Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée XVI. Essai sur l'égalité des hommes », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 09 mars 1743, vol. 1, p. 173-186

XVI. Assemblée

Du 9e Mars 1743. Présens Messieurs Polier Recteur,
Seigneux Boursier, Seigneux Assesseur, Baron DeCaussade, Du=
Lignon, DeCheseaux Conseiller, D’Apples Professeur, DeSaint
Germain Conseiller.

Discours de Monsieur le Comte.Messieurs. Le Chapitre que vous lutes dernierement du
Livre de l’Institution d’un Prince, propose les Préjugés que l’on
a dans le Monde contre la Piété, et les raisons que l’Auteur rap=
porte pour les détruire soutenues de vos réflexions, montrent par=
faitement la fausseté de ces préjugés, et font voir clairement
que la Piété est la seule chose qui nous soit véritablement a=
vantageuse.

à Mr le Conseiller DeChesaux.Monsieur DeCheseaux vous m’avez fait le précis de la Lec=
ture. L’Auteur, avez-vous dit, rapporte trois préjugés qu’on a contre
la Piété.

Le 1er C’est qu’on attribue à la Piété les défauts de ceux qui s’at=
tachent à en suivre les régles, et on la méprise, parceque ceux qui
ont de la Piété conservent avec elle quelques qualités méprisables.

Le 2d C’est qu’on regarde la Piété comme inutile, parce qu’elle ne
procure pas des richesses et des biens temporels, en un mot des secours
pour soulager les besoins de cette vie, auxquels on fait plus d’attention
qu’aux biens spirituels et à venir.

Le 3e préjugé qui sert à dégouter particuliérement les Princes
de la Piété, c’est qu’on la regarde comme sevère, triste, ennemie du
plaisir, et ceux qui la professent comme peu complaisans et peu
propres à la Cour, ou on aime les flatteurs & les personnes d’un es=
prit souple.

L’Auteur refute le prémier préjugé en disant qu’il n’y a per=
sonne qui condanne plus fortement tous les défauts que la Religi=
on, et que, si ceux qui font profession d’être pieux en conservent
quelques uns, on ne doit pas les lui attribuer, mais il faut dire que ces
personnes ne suivent pas exactement ce que la Religion prescrit.

Sur le second, il dit que le prix de la Vertu ne dépend pas de l’u=
sage qu’on en peut faire dans ce Monde; mais qu’elle se rapporte
particuliérement à la vie à venir. De plus la Piété contribue à l’a=
vancement de nos affaires temporelles, lorsqu’elle est jointe aux Ta=
lens de l’Esprit, plus que toutes les Qualités de l’Esprit ne pourroient
le faire seules.

/p. 174/ Sur le troisième, l’Auteur dit que l’attachement que les personnes
pieuses ont pour leur Devoir, qui les empéche de s’en écarter, et leur
gout pour la vérité, qui les éloigne de la flatterie, est ce qui devroit
les faire aimer et estimer plus que tous les Hommes qui ne sont pas
attachés à la Religion.

Vous avez ajouté, Monsieur, que ceux qui ont quelques vertus
mondaines sans Religion, ne se soutiennent dans la pratique de ces
Vertus, que lorsqu’ils sont exposés aux yeux des Hommes. Mais lors
qu’ils sont seuls, ou que leurs actions peuvent être cachées, ils s’aban=
donnent sans scrupule à leurs passions et à leur intérêt: au lieu
que ceux qui ont de la Religion, étant persuadés qu’ils sont par tout
sous les yeux du Seigneur, seront fidèles à tous leurs Devoirs dans
toute occasion.

A Mr le Bourguemaistre Seigneux.Vous m’avez indiqué, Monsieur le Bourguemaistre, un autre pré=
jugé contre la Piété, qui se trouve en particulier chez les Princes. C’est
que la Piété ne donne point les Qualités nécessaires pour gouverner,
telles que sont l’Intelligence, la pénétration, le courage &c. Vous y
avez répondu en disant, que la Religion n’empéche point ces Vertus;
qu’au contraire, elle recommande à chacun d’aquerir toutes les Quali=
tés nécessaires à l’état dans lequel il se trouve. Si les Princes étoient
convaincus de cette vérité, comme ils devroient l’être, ils préféreroient
toujours les personnes qui sont attachées à la Religion et remplies de
piété, à celles qui n’en ont pas, dans la distribution des Emplois.

A Mr le Boursier Seigneux.Vous m’avez aussi dit, Monsieur le Boursier, que l’hypocrïsie de la
plupart de ceux qui font profession de piété donnoit aux gens du monde
du mépris pour elle, dans la persuasion ou ils sont que la Religion ne
sert que d’un moïen pour en imposer aux autres.

