Sociétés d’aujourdhui, ou l’on passe son tems dans le tumulte
et dans le jeu, ce qui ne sauroit satisfaire un homme raison=
nable.

Pour corriger ces abus, il voudroit que sans bannir entière=
ment le jeu et les autres amusemens nécessaires après le tra=
vail, on s’attachât plus à la conversation, qui exerce l’esprit, et
il a marqué quelques caractères essentiels pour rendre une
Société utile et agréable.

Le 1er c’est la Vertu: les entretiens pour être charmans
ne doivent avoir rien d’opposé à la charité chrétienne, ni à
la Piété, il ne doit y regner ni médisance, ni irreligion

Le 2d une bienveuillance réciproque, et une estime mu=
tuelle.

Le 3e est un but marqué et fixe, et ce but ne doit pas
être le plaisir seul; car on le manquera le plus souvent; mais
on doit aussi avoir en vue de s’éclairer, et d’orner son esprit
de connoissances en l’amusant. Pour cela il ne faut dans de
tels entretiens ni pédanterie, ni envie d’étaler son savoir: il
ne faut pas non plus s’attacher uniquement à des questions
épineuses et embarrassées: mais il faut se proposer des matières
simples et les plus intéressantes.

Le 4e C’est la Variété qui est nécessaire pour piquer le
Gout et pour soutenir l’attention.

5e Il faut qu’il y ait encor de la Liberté pour pouvoir
/p. 315/ dire sans gène ce que l’on pense. Mais si on critique les pensées
des autres, il faut le faire avec autant de modestie que de sin=
cerité. La liberté a toujours produit quelque chose de Grand
et de Bon; au lieu que la gène et le Despotisme asservit l’Esprit
et le tient dans l’ignorance.

Dans une Société établie sur ces fondemens l’esprit s’orne
et se cultive, il aquiert de la délicatesse, du goût, et de la justesse
dans ses jugemens: On y apprend à bien parler; on y apprend
aussi à écouter et à se taire. Le cœur ne gagne pas moins
dans une telle Société; car l’esprit étant plus éclairé, le cœur
est aussi plus disposé à bien agir: il se remplit de complaisance
de douceur, de modestie, d’amitié et d’une noble émulation: et
ces sentimens qu’on a contracté par imitation, on les conserve
par habitude, et on les déploïe dans tout le commerce de la vie.

Il n’y a personne qui ne souhaittât d’être d’une Société
qui auroit les caractères que je viens d’indiquer. Mais quoiqu’il
soit difficile d’en former sur ce plan, mes souhaits à cet égard
sont accomplis: puisque tous les traits que j’ai rapporté ont été
tracés sur celle que vous composez, Messieurs, et de laquelle je
sens tout l’avantage que j’ai d’être Membre.

On a lu ensuitte une Piéce de Mr l’Abbé de St Real sur
la Valeur; elle est addressée à l’Electeur de Bavière; elle se
trouve au Tome Ve des Œuvres de Mr l’Abbé de Saint-Real
nouvelle edit. à la Haïe 1722 in 12° page 78. et finit à la pag. 131.
On étoit convenu il y a huit jours qu’elle feroit le sujet de cette
Société, mais comme elle étoit longue on s’est borné à la moitié,
et on est convenu de continuer dans la huitaine à examiner
cette Pièce; cependant je vais donner à présent l’abrégé de la
Pièce entière, puisque l’examen qu’on en fait n’a point été en=
tremèlé d’aucune autre matière.

Extrait de la Dissertation de Mr l'Abbé de St Real, sur la Valeur.Cette Lettre est remplie de complimens à l’Electeur, que l’Au=
teur assure qu’il ne connoit point, et qu’il n’a point envie de con-
noitre, je passerai tout cela sous silence, me bornant uniquement
à ce qu’il dit de la Valeur en elle même: Au reste cette Lettre
n’a point l’ordre qu’on devroit trouver dans un Traitté; elle n’a
pas non plus la précision qui fait le caractère d’une Lettre;
mais on doit la regarder comme une pièce d’eloquence, dans
laquelle l’Auteur qui prétend à la miserable gloire de bien écrire
a cherché à briller, (ce sont les paroles de l’Auteur), en quoi il me paroit
/p. 316/ qu’il n’a pas réussi: car il est très difficile de réduire ses idées sur la
Valeur, à certains Chefs, n’y aïant dans cette pièce ni definition de
la Valeur, ni raisonnemens suivis, ni preuve morale ou mathema=
tique par le moïen de laquelle l’Auteur appuïe son sentiment.

