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« Assemblée LXIX. Sur la médisance », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 24 octobre 1744, vol. 2, p. 350-356
LXIX Assemblée
Du 24e 8bre 1744. Présens Messieurs De Bochat Lieute=
nant Ballival, Polier Professeur, Seigneux Boursier, Seigneux Juge, Ba=
ron DeCaussade, DuLignon, DeCheseaux le fils, Cramer Professeur en
Mathématique à Genève, Castiglione Mathématicien.
Monsieur le Comte n’a point fait de recapitulation de ce qu’on
a fait dans la pénultième Assemblée, parcequ’il en a déja fait une ci
devant à peu près sur le même Sujet.
Comme on n’étoit point convenu de la matière qu’on traitteroit
Question qui a été le Sujet de la Conference Si l’on doit reparer le tort fait à la Reputation du Prochain par la medisance et comment on peut le reparer?dans cette Assemblée, et qu’on étoit embarrassé du choix Monsieur le
Comte a proposé cette Question: Si l’on doit reparer le tort fait
à la Réputation du Prochain par la médisance, et comment
on peut le reparer?
Voici ce que Monsieur le Professeur Polier a dit sur ce sujet.Sentiment de Mr le Professeur Polier.
La réparation doit être proportionnée à l’offense, soit qu’elle regarde
le bien temporel ou spirituel, l’honneur ou la vie. La médisance fait
quelquefois plus de mal à celui qu’elle attaque que la calomnie ou=
verte: il est aussi plus aisé de reparer le mal qu’a fait la calomnie
que celui qu’a causé la médisance. D’ou l’on doit tirer cette consé=
quence, c’est que la médisance est plus pernicieuse que la calomnie, et
/p. 351/ qu’on doit l’éviter avec plus de soin. Pour reparer le mal qu’on a fait
par la médisance, il faut considerer jusqu’ou il s’étend. Il y en a qu’on
ne peut reparer, il y en a de reparable. Plus le mal est grand, plus
on est obligé d’en faire la reparation; mais il arrive aussi quelquefois
que plus le mal est grand, plus la reparation en est difficile. En géné=
ral celui qui a fait du tort par là à quelcun, doit faire tous ses ef=
forts, par ses discours & par ses actions pour le détruire dans le Pu=
blic. Quand il s’agit de la médisance, on ne peut la détruire en s’accu=
sant de mensonge, ce seroit aller contre la vérité, et dailleurs comme
les défauts, si on en a révelé, sont réels, l’expérience confirmeroit tou=
jours nos prémiers discours, celui dont nous aurions médit n’y gagne=
roit rien par là et nous perdrions outre cela sans fruit notre propre
réputation. Comme donc celui qui a médit ne peut pas détruire les
vérités qu’il a avancées, il faut qu’il témoigne à celui de qui il a mé=
dit le chagrin qu’il a de l’avoir offensé. Quand on est tombé dans la
calomnie, il faut déclarer qu’on a été calomniateur. Il en coute de
faire cet aveu, mais le respect pour Dieu et les devoirs envers le
Prochain y engagent. Ainsi soit qu’il faille faire cette réparation
en public ou en particulier, on ne peut s’en dispenser.
Il y a donc trois choses à examiner sur la Question qui a été
proposée. 1. La nécessité de la reparation, 2. la manière de la repara=
tion, et 3. le tems dans lequel on doit la faire. La reparation est
incontestable. La manière de la faire varie suivant les circons=
tances. Pour le tems, je pense qu’il faut reparer la médisance le
plutot possible, de peurque le mal n’augmente.
Sentiment de Mr le Professeur Cramer.Je ne devrois être que simple auditeur, a dit Monsieur le Pro=
fesseur Cramer, dans une Assemblée de personnes aussi éclairées que
le sont Messieurs les Membres de cette Société, sur tout après que Mon=
sieur Polier a dit tout ce qu’il y a d’essentiel sur la matière qu’on
examine; cependant puisque Monsieur le Comte souhaitte que je
dise ma pensée, je l’expliquerai en peu de mots.
La réparation de la médisance est nécessaire, cela est incontes=
table; dabord qu’on a fait tort à quelcun, il faut reparer ce tort.
Cela est difficile, mais il n’est pas impossible; par raport aux biens,
quand notre calomnie ou notre médisance a privé quelcun de quel=
que avantage, de quelque bien en un mot, il faut lui restituer
en entier le bien qu’il a perdu ensuite de nos mauvais discours.
Ce n’est que par ce moien que la réparation peut être complette.
Pour l’honneur cela est plus difficile. En s’accusant de mensonge, on
manqueroit à ce qu’on doit à la Vérité, et pour la voie des duels
/p. 352/ qui sont en usage dans le monde pour reparer le tort qu’on a receu par
lequel l’honneur est blessé, cette voie, dis-je, est trop contraire à la Raison,
et trop opposée aux maximes de l’Evangile pour qu’on puisse l’emploier.
La Question est interressante, a dit Monsieur DeBochat, et chacunSentiment de Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.
doit s’en faire les idées les plus justes, d’autant plus que très souvent, invo=
lontairement même on tombe dans la médisance. Mais pour cela il fau=
droit commencer par donner une idée juste de la médisance, il faudroit
définir ce que c’est que ce vice; ce qui n’est pas facile, parceque les
Moralistes ont beaucoup outré les idées qu’on en devoit avoir, et qu’ils ne
sont pas remontés aux vrais principes de la Morale. C’est dans l’usage
de la Parole qu’il faut les chercher, et c’est dans cette partie du Droit
naturel qui en traitte qu’il faut puiser les principes nécessaires pour
bien decider ce qui regarde la médisance, de même que toutes les ver=
tus & tous les vices qui s’exercent par la Parole.