Mais, avez vous dit, la Religion déteste les hypocrites; d’ailleurs ce
qui fait voir l’utilité de la Religion, c’est que ceux qui ne l’aiment pas
ne laissent pas d’en revétir les apparences pour se rendre plus respec=
tables.

A Mr DeCheseaux le fils.Vous m’avez encor indiqué un préjugé contre la Religion: c’est
qu’on la regarde comme opposée à la Raison. C’est un préjugé qu’on
a sur tout contre la Religion Catholique, et qui malheureusement
n’est que trop bien fondé. Mais on ne peut avoir une telle idée de
la véritable Religion, puisqu’elle vient de Dieu qui est infiniment
raisonnable. D’ailleurs il ne faut que la connoitre pour être convain=
cu qu’elle ne renferme rien que la droite Raison n’approuve.

Après ce Discours de Monsieur le Comte, Monsieur le Conseiller
/p. 175/ DeCheseaux a lu un Discours sur l’égalité des hommes; sujet
dont il s’étoit chargé dans une des précédentes Assemblées.

Essai sur l'égalité des hommes par Mr le Conseiller De Cheseaux.Monsieur le Comte et Messieurs. Je me propose d’établir
que tous les hommes sont égaux, et qu’ils ont tous un droit
égal aux biens & aux presens de la Nature.

Dans cette vue je considérerai dabord les hommes dans l’é=
tat naturel sans faire attention à leurs rélations. Ensuite j’exa=
minerai si les rélations ou l’état de Société et la Révélation
y ont apporté quelque changement.

Si je considère l’état & la condition naturelle de l’homme
je trouve à tous égards une entière égalité entr’eux.

Les hommes ont tous la même origine, et la succession des
générations s’est toujours soutenue et se soutient encor chez
tous les hommes, par les mêmes moïens.

Ils naissent formés de même, foibles, sans aucun usage
presque de leurs Sens & de leurs Organes, et incapables de se
procurer ce qui leur est nécessaire.

Ces Sens sont les mêmes & pour le nombre et pour l’éten=
due, l’un n’en aïant aucun de plus que le général; et s’il y a
quelque différence pour la vivacité du sentiment, elle est si
lègère qu’elle ne mérite aucune attention.

Ils ont tous également besoin d’alimens pour soutenir leur
vie; Ils sont également sujets aux maladies, le plus robuste
comme celui qui l’est moins: Enfin tous sujets à la mort. Et
pour le dire en un mot, Ils sont tous poudre, et retourneront
tous en poudre.

Si je considère les hommes du côté de l’Esprit, je trouve
qu’ils naissent tous sans aucune idée, dans l’impuissance de
saisir celle des autres, et de faire connoitre leurs besoins.

Ils n’aquiérent tous des connoissances qu’avec le tems, l’ap=
plication et l’expérience, le plus grand Génie comme le plus petit.

Il est vrai qu’il se rencontre des hommes dont l’imagination
est si vive, et l’Esprit si pénétrant, qu’ils semblent être d’une au=
tre espèce que les stupides & les imbécilles; Mais cette différence n’est
que dans les organes. Qu’il survienne une maladie, ce grand Gé=
nie perd toute sa vivacité & sa pénétration, et dans peu de jours
est souvent réduit à l’état de ces derniers. Une vieillesse prématu=
rée leur ote le souvenir de tout ce qu’ils ont appris, et les rejette
dans l’ignorance et la foiblesse de l’enfance.

/p. 176/ Quant à leurs inclinations et leurs passions, elles sont les mêmes chez
tous les hommes, la crainte, l’espérance, la haine, l’amour, l’ambition,
les appetits sensuels; Celui qui en démèle les sources et en prévoit les
suites, n’en est pas plus exemt que celui qui les ignore.

Si quelcun d’eux paroit Supérieur aux autres par sa modération
et possède l’art de reprimer ses passions, ce n’est pour l’ordinaire qu’a=
vec le secours d’une passion opposée.

S’il est exemt d’ambition, c’est qu’il est plus sensible au repos et aux
plaisirs. S’il n’est pas entaché d’avarice, c’est qu’il aime le faste et la
dépense. Si cet ordre de Gens polis, qu’on appelle Gens du monde, ne
sont pas si susceptibles, que le Peuple, des passions grossières, il est
d’un autre côté dominé par l’ambition. Ainsi chez tous les hommes
dans tous les ordres, agissent les mêmes principes, l’amour du plaisir
et celui de la gloire; et à cet égard, ils se retrouvent tous égaux.