Il faut cependant avouer que cette pièce est écrite en bon
stile, d’une manière aisée et coulante, comme le sont tous les
Ouvrages de l’Auteur; elle est remplie d’une grand nombre de traits
d’Histoire curieux et interessans, tant anciens que modernes, qu’on
trouveroit à peine ailleurs, sur lesquels l’Auteur fait plusieurs
réflexions, et qui peuvent donner lieu à un grand nombre d’autres.
Entrons en matière.

L’Auteur n’admire pas moins la Valeur dans les jeunes
Gens que dans les autres hommes: parce que quelque grand que
soit le feu de la jeunesse, il n’étouffe point l’horreur de la mort
à moins que quelque autre passion ne soutienne ce feu: Dail=
leurs il est plus difficile a un jeune homme qui jouït de la
santé, qui goute le plaisir, et qui ne connoit pas les misères de
la vie, d’y renoncer, qu’à ceux qui, étant avancés en âge, trou=
vent qu’elle est aussi triste qu’ils la croïoient agréable

Le Vulgaire en juge autrement, parcequ’on voit plus de jeunes
gens prendre le parti des armes, que d’autres. Mais ce qui lui fait
croire que la Valeur est fort rare parmi les jeunes gens; c’est
que des personnes capables d’en juger assurent qu’ils ont toujours
vu, dans les occasions, plus d’assurance dans les hommes faits que
dans les jeunes gens. Dailleurs les jeunes gens s’engagent au métier
de la guerre par plusieurs motifs qui ne peuvent contrebalancer
la crainte de la mort, comme p.e. par coutume, par l’exemple
des Grands, le dégout de la maison paternelle, l’aversion pour
les professions qui engagent à une vie réglée, la honte de l’oi=
siveté, et plus que tout cela le desir, non de l’honneur, mais des
honneurs; il n’y en a que peu qui l’embrassent par un véritable
amour de la Gloire, seul capable de balancer la perte de la vie.

Il n’y a que ce dernier motif qui ait pu engager l’Electeur
à prendre le parti des armes. C’étoit pour aquerir la réputation
de courage qui sied si bien à un grand Prince qu’il s’engagea
dans la guerre contre le Turc qui se fit dans les années 1683
et suivantes, et qu’il s’exposa  à toute sorte de dangers, aux sieges
de Vienne, de Bude et à la bataille de Mohats. L’Auteur dit à ce sujet qu’il
/p. 317/ approuve l’Electeur d’avoir exposé sa vie genereusement pour aquerir
de la réputation que dailleurs étant jeune & n’aiant point de comman=
dement à l’armée, il pouvoit s’exposer au peril, et au désagrément d’un
mauvais succès sans honte: mais qu’une personne qui a un comman=
dement subalterne doit se tenir sur ses gardes, qu’il n’est obligé qu’à se
défendre, & qu’il peut ne rien entreprendre de plus sans qu’on ait
rien à lui reprocher.

L’Auteur suppose qu’une Valeur extraordinaire, ou pour mieux
une temerité qui porte à s’exposer sans menagement et sans rete=
nue au danger, est ordinairement accompagnée de vices, tels que la
cruauté, l’injustice, le manque de compassion, le mepris des Droits les
plus sacrés, puiqu’il attribuoit tous ces defauts à l’Electeur; mais il
ne resta pas longtems dans cette erreur; il reconnut par le portrait
qu’on lui fit du Prince, que la Bonté, la justice, la verité, le desin=
teressement formoient son caractere, et il se convainquit que la
Valeur héroïque n’est point incompatible avec les Vertus les plus
douces & les plus humaines.

La Valeur étant une Vertu peut pécher par l’excès comme par
le Défaut, que celle d’un Prince rempli de merite doit être accom=
pagnée de temperamens particuliers, qu’un Prince est injuste en=
vers soi même, inhumain envers ses Sujets, et ingrat envers
Dieu s’il ne prend pas soin de se conserver.

Il ne peut y avoir de mérite à perdre un bien sans qu’il nous
en revienne aucun avantage. La vie est un bien, donc on ne
sera point louable en s’exposant à la mort, qui plus est on se=
ra très blamable de risquer sa vie, à moins que ce ne soit
pour conserver d’autres biens plus précieux, tels que sont la
Justice et la Religion.

Quoique la Cause soit legitime on ne peut cependant pas
exposer sa vie, sans crime, à moins que l’on n’y soit engagé
personnellement. C’est à l’Etat à en donner l’ordre, parce que la
vie des Citoiens lui apartient en propre, et que c’est à lui à
choisir ceux dont il veut se servir pour défendre sa cause, et
tous ceux qui s’y ingérent sans son ordre commettent un cri=
me, puisqu’il est de l’intéret de l’Etat que tous les Sujets ne
soient pas soldats, & qu’ainsi il n’y a aucun particulier qui
puisse de son autorité particulière embrasser ce parti, puis
que un individu ne peut avoir aucun Droit plus qu’un au=
tre, et si tous les individus prenoient ce parti, cela renverseroit
et détruiroit la Société. Il n’y a que le seul cas d’un peril pres=
sant et extrème qui puisse autoriser tous les sujets à prendre les
/p. 318/ armes. Cet ordre, selon l’Auteur, est renfermé dans le serment
que tous les Particuliers de l’Armée sont censés avoir fait à l’E=
tat en s’engageant dans le service. De ce serment nait la permis=
sion et l’obligation de s’exposer pour nuire à l’Ennemi, et c’est cette
obligation seule qui excuse tout ce qui se fait de naturellement
méchant à la Guerre, qui lui fait changer de qualité, et rend in=
nocentes et louables des Actions, qui par tout ailleurs seroient des
crimes dignes du dernier Supplice.

De la il conclut que les volontaires ont toujours été regar=
dés par les sages Generaux et par les bons politiques comme d’hon=
nêtes Assassins; et il soutient cette opinion par l’exemple de Caton
le Censeur qui demanda à un Général Romain qui faisoit la
guerre aux derniers Rois de Macédoine, après qu’il eut licentié son
fils, « que puisque son fils ne vouloit pas se retirer, il l’engageat par
un nouveau Serment; parce que le prémier étant devenu nul par
le licentiement de la Légion ou il étoit enrollé, il n’étoit plus en
droit de combattre ». S’il n’est donc permis de faire la guerre, que
parce qu’on y est engagé par Serment, il s’ensuit clairement qu’on
n’est louable de s’y exposer, qu’autant que ce Serment y oblige.
La Raison en est qu’un Particulier n’est pas Maitre de sa vie, il
n’en a que l’usage, et la proprieté en apartient toute entière à
son Pays.

Un simple soldat n’étant pas d’une utilité considérable pour l’Etat
et étant nécessaire qu’il y ait des gens qui s’exposent dans une
guerre juste, il est louable à lui non seulement de s’y engager,
mais encore de ne s’y point épargner. Il n’est pas à craindre qu’il
en fasse trop; parce qu’il ne fait rien de son mouvement, mais seu=
lement autant qu’il est commandé; et alors il ne lui apartient pas
de juger jusqu’ou il est nécessaire qu’il s’expose, c’est aux Officiers
à l’arrêter. Et en ce point il a un grand avantage sur eux; car
la Régle de son Devoir est si claire, qu’il ne sauroit s’y méprendre;
il n’a point à se modérer, il peut s’abandonner sans scrupule à
tout ce que son courage lui inspire, et il a le mérite de l’obeissan=
ce, outre celui de la Valeur.

Il n’en est pas de même d’un Officier. L’obéissance qu’il rend
au Général n’étant pas aveugle, c’est à lui à juger jusqu’ou il
doit s’exposer, et exposer ceux qu’il commande pour le but de sa
commission; et autant que sa vie est plus nécessaire pour ce but
que celle de chacun de ses Soldats, autant aussi est-il obligé de la
menager plus que celle de ses Soldats. Il ne doit donc pas la ris=
quer sans nécessité, ou du moins sans une utilité si grande, que
le risque qu’il court ne soit pas considerable en comparaison de
/p. 319/ l’avantage qu’il espère d’en retirer. A quels ménagemens un Gé=
néral n’est-il donc pas obligé dans la rigueur de son Devoir; et
peut-il sans inhumanité exposer, hors de la derniere nécessité, une
vie comme la sienne, dont tant d’autres dépendent? C’est la diffé=
rence essentielle, qu’il y a a mettre entre lui et les Officiers subal=
ternes.