La Valeur et la grandeur de courage qui forme les Héros, ces
hommes qui semblent faits pour commander aux autres, ne les
tirent point de l’égalité. Car si ces Qualités sont des effets du Tem=
pérament, ils ont cela de commun avec un grand nombre de ceux
même à qui ils commandent; puisqu’on a vu de tout tems de sim=
ples Soldats donner des marques de l’une et de l’autre. Si elles ont pour
cause l’ambition & l’amour de la Gloire, ces passions se trouvent
aussi chez les autres hommes; comme je l’ai dit; si ce n’est qu’elles
sont plus vives et actives dans ces hommes distingués: Et si ces passions
sont des foiblesses, comme elles en sont effectivement quand on s’y
abandonne, on peut dire que ces derniers sont plus foibles que le
commun des hommes; Et par conséquent inferieurs à cet égard.

D’ailleurs ces grands Hommes qui semblent avoir une fermeté
d’Ame non commune dans les dangers, la perdent et s’amollissent dans
les plaisirs. Alexandre se livra sans retenue à la débauche: Et l’on
a vu des Martyrs qui avoient resisté aux plus cruels tourmens, ceder
aux attraits de la volupté.

Si donc tous les avantages qu’un homme peut avoir sur un
autre, tels que des Sens plus exquis, la force du Génie, la grandeur
du courage, ne détruisent point cette égalité, je dis que tous les Hom=
mes ont tous un droit égal sur tous les biens de la vie. Car puisque le
Créateur qui a formé les Hommes sujets à plusieurs besoins communs
à tous, comme des Alimens, des Habillemens, du Couvert, a fait aus=
si toutes les choses nécessaires pour y subvenir. Et puisqu’ils tien=
nent les uns & les autres de la même main, il est clair que tous
/p. 177/ ceux qui sont sujets à ces besoins, ont droit aux choses destinées à
les soulager; et qu’il n’y a point de raison de penser que le Créa=
teur en ait voulu priver quelques-uns, à l’avantage des autres,
à moins qu’il ne l’ait déclaré.

Nul donc n’est en droit de s’approprier plus que ses besoins
ne le demandent aux dépends d’autrui; mais chacun doit avoir
à proportion.

Je vais voir à présent, si l’état de Société, ou la Révélation
y a apporté quelque changement.

Les Rélations et Distinctions entre les hommes sont formées
ou par la Nature, comme les liaisons du sang; les différences
d’âge; ou établies par les Hommes, comme celles de Supérieur
d’inférieur et plusieurs autres.

En considérant ces deux espéces de Rélations, & faisant abs=
traction de l’intention du Créateur, qui a formé les unes, et donné,
pour ainsi dire, la sanction à quelques autres, je ne trouve qu’un
seul fondement, sur lequel elles puissent obliger une personne en
faveur d’une autre. Ce fondement est celui de la Retribution de ce
qu’il a receu.

Car quelle autre raison puis-je alléguer, pour exiger de quelcun
qu’il m’abandonne ce qu’il possède, si ce n’est, parcequ’il le tient de
moi, ou que je lui en ai donné l’équivalent? Et pour quelle rai=
son puis-je exiger des offices de lui, si ce n’est pour cela seul que
je lui en ai rendu de pareils: ou, ce qui revient au même, par=
ce qu’il s’est engagé à faire telle ou telle chose dans l’espérance,
ou sous la promesse d’un retour de ma part, lequel il considère
comme une chose déja reçue?

Cette vérité se fera mieux sentir par l’examen de quelques
unes de ces Rélations.

La prémiére Rélation naturelle, qui se présente à l’Esprit,
est celle d’un Pére à ses Enfans. Elle semble dabord établir
sans conteste une obligation très étroite de la part de ces der=
niers; puisqu’en aïant reçu la vie, ils ont reçu le principe de
tous les biens. Mais on ne disconviendra pas sans doute, que
si ce Pére, se contentant d’avoir donné la vie à ses Enfans, les
abandonne sans secours, dès leur naissance, à tous les besoins &
les misères auxquelles elle est sujette, il leur a fait en ce cas, un
present de nulle valeur; puisqu’il vaudroit autant n’être point,
que d’être misérable. Et s’ils ne tiennent de lui qu’une vie misérable,
/p. 178/ sans aucun bien, & sans aucune douceur, je ne vois aucune raison
qui les engage à lui rendre par leur obéissance et leur soumission
des biens & des douceurs qu’il leur a refusés. Et je ne les crois pas
plus obligés envers lui, qu’un animal ne l’est envers son semblable.

Tout le Monde sent assurément que les véritables fondemens de
l’obéissance et de la soumission que les Enfans doivent à leurs Péres,
sont les soins & les secours qu’ils en ont reçeu, ce qui établit une
égalité naturelle entr’eux.