Les subalternes peuvent, s’exposer sans une nécessité extrème,
pour une utilité plus ou moins considérable, selon que leur Rang est
plus ou moins elevé, quand ils ne peuvent parvenir à cette utilité
qu’en s’exposant. Mais nulle Utilité, quelque grande qu’elle puis=
se être, ne mérite qu’un Général s’expose; parce que rien ne sau=
roit être plus utile pour une Armée que la Vie de son Général:
et il n’y a que la dernière Nécessité qui puisse l’y obliger.

Or cette dernière Nécessité ne se peut trouver que dans la
Défensive,  & jamais à attaquer. Ce ne peut donc être que quand
une Armée est menacée d’une entière Défaite, si le Général ne
s’expose: et en ce cas, comme il n’est rien de si honteux qu’un
Général qui survit à son Armée, il lui est non seulement per=
mis, mais encore nécessaire, de s’exposer.

Voilà en quel cas il est aussi honteux à un Général de se
ménager, qu’il lui est honteux en tout autre de ne se ménager pas.
Comme il est bien plus à son Armée que son Armée n’est à Lui,
il ne peut disposer de lui même, que comme son Armée a inté=
ret qu’il en dispose. Ainsi il est également obligé, de périr, s’il
est nécessaire pour la sauver, et de se conserver pour elle, s’il
n’est pas nécessaire qu’il périsse.

C’est sur ce Principe, que nous voions dans l’Histoire Payenne
tant de Généraux se sacrifier pour rendre leur parti victorieux.

Il n’y a qu’un seul Cas, ou l’Antiquité Payenne a loué des Gé=
néraux, pour avoir exposé leur Vie sans nécessité, c’est quand ils
croioient que les Dieux avoient dessiné la Victoire à leur Parti
pour recompense de leur Mort. C’est par ce motif que Codrus Roi d’A=
thènes, et les trois Décies, Père, Fils et Petitfils chez les Romains, se
sont dévoués à la Mort, et ont remporté les éloges du Public.

Mais dans quel Cas un Prince Chrétien peut-il être excusable
de s’exposer sans la dernière Nécessité? Il n’y en a aucun. Il y a en=
tre une Armée et son Général un contrat tacite qui le porte à la
conserver, et à se conserver autant qu’il seroit nécessaire qu’il se con=
servât pour le bien de cette Armée. Ainsi en s’exposant, il manque
à la Bonnefoi, et il se rend coupable d’ingratitude envers ceux
qui ont mis leur Confiance en Lui. De plus il leur donne un
/p. 320/ exemple pernicieux, et il les met comme dans la Nécessité de s’exposer
mal à propos; Car enfin, qui ose se ménager quand un Général s’a=
bandonne, et de combien de Morts inutiles ce Dereglement n’est-il pas
suivi? Morts d’autant plus déplorables que ce sont les plus braves
et les plus considerables d’une Armée qui se laissent entrainer par
l’exemple du Général.

Si un General qui n’a que la qualité de Général soit ménager sa
Vie pour le bien de son Armée, un Général qui est en même tems Sou=
verain y est obligé encor plus fortement; car quand sa conduite seroit
innocente à l’égard de son Armée, elle ne le seroit pas à l’égard de son
Etat. Les Princes sont liés à leurs Sujets par des Liens naturels & in=
dissolubles. Un Prince est plus à son Etat, que son Etat n’est à lui, pour
être le Souverain Magistrat, il n’en est pas moins soumis aux Loix, il
doit compte de sa Vie à son Païs, comme un simple Particulier, et son
Païs est en droit de lui en demander un compte d’autant plus rigou=
reux, que sa Vie est plus importante à son Païs, que celle de mille
Particuliers. En précipitant sa Mort il prive ses Sujets des avantages
qu’il devoit leur procurer, et cela pour satisfaire sa vaine Gloire.
La Valeur du Prince est de toutes ses Vertus la plus inutile à ses Sujets
& les cas ou il peut être obligé de s’exposer pour eux sont extrémement
rares; La Justice et l’Humanité sont bien plus utiles pour les Peuples.