Une autre Rélation naturelle est celle que forme l’âge, je
veux dire, celle de la Vieillesse à la Jeunesse, dont je fais ici men=
tion; parce que tous les hommes conviennent que celle-ci doit
du respect et des égards à celle là.

Mais je demande, si ces égards sont simplement dus au
nombre des années? Non sans doute: car sur ce pié là, je de=
vrois respecter le vieillard quelque méprisable qu’il fut dailleurs.

Ces égards sont donc fondés, ou sur la foiblesse de cet âge,
qui a besoin de secours; En ce cas, ce ne sont que des égards de com=
passion, tels qu’ils sont dus à un malade, ou à un enfant;

Ou sur des services rendus, et des bienfaits; En ce cas le Vieil=
lard est en droit d’en exiger de pareils, et mérite du retour de
la part de la Société dont il est Membre. Mais qu’un Vieillard
n’ait uniquement vécu que pour lui; qu’il ait négligé de faire
du bien, pendant qu’il en a eu les occasions; qu’il n’ait eu que
de l’indifférence pour ses Concitoïens; assurément il sera regardé
d’eux avec la même indifférence, pour ne pas dire avec mépris.

Quant aux Rélations & aux Distinctions d’Ordre et de Rang,
qui ont été établies par les Hommes, elles ne sont autre chose que
les Traittés et Conventions faites entr’eux de gré à gré, pour se pro=
curer certains avantages qui ne peuvent avoir lieu, que par le moïen
de l’union de plusieurs, et de leur accord mutuel tendant à une mê=
me fin.

Si j’ai bien établi l’égalité naturelle des Hommes, il s’ensuit,
qu’aucun d’eux n’est en droit de contraindre un autre, sous quel pré=
texte que ce soit, d’entrer dans ces rélations et les obligations qui
en résultent; et que tout Homme étant libre de vivre seul, il n’est
pas à présumer que qui que ce soit ait voulu s’assujettir à ces réla=
tions, qu’il n’ait trouvé quelque avantage dans cet assujettissement,
& qu’il n’ait compté d’en retirer l’équivalent de ce qu’il y aura
mis. S’il a géné une partie de sa Liberté, consacré une partie de
/p. 179/ ses biens, c’est pour conserver & jouïr surement du reste. S’il a
promis son travail soit du Corps, soit de l’Esprit au profit des
autres, ç’a été pour se procurer, par une réciprocité de leur part,
les avantages et les choses dont il pouvoit avoir besoin.

S’il s’est soumis aux Loix pénales qui mettroient dans cer=
tains cas sa vie en péril, c’est pour s’assurer la conservation de
cette même vie contre l’impunité.

Enfin si celui qui travaille fournit aux besoins de la Soci=
été, celui qui commande, ne commande que pour régler ce travail,
et le faire prospérer pour l’utilité commune.

Ceci me conduit à parler de la Rélation du Souverain au Sujet
qui emporte toutes celles qui supposent quelque dépendance.
Cette Rélation bien loin de détruire l’égalité entre les hommes,
me semble faite pour la soutenir et pour la défendre. La conditi=
on des Souverains, quoique héréditaire en quelques lieux, tire tou=
jours son origine de l’institution & du choix, par le concours des
Individus qui composent une Nation. Or assurément tous ces in=
dividus n’ont pas soumis à la volonté d’un seul, soit d’un petit
nombre de personnes leurs biens & leur Liberté pour satisfaire
son ambition, ou fournir à son luxe & à ses plaisirs. Mais uni=
quement dans la vue de se conserver la possession de ces biens par
l’autorité & le pouvoir qu’ils lui commettent. Les Souverains ne
sont donc, que les Dépositaires & les Conservateurs des Droits &
de la Liberté de leurs Sujets. Ils sont établis pour tenir la ba=
lance égale, & non pour la faire pancher de leur côté; pour
empécher le Fort d’opprimer le Foible, le Riche d’envahir ce qui
reste au Pauvre, par son crédit; & pour veiller à ce que les Tribunaux
rendent une Justice égale sans acception de personnes.

Les Souverains eux mêmes sont soumis à ces Tribunaux, qui
admettent le dernier des Sujets à établir & à plaider son Droit contre
son propre Prince.

Il est vrai que les Souverains & les Supérieurs ont de grandes
prérogatives sur leurs Inférieurs, soit du côté des honneurs, soit
du côté de plusieurs autres avantages annexés à leur rang. Mais
aussi les Sujets sont exemts des soins & des travaux auxquels ce
rang oblige nécessairement. Ainsi l’on peut toujours soutenir qu’il
y a une égalité & une réciprocité d’avantages entr’eux. Puisque
si les Sujets rendent à leur Souverain des hommages & des mar=
ques de soumission et d’obéissance, ils en reçoivent aussi en
/p. 180/ échange le maintien du repos & de la tranquillité dont ces derniers sont
privés, et pour lesquels ils soupirent bien souvent.