L’Auteur fait voir par l’exemple des plus grands Capitaines que
la Valeur dans un Général ne demande pas qu’il expose sa vie sans
une grande Necessité, & seulement pour se défendre. Il cite sur cela
l’exemple du Duc de Parme, de Pelopidas Thebain, de Timothée Athe=
nien, de Scipion l’Africain, de Caton le Censeur, et de plusieurs autres.
Il cite aussi l’exemple de plusieurs autres Chefs qui ont perdu la vie
en combattant témérairement & en s’exposant sans nécessité, et il
raporte le jugement que de grands Hommes ont porté de cette con=
duite téméraire.

L’Auteur conclud son Discours en disant que son But a été d’engager
l’Electeur à ménager sa Vie et à ne plus s’exposer à présent qu’il est Géné=
ral comme il l’a fait; que ce qui convient à un simple Gentilhomme
qui n’a point de Fortune, ne lui convient pas dans le Poste ou il est,
Il juge que le motif qui l’a fait exposer est l’erreur ou il est qu’on l’esti=
mera davantage; il convient qu’il y a des gens assez mauvais Juges
du mérite, de même que de la Valeur, qui blameront le soin qu’un
Général prendra de se conserver; mais il conseille à l’Electeur de ne
leur répondre qu’en plaisantant, comme ont fait ces Generaux de
l’Antiquité et de notre Siecle, à qui on a fait le même reproche,
et il est persuadé que les personnes sensées de qui seulement on doit
chercher l’estime penseront comme lui, et que l’approbation que le
/p. 321/ Public donnera à son ouvrage, fera sentir au Prince combien
il s’est trompé.

Sentiment de Mr le Conseiller De St Germain.Il est difficile, a dit Monsieur le Conseiller De Saint Ger=
main, de suivre l’Abbé de St Real dans toutes les raisons qu’il avan=
ce dans ce Discours, il est trop peu méthodique pour cela. Peut être n’a
t-il écrit sur la Valeur que pour faire sa Cour à l’Electeur. Sa Disserta=
tion revient en gros à ceci. Vous êtes un grand Prince, dont la Vie
est utile à vos Sujets, & vous devez la ménager pour leur avantage.
Boileau a critiqué Chapelain de ce qu’il avoit écrit des choses qu’il
n’entendoit pas; St Real de même a fait des méprises, parce qu’il
a parlé de ce qui n’étoit pas de son métier.

Un Général qui s’expose engage sa Troupe à s’exposer aussi,
cela est vrai, mais personne ne blamera ni le Général, ni la Troupe.
la Critique de l’Auteur sur ce sujet, n’est pas celle du Public.

La Valeur est une branche du courage: On peut avoir du Cou=
rage dans toutes les Conditions. Un Magistrat a besoin de courage
pour remplir ses fonctions avec exactitude & avec regularité, &
pour ne point se laisser ébranler par les Censures, les Critiques, les
reproches, les menaces, & les mauvais traittemens de ceux dont il
renverse les mauvais desseins. Un Martyr a besoin de courage, pour
soutenir les tourmens auxquels il est exposé sans abandonner la
Cause de l’Evangile. Un Citoïen a besoin de Courage pour suppor=
ter les désagrémens auxquels sa Condition l’expose, les injustices soit
publiques, soit particuliéres qu’on lui fait souffrir &c.

Le Courage dans le Militaire est peu différent de l’intrepi=
dité; il consiste à soutenir son Poste, malgré le Danger dont on
y est menacé, au péril même de sa Vie. La Valeur va plus loin,
elle porte à aller au devant du Péril. La Valeur diffère encor de
la Fermeté, qui ne consiste dans un Militaire qu’à garder ce qui
lui a été confié.