Quoique la Distinction qu’on a fait des Nobles à ceux qui ne le
sont pas, soit purement arbitraire, & qu’il fut presque inutile de faire
voir la vanité des prérogatives que ces prémiers prétendent sur les
derniers, cependant comme ce préjugé est presque général, et a
aquis une espèce de légitimité par son ancienneté, j’ai cru devoir
en dire deux mots.

Cette Distinction ne peut être fondée que sur les déclarations
des Princes qui ont donné le titre de Noble à nos Ayeux, comme
des recompenses pour les services rendus à eux ou à l’Etat. Dans
ce cas, je conviens qu’il aquiert un Droit en faveur de celui qui
l’a reçu. Mais ce Droit ne peut être transmis à ses Descendans,
puisque les actions d’autrui ne peuvent m’être imputées, à moins
qu’eux mêmes ne le soutiennent par les mêmes services. Ainsi
il n’aquiert rien par lui même et simplement parce qu’on le porte;
Mais il est seulement une marque et un témoignage des services
rendus par nos Ancêtres, et un engagement à les imiter.

Il me reste à voir quelle a été l’intention du Créateur sur
les conditions des Hommes, et comment il s’en est expliqué.

Ses Déclarations bien loin d’établir quelque différence entr’eux
établissent au contraire d’une manière expresse et sans équivoque
une parfaite égalité. Tous les Livres Sacrés nous aprennent que
tout le Genre humain n’a qu’une même origine; qu’il est fait d’un
seul sang; que tous les Hommes sont une même chair; que Dieu
n’a point d’égard à l’apparence des personnes; Enfin que tous
les Hommes sont Fréres et ne composent qu’une même Famille.

J’ajouterai que Dieu leur a marqué à tous la même fin,
et la même destination d’un état à venir: qu’ils seront tous
appellés en jugement, et jugés non sur leurs connoissances,
leur force d’esprit, le rang qu’ils auront tenu dans le Monde;
mais suivant ce que chacun aura fait soit bien, soit mal, sans
exception. Ce Peuple même, je veux dire les Juifs, que Dieu
sembloit avoir distingué de tous les autres, par tant de privi=
lèges, qui se vantoient d’être les enfans d’Abraham, et pour ain=
si dire, la Noblesse des Nations, ce Peuple, dis-je, sera mis au
rang des Gentils qu’ils méprisoient & jugé comme eux.

Puis donc que la Nature établit cette égalité entre les Hom=
mes, que les Rélations qui sont entr’eux la supposent, et que
/p. 181/ Dieu l’a confirmée par ses déclarations, nous devons dans quelque
état & condition élevée que nous soïons, regarder tous les Hommes
comme nos égaux et nos Fréres,  et c’est le fondement du Droit na=
turel & de la Morale.

Car si tous les Hommes sont égaux, les Souverains & les
Sujets doivent également être soumis aux Loix de la Justice. Ce=
lui qui est établi pour la faire observer doit la rendre également
à tous; et il n’est permis à personne sous quel prétexte que
ce soit d’usurper sur les Biens & sur la Liberté d’un autre.

Si tous les Hommes sont égaux, je ne dois mépriser aucun
Homme, pour cela seul qu’il est privé de quelques avantages,
ni pour le défaut de Génie, ni pour la bassesse de son Etat, ni
pour sa misère: puisque toutes ces choses ne mettent point une
différence essentielle entre lui et moi; mais je dois au contraire
adoucir le malheur de sa situation par mon affabilité, et par
des manières qui raprochent sa condition de la mienne.

Enfin si tous les Hommes sont égaux, il n’est pas juste
qu’un autre soufre, et soit privé du nécessaire, à moins qu’il
n’y ait de sa faute, tandis que je jouïs de toutes les douceurs de
la vie, et que je me donne par mes revenus, non seulement le
commode, mais le superflu. Si même les Loix humaines ne
m’y contraignent pas, du moins l’Equité naturelle doit m’en=
gager à lui faire part de mes Biens, à destiner une partie de
mon superflu pour lui procurer le nécessaire, et mettre par
là quelque égalité entre son sort et le mien.

Je finirai par une réflexion qui nait de tout ce que j’ai
dit ci devant, C’est que plus un Homme est bienfaisant et
généreux; et plus il s’aquiert de Droit sur les autres Hommes,
et leur devient Supérieur. Car pourquoi les personnes fières
repugnent-elles à reconnoitre un bienfait, si non par ce que
c’est reconnoitre en même tems la Supériorité du Bienfai=
teur. Les Bienfaits sont donc le seul moïen de nous tirer
du pair des autres Hommes, de rendre notre ambition légitime,
et de nous élever à la véritable Grandeur.