Sentiment de Mr le Professeur D'ApplesJe me bornerai, a dit Monsieur le Professeur D’Apples, à fai=
re quelques Remarques sur le Discours qu’on vient de lire. 1° L’Au=
teur dit bien des choses outrées, lorsqu’il propose à son Heros de mé=
nager sa Vie. 2° On remarque dans ce Discours une Flatterie ou=
trée. 3° Il distingue la Bravoure d’un jeune Homme, de celle d’un
Homme d’un Age plus avancé. Dans le jeune Homme, dit l’Auteur,
c’est un bouillon de son Age; et dans l’Homme âgé, c’est un Dégout
de la Vie. Peut être dans le prémier, y entre-t-il du Feu de l’Age
mais l’Homme âgé ne sauroit haïr la Vie sans être Fou.

4° L’Auteur définit la Valeur de cette manière, C’est le Courage
/p. 322/ qui combat pour la Vertu. Cette Définition est vague. On en auroit une
idée plus juste, si on disoit que, c’est ce qui convient qu’un Soldat fasse
pour remplir son Devoir. Dans un Officier il faut y joindre la Prudence
pour bien diriger toutes les Opérations.

Monsieur le Lieutenant Ballival DeBochat trouve que ce queSentiment de Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.
l’Auteur a dit sur l’obligation ou tout Membre de la Société est par
rapport à cette Société, est bon et solide.

Il n’approuve pas de même ce que l’Auteur a dit sur plusieurs
Questions particulières qu’il a inséré dans son Discours. Par exemple,
ce qu’il dit de l’Excommunication des Volontaires, ou plutot, de ce qu’il
les appelle d’honnêtes Assassins, cela est trop rude. Il y a des Sermens
tacites, comme il y en a d’exprès, c’est ce que l’Auteur lui même reconnoit;
Or dès que le Général qui a l’autorité suffisante pour recevoir quel=
cun dans l’Armée, y reçoit le Volontaire, celui-ci est censé y être
engagé, et il fait légitimement ce qu’il y fait, comme tous les autres
Soldats. Je n’examine pas le motif, qui détermine une Personne à
servir comme Volontaire, et ce sont ces motifs qui décident si une
Personne est coupable ou innocente devant Dieu: Mais j’examine seu=
lement cette Question, si un Volontaire peut sans avoir prété Serment
faire ce que fait un Soldat, sans être Meurtrier? Ouï, il le peut, lors=
que le Général l’a reçeu dans son Armée.

Le Prince est obligé de rendre compte de sa Vie à ses Sujets, dit
St Real, et il oppose cette obligation à l’Indépendance; cela n’est pas
exact. Le Prince est obligé à rendre compte de sa Vie à ses Sujets,
mais malgré cela, il est indépendant. Il doit avoir de bonnes Raisons
d’agir; mais on ne peut pas le géner à rendre compte, ni le punir.
Le Prince n’a point soumis sa Liberté, ni sa Volonté, mais ouï bien
ses Sujets.

La définition que l’Auteur a donné de la Valeur est mauvaise;
On peut la définir de cette manière: C’est une Disposition d’Esprit
et de Cœur à remplir tout ce que notre Situation demande aux
dépends de nos Membres & de notre Vie. Cette Disposition ne doit
rien avoir d’impétueux & de fougueux, mais elle doit être éclai=
rée, ensorte que nous puissions juger de la nécessité & de l’im=
portance de tout ce que nous faisons. Tout le Monde peut
faire usage de la Valeur.

Il faut considérer, c’est Monsieur l’Assesseur Seigneux quiSentiment de Mr l'Assesseur Seigneux.
parle, le but de l’Auteur qui est de montrer aux Généraux jus=
qu’à quel point ils peuvent avoir de la Valeur, pour ne pas expo=
ser témérairement eux et leurs Soldats. La Valeur conduite par
/p. 323/ la Prudence est une Vertu, mais si elle est conduite par la Fougue
elle devient un Vice, parce qu’elle est la Source de plusieurs désordres.
Dailleurs il n’y a aucune Qualité dans l’Homme qui puisse être
apellée du nom de Vertu, qu’autant qu’elle est perfectionnée et
dirigée par la Raison; c’est par la Réflexion qu’elles deviennent
Vertus.