Sentiment de Mr le Boursier Seigneux.Monsieur le Boursier Seigneux a trouvé que la matière
étoit importante; parce que le principe de l’égalité a de grandes
influences sur les Vertus et les Vices, la douceur, la complaisan=
ce, la fuite de l’orgueuil & de l’avarice. Cette maxime que tous
les Hommes sont égaux est flatteuse pour tous les Hommes, et est
la source de notre bonheur.

/p. 182/ Pourquoi donc les Hommes aiment-ils a rejetter cette egalité? C’est
qu’ils donnent un haut prix à ce qu’ils possédent, ils considérent avec
satisfaction, et par là même ils estiment très fort leurs Talens, leur
Esprit, leur pénétration, leur capacité, leur force, leur beauté même
et ce qui est plus extraordinaire leur naissance, & leurs richesses,
tandis qu’ils ne font aucune attention à ces mêmes Qualités et à ces
mêmes avantages lorsqu’ils se trouvent dans les autres.

On ne peut puiser des principes pour établir cette égalité que
dans la Philosophie ou dans la Religion. Les Philosophes avoient
déja senti cette vérité comme on le voit dans leurs écrits; mais les
preuves que la Révélation y a ajouté sont d’une evidence & d’u=
ne force bien superieure. Monsieur DeCheseaux les a mis les unes
et les autres dans un grand jour.

Ce qui rompt cette égalité, est ou vrai ou trompeur. Les Ta=
lens de l’Esprit sont une des choses qui donnent de la Supériorité à
quelques personnes au dessus des autres, ou au moins qui leur servent
de prétexte pour s’élever au dessus de leurs semblables. Il faut avou=
er qu’il y a beaucoup de disparité parmi les Hommes par rapport aux
Talens de l’Esprit, les uns étant doués d’un grand nombre de ces Ta=
lens, ou en possédant un ou davantage dans un degré éminent.
Mais on ne peut les envisager que sous deux faces grandes. L’une
c’est qu’ils sont un present du Créateur, et l’autre c’est le bon usage
qu’on en fait. Mais parcequ’ils sont un present du Créateur, cela
donne-t-il droit à celui qui les a reçus de mépriser celui qui en
est privé? Seroit-ce donc là le but de Dieu? Pourroit-on penser
que Dieu qui est infiniment Sage n’eut donné ces dons aux Hommes
que pour satisfaire leur ambition & leur orgueuil? Non sans doute.
Mais s’il a répandu ses Dons différemment, il ne l’a fait, que parce
que le bien commun des Hommes le demandoit ainsi. Le plus ou
le moins de dons reçus ne donne donc aucun Droit à l’un par dessus
l’autre, & doit encor moins les porter à mépriser ceux à qui Dieu en a
distribué une plus petite portion.

Je remarquerai à cette occasion, que quand on parle de l’égalité des
Hommes, on n’entend pas qu’ils soient tous au même niveau; mais on
demande que chacun sente la véritable valeur de ce qu’il possède, et
qu’il s’applique à en faire un bon usage; et on suppose de plus un
Droit égal entre tous les Hommes à user des choses qui sont nécessai=
res à leur conservation.

Un homme donc qui aura cette idée de l’égalité, bien loin de
/p. 183/ s’enorgueillir de ses Talens s’humiliera dans le sentiment du peu d’u=
sage qu’il en a fait.

La Noblesse est encor un Sujet d’inégalité parmi les Hommes, mais
c’est une inégalité fausse. L’autorité et les Charges donnent une iné=
galité peu considérable, mais cependant nécessaire, c’est une supériorité
de convention, & à tems, qui n’est accordée que sous de certaines conditi=
ons. Celui qui en est revetu doit donc travailler à remplir les Devoirs
qui lui sont imposés, sans quoi tous ces avantages tombent. Les Ri=
chesses encor ne procurent pas une véritable élévation, elles sont un
avantage pour celui qui les possède, mais un avantage peu solide,
& qui peut facilement lui être enlevé.

La vraïe inégalité, ce qui élève réellement un Homme au dessus
de ses semblables; ce sont les Bienfaits, c’est le bon usage de ses
Talens, c’est la seule qui durera après la mort dans la vie à venir.

Sentiment de Mr le Conseiller DeSt Germain.Il y a deux éceuils à éviter sur cette matière; l’un qui peut
renverser la subordination si nécessaire au bonheur de la Société; &
l’autre de relever trop cette subordination. Les Princes donnent dans
le prémier, et ceux qui doivent obéïr dans l’autre.

L’égalité, c’est le Droit égal qu’ont tous les Hommes sur les biens
de la vie. Les Hommes peuvent renoncer à cette égalité ou d’une ma=
tière expresse ou tacite. Le Domestique p. e. se dépouille de sa li=
berté par un consentement exprès; il en est de même d’un Homme
qui achéte une Bourgeoisie, qui se fait naturaliser dans un Païs.
Les Descendans de cet Homme, les Sujets d’un Etat, y renoncent d’une
manière tacite. Par rapport aux prémiers, il n’y a point de difficul=
té, leurs engagemens sont clairs, précis, de même que les avantages
en vue desquels ils ont pris ces engagemens. Par rapport aux seconds,
c. à d. à ceux qui sont nés de ce Bourgeois, ou de cette personne qui
s’est soumise volontairement à un Prince quel qu’il soit, il n’en est
pas de même. Chacun pour l’ordinaire prétend avoir moins promis,
soit le Prince, soit le Sujet. Mais pour découvrir qui est celui qui
pousse ses Droits trop loin, il n’y a qu’à examiner de quel côté il y a
le plus d’avantages; car dans tout Traitté il faut qu’il y ait toujours
des avantages réciproques & équivalens. Par tout ou cette réciproci=
té ne se trouve pas, ou il n’y a pas une compensation d’avantages &
de peines, l’autorité est tirannique et injuste.

On ne doit pas supposer qu’on ait renoncé à ce à quoi on ne
peut pas renoncer, p. e. les Droits de la Vérité, la liberté de Conscien=
ce; ainsi un Prince ne doit pas chercher à gèner ses Sujets là dessus.

Sentiment de Mr l'Assesseur Seigneux./p. 184/ Quand on parle d’égalité, il faut prendre garde de ne rien outrer;
l’égalité parfaite & absolue a fait les Quakers. Il y a une Supério=
rité légitime qui est absolument nécessaire pour le bonheur du Gen=
re humain; elle n’est point opposée à l’égalité, au contraire elle
sert à la maintenir de même que l’idée de l’égalité des hommes
empêche ceux, qui ont quelque Supériorité, d’en abuser, de la
porter trop loin, et leur apprend à en faire un légitime usage.

Il y a une Supériorité de corps, il y en a aussi d’esprit, de
Talens, et enfin une qui nait du bon usage qu’on fait de ses
Talens. Les trois prémiéres n’ont aucun solide fondement. On
ne peut & on ne doit pas s’élever au dessus des autres par la
raison que nous possedons quelques Qualités dont ils sont privés,
d’autant que nous n’avons point contribué à nous procurer
ces Qualités, et qu’il n’y a point de leur faute, s’ils en sont
privés. Dailleurs les Qualités qui distinguent une personne,
sont presque toujours accompagnées de quelque autre défaut;
et si l’on vouloit bien examiner la valeur de chaque Indivi=
du, tel qui nous paroit méprisable, nous paroitroit dans le de=
tail, & lorsque nous le connoitrions à fond, très digne de notre
estime, et peut être ne céderoit-il en rien à celui dont les Qua=
lités, nous ont frapé dabord. Enfin il y a une Supériorité de
établie par convention, et qui vient de Dieu: telle est celle
des Magistrats, des Pasteurs &c. Elle est établie par convention
les Peuples s’étant choisis eux mêmes des Magistrats, & des Pas=
teurs; elle est aussi établie de Dieu, parce que c’est Dieu qui
a formé les hommes d’une telle façon qu’ils ont eu besoin de
se choisir des personnes pour les gouverner, et enfin Dieu
l’a confirmé dans sa Parole.

Le véritable & même le seul moïen que chacun ait de
se tirer de l’égalité, c’est de faire un bon usage de ses Talens,
c’est de faire du bien; c’est là ce qui donne une Supériorité
que tout le monde reconnoit avec plaisir; & que Dieu ap=
prouve, et qu’il soutenir [sic] dans l’éternité, en accordant un
plus grand degré de gloire à ceux qui se seront élevés au dessus
de leurs égaux par ces deux voïes.

Sentiment de Mr le Recteur Polier.On peut envisager les hommes sous trois faces: ou dans l’état
naturel; ou, par rapport à ce qu’ils ont aquis; ou enfin, par rap=
port aux diverses Dispensations de la Providence.