Un Prince est obligé de se ménager pour le bien de ses Su=
jets; il doit aussi ménager ses Peuples qui ne se sont soumis
à sa Domination, que dans l’espérance qu’il prendroit soin d’eux.
S’il n’est pas obligé de leur rendre compte de sa Conduite, il le
rendra certainement à Dieu, à qui le sang versé crie vengeance.

La Valeur, a dit Monsieur le Recteur Polier, convient àSentiment de Mr le Recteur Polier.
toutes les Professions, comme elle convient à la Guerre: il n’y a
point de Vertu qui ne soit applicable à toutes les Conditions.

Le mot de Valeur dans son Origine qui est Latine, designe
quelque chose de transcendant, et les Latins donnant le nom de
Virtus à ce que nous nommons Valeur, marquoient qu’elle con=
venoit à tous les Etats. Je ne définirai point la Valeur, MonsieurDe Bochat
l’aïant fait d’une maniere complette. Nous avons une es=
pèce de Guerre à soutenir, savoir contre les Passions. Nous
avons dans les Passions des Ennemis plus dangereux que les Sol=
dats. Il nous importe donc infiniment d’avoir de la Valeur, et
nous ne saurions en manquer sans qu’il nous en arrive un très
grand mal. Il y a plus de Gloire, dit le Sage, à se vaincre soi
même qu’à prendre des Villes.

L’Auteur, suivant Monsieur le Bourguemaistre Seigneux,Sentiment de Mr le Bourguemaistre Seigneux.
a eu un double but; L’un étoit de louer l’Electeur de Baviere,
et l’autre de justifier la conduite de Louïs XIV, qui demeuroit
tranquille dans son Palais, tandis que ses Troupes se battoi=
ent de tous cotés.

La Valeur présente une idée plus générale que les termes
de Courage et de Bravoure. Il désigne la Fermeté qu’on a
de pratiquer son Devoir sans que les Dangers puissent nous
rebuter. Le terme de Valeur se prend toujours dans un bon
sens, et il ne se rapporte qu’à la Guerre. La Fermeté a pour ob=
jet tous les Maux de la Vie.

Monsieur le Baron De Caussade a dit que l’idée de l’AuteurSentiment de Mr le Baron De Caussade.
qui ne veut pas qu’un Prince s’expose lui rappelle l’action du Duc
De Longueville qui alla attaquer les Hollandois derrière leurs Lignes,
et qui leur dit quand on lui demanda quartier, Point de quartier
/p. 324/ à ces Canailles, répondit le Duc. Cette réponse dure et insultante irrita
les Hollandois, ils se défendirent en désespérés, tuèrent le Duc et quanti=
té de Noblesse.

L’Abbé de St Real, a dit Monsieur DuLignon, a eu en vue de faireSentiment de Mr Du Lignon.
un Panégyrique délicat du Duc de Bavière; il paroit le condanner en
quelques endroits, mais il ne l’a blamé que pour le louer avec plus d’es=
prit dans la suite. Il parle ensuite de la Valeur, mais seulement par oc=
casion, et ce qu’il en dit tient plus de l’Orateur que du Philosophe.

L’Auteur a eu en vue, a dit Monsieur le Boursier Seigneux, deSentiment de Mr le Boursier Seigneux.
s’immortaliser avec l’Electeur, c’est ce qui paroit assez par le tour sin=
gulier et nouveau qu’il prend; il s’intéresse vivement pour l’Electeur
qu’il ne connoit pas, il l’approuve, il le blâme, il le loue; tantot
il parle en Maitre, tantot en Fils respectueux, & tout cela il
le fait avec un si grand désinteressement que si l’Electeur souhai=
toit de le connoitre, il ne se produiroit pas devant lui; il renonce
jusqu’à la Gloire pour ce Prince, puisqu’il préfére d’écrire en
desordre, à la conservation de l’Electeur, qu’il a envie d’engager
à ne mettre plus sa Vie en danger, comme il l’a fait.