Dans le prémier cas, ils sont tous égaux: ils ont à la vérité
/p. 185/ quelques Talens les uns plus que les autres; mais ceux qui ont cet
avantage ont aussi à proportion plus de Devoirs à remplir. Il en est
d’eux comme d’un Marchand dont les dépenses & les Dettes augmen=
tent à proportion de l’argent qu’il a en Caisse. Mais si cette Supé=
riorité de Talens n’élève pas un Homme au dessus de ses égaux,
elle ne laisse pas d’être avantageuse, parcequ’elle met en état ceux
qui en sont doués d’aquerir un plus grand degré de bonheur. Mais
ce bonheur là même tout relevé qu’il soit est compensé dans les
autres, par la satisfaction que chacun goute dans son état par=
ticulier, par le plaisir de chacun dans le bonheur qui lui est
propre; chacun étant content.

Si on considère les hommes comme aïant aquis quelques
avantages dont les autres sont privés, Cet état est accompa=
gné de soins, soit qu’ils regardent le corps, ou l’esprit, ou la
vie à venir; ils engagent encor à divers devoirs les uns envers
les autres. Cela compense l’inégalité que ces Talens aquis
mettent dabord entre les Hommes.

Envisage-t-on les hommes par rapport aux diverses Dis=
pensations de la Providence; comme, par exemple, d’être placé
dans un bon, ou dans un mauvais Païs & d’autres de cette na=
ture? Cela est compensé, parce que chacun a un instinct
qui lui fait aimer son Païs, plus que tous les autres. Il en
est de même des particuliers, dans leurs différentes conditions,
telles que la pauvreté & l’abondance, l’état de Maitre & de
serviteur, de Prince & de Sujet &c. On peut en dire encor de
même de ceux qui sont dans l’affliction; elle met en état
ceux qui s’y trouvent de faire plusieurs réflexions impor=
tantes & consolantes, qui échapent à ceux qui sont en san=
té, ou qui jouissent de la prospérité. L’utilité de ces réflexi=
ons compense donc encor l’inégalité qu’il y a entre l’afflicti=
on et la joïe, ou la prospérité. Dailleurs on ne peut s’empê=
cher de reconnoitre que Dieu proportionne toujours ses se=
cours aux divers besoins.

L’Egalité est donc proportionnelle.

Dans la vie à venir, quoiqu’il y ait divers degrés de
Gloire, chacun cependant sera parfaitement content de son
sort. Il y aura donc encor alors une égalité entre les hommes.

De tout cela on peut conclurre que l’égalité est la propor=
tion qu’il y a entre le grand nombre de Talens & de Devoirs,
/p. 186/ de biens & de maux, entre le degré de gloire, de félicité, et le degré
de honte, d’ignominie & de malheur.

Sentiment de Mr le Professeur D'Apples.La maxime de faire à autrui tout ce que nous voudrions
qu’il fit pour nous, dépend de l’égalité établie.

L’on se fait sur cette matière deux préjugés. L’un que l’égalité
ne sauroit subsister avec l’établissement des Princes, des Magistrats,
&c. Si les hommes eussent toujours vécu dans l’innocence, ils au=
roient vécu dans une parfaite égalité, et il n’y auroit eu parmi
eux personne qui eut dominé sur ses semblables. A cela je réponds
que quand même les Hommes n’auroient point péché, il y auroit
eu également des Princes pour les gouverner. Telle est la nature
des Hommes qu’ils ne pourroient vivre en Société s’il n’y avoit
quelcun qui présidât sur eux et qui fut revétu d’une autorité
suffisante pour maintenir l’ordre.

L’autre préjugé est que ceux qui sont constitués en dignité,
les Princes, les Grands du Monde ne croïent pas que cette égalité
subsiste, et ils se persuadent qu’ils ont été tirés du pair d’avec les
autres Hommes par l’autorité dont ils sont revêtu. Il faut avouer
qu’ils ont de la Supériorité par dessus les autres Hommes; mais
elle ne détruit pas ce que nous entendons ici par l’égalité; L’égalité
consistant dans la parfaite conformité de ce qui constitue la na=
ture humaine; et que dailleurs les Princes sont obligés à remplir
des Devoirs envers les Peuples, comme les Peuples y sont pareil=
lement obligés envers leurs Souverains. Cette conformité de na=
ture et cette réciprocité de Devoirs étant ce que nous nommons
égalité, cette égalité n’est point détruite, par la supériorité de
quelques uns & par l’abaissement des autres.

Il y a dans l’homme quelque chose d’essentiel et de commun
à tous sans exception, il y a aussi quelque chose d’accessoire, qui
ne se rencontre que dans quelques Individus. L’égalité dans l’es=
sentiel engagera ceux qui ont des différences accessoires à n’a=
buser pas de leur Supériorité qui n’est qu’accessoire, qui par con=
séquent finira & dont ils devront cependant rendre compte.

Note

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Etendue
intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée XVI. Essai sur l'égalité des hommes », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 09 mars 1743, vol. 1, p. 173-186, cote BCUL 2S 1386/1. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/531/, version du 24.06.2013.
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