S’il y a une Vertu utile à pratiquer c’est la Valeur. La Va=
leur est une Constance et une Fermeté d’ame dans les Combats,
qui est habituelle. Le Courage n’indique pas l’habitude, c’est
un mouvement vif, mais qui n’a pas duré longtems, en un mot
un acte de cette Vertu qu’on nomme Valeur. La Valeur prise dans le
Sens qu’on a indiqué, est toujours estimable, & se prend toujours en
bonne part. La Valeur est une branche de la Constance de l’Ame:
C’est là un Sens de ce terme, plus général, que celui qu’on a mar=
qué. Dans ce Sens la Valeur embrasse un grand nombre de cas,
qu’un seul Homme n’embrasse jamais. Si on donnoit le nom de Va=
leur au seul mépris de la Vie, un Couvreur passeroit et devroit
passer comme aiant de la Valeur: cependant on ne lui donne pas
ce Titre, parce qu’il fait un métier mercénaire.

Si un Prince conserve sa Vie dans les cas ou il peut la conser=
ver sans nuire à sa cause, il conservera aussi la Vie à beaucoup de Per=
sonnes. Un Général ne doit s’exposer qu’à proportion de l’avantage qui
lui revient du péril qu’il court.

La Valeur telle que nous l’avons définie importe infiniment plus
dans un Prince que dans une Personne d’un Ordre différent; elle im=
porte moins dans un simple Général, moins dans un Officier, moins
dans un Soldat, qui n’a qu’a obéir, et dont l’exemple n’a que peu
d’influence, au lieu que celui d’un Officier en a d’autant plus que son rang est plus
/p. 325/ élevé, & qu’il est exposé aux yeux d’un plus grand nombre de person=
nes. Les raisons qui engagent un Prince Souverain qui est à la tê=
te d’une Armée à se ménager, sont plus fortes que celles qui regar=
dent un simple Général, et ces mêmes raisons sont plus fortes pour
un Général que pour un Subalterne. 1° Il doit compte à son Peuple de
sa Vie et de la leur, non un compte rigoureux; mais un compte tel
que le demandent les engagemens entre le Prince et le Peuple: il
en doit aussi rendre un compte exact à Dieu. Un Prince peut être
considéré comme tenant son autorité du consentement du Peuple;
or dans ce cas il est visible que les Peuples non consenti à se sou=
mettre à un Chef, que dans la persuasion, & sous la condition expres=
se qu’il prendroit soin d’eux; lors donc qu’un Prince expose ses Su=
jets, ou qu’il risque sa Vie propre sans nécessité, il viole les en=
gagemens dans lesquels, il est entré. On peut encor considérer
un Souverain comme tenant son Autorité de Dieu; Dans ce cas
encor on doit conclure que Dieu ne lui a confié cette autorité
que dans la vue qu’il procurât le bien et l’avantage des hommes
que la Providence lui a assujettis. Si donc le Prince contre cette
intention de Dieu, qui lui est connue, expose sans nécessité à la
mort ses Sujets, il est clair qu’il rendra compte de l’abus qu’il a
fait de son Autorité, à celui qui doit juger le Monde sans au=
cune acception de Personnes.

2° Un Prince est encor obligé de se ménager parce que l’e=
xemple de témérité qu’il donne, engage quantité de Personnes à
s’exposer comme lui; soit qu’ils y soient entrainés par cette force
que tout exemple en général a sur le cœur de l’Homme; force
qui est d’autant plus grande, que celui qui donne cet exemple, est
plus estimé et honoré; soit que les Peuples cherchent à gagner
la faveur du Prince, en imitant son exemple.

Quoique j’aie dit que la Valeur est une Fermeté d’ame, je
ne veux pas dire que la Valeur soir aussi étendue que la Fermeté,
il y a différentes espéces de Fermeté, qui ne se rencontrent pas
toujours dans un même Sujet. Un Général, par exemple, qui af=
fronte la Mort, ne soutient pas sans crier les Douleurs de la
Goute. Cette Fermeté dans les Douleurs n’entre pas dans la
Valeur.

Note

  Public

Vous avez rencontré une erreur ou une coquille dans cette transcription ? N'hésitez pas à nous contacter pour nous la mentionner.

Etendue
intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée XXVII. Lecture d'une dissertation de l'abbé de Saint-Réal sur la valeur », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 25 mai 1743, vol. 1, p. 314-325, cote BCUL 2S 1386/1. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/536/, version du 24.06.2013.
Remarque: nous vous recommandons pour l'impression d'utiliser le navigateur Safari.