Pour définir donc la médisance je dirai que c’est tout discours, ou
écrit, ou signe même par lequel nous faisons connoitre tout défaut exis=
tant dans quelcun; connoissance qui porte ceux à qui nos discours ou
nos écrits parviendront à ne pas donner à ceux dont nous avons médit,
l’estime ou la confiance qu’ils leur donnoient auparavant.
Je dis que ce n’est pas seulement tout discours, mais que c’est
aussi tout écrit, ou signe, parceque l’on ne découvre pas moins
ses pensées par des écrits, ou par des signes, que par des discours. Je
dis aussi qu’il faut qu’un discours pour mériter le nom de médisance
aille à faire perdre, à ceux dont il dévoile les défauts, l’estime & la
confiance qu’on leur accordoit auparavant.
Après avoir défini la medisance, il faut ajouter quelques règles
qui puissent aider à s’en abstenir. Pour cela il faut considerer que la
médisance péche contre la Société en général et contre l’humanité.
1° Le médisant péche contre la Société en général, dont chacun est
obligé de procurer le bien et l’avantage; ce qui ne peut se faire
qu’en procurant le bien et l’avantage de chacun de ses membres; or
le médisant bien loin d’aller à ce but, détruit l’avantage des particu=
liers; car il n’y a personne qui ne sache combien la médisance nuit
a la fortune de celui qui en est l’objet, a son bonheur, à son repos,
et à sa tranquillité, et combien elle est propre à exciter des haines,
des quérelles, qu’il est souvent difficile d’appaiser. 2° Le médisant
péche encor contre la Société en ce qu’il s’approprie le droit de
juger des défauts d’autrui, et de les exposer au mépris; il agit
en Juge de ses Concitoiens qui distribue les peines comme il le
trouve à propos; or ce droit n’apartient à aucun particulier,
/p. 353/ mais au Magistrat seul. 3° Le médisant péche encor contre
l’humanité, en ce qu’il fait au prochain un mal qui ne vou=
droit pas qu’on lui fit.
Si l’on fait bien réflexion a ces conséquences de la médisance,
on sera sur ses gardes pour l’éviter. + Voir encor page 355.
Sentiment de Mr le Juge Seigneux.Je suis bien obligé, à Monsieur le Comte, a dit Monsieur le
Juge Seigneux, d’avoir donné occasion de faire la guerre à la mé=
disance, de laquelle on n’est que trop susceptible.
Il y a deux espéces de médisance: l’une plus ouverte, et que cha=
cun peut aisément reconnoitre; l’autre plus cachée: c’est ainsi
qu’en parlant d’un homme avare, on dit qu’il ne donne rien pour
rien; & d’un debauché, qu’il ménage peu sa santé, qu’il est sensi=
ble au plaisir & qu’il s’y laisse entrainer.
Lorsqu’on a médit, & que par là on a nui a quelcun dans ses
biens ou dans sa réputation, il faut sans doute le reparer, & si on
savoit trouver des remèdes pour reparer pleinement le tort qui en
est résulté on feroit bien de les indiquer.
Ce défaut est très commun, il est attaché à la nature humaine,
il attaque sur tout le mérite; et il est très difficile pour ne pas
dire impossible de le reparer pleinement. Pour le reparer il fau=
droit dire qu’on a eu tort de découvrir les défauts qu’on a révélé,
prier ceux avec qui on s’est entretenu de garder le secret, ou dire
qu’on a menti en tenant les discours qu’on a tenu, mais aucune
de ces voies n’est praticable, & on n’en peut rien espérer; car en di=
sant qu’on a eu tort d’exposer au jour les défauts, on confirme par
là que ces défauts sont réels, et si on s’est laissé aller à la deman=
geaison de parler quand on les a publié, comment pourra-t-on
s’assurer que ceux qui les ont ouï seront plus discrets, plus pru=
dens & plus circonspects que nous: si on s’accuse d’avoir menti,
outre que de pareils aveus sont difficiles à faire, la conduite de ce=
lui dont on a dévoilé les défauts confirmera nos prémiers discours,
et quand elle ne le feroit pas, la malignité du cœur humain fera
qu’on ajoutera toujours plus de foi a ce que nous aurons dit de dé=
savantageux sur le compte du prochain, qu’au bien que nous pou=
rons en réciter. De plus le nombre de ceux qui ont ouï nos discours
est encor un obstacle presque invincible à la réparation de la mé=
disance; car comment les rassembler, comment pouvoir les ramener
des jugemens qu’ils auront porté. Peut être même auront-ils
deja redit à d’autres ce que nous leur avons confié, tellement qu’il
sera absolument impossible ou de retrouver ceux à qui nos discours
/p. 354/ seront parvenus, ni même de s’en rapeller les noms, ni par conséquent
d’empécher que notre médisance ne se répande par leur moien. On
voit par ce détail qu’il est presque moralement impossible de repa=
rer la médisance.
Que faudra-t-il donc faire lorsqu’on sera tombé dans la mé=
disance? Il faut aller chez la personne qu’on a offensé, & lui té=
moigner le chagrin qu’on a d’avoir nui à sa réputation. S’il y avoi
un moien sur de reparer qui lui a été fait, l’offensé seroit en droit
d’en exiger la reparation par la force même, si on la lui refusoit
lorsqu’il l’exigeroit avec douceur; & la raison en est que celui qui a
médits nous prive sans vocation, & sans aucun droit de sa part d’un
bien & d’un avantage qui nous apartenoit légitimement. Un Cour=
tisan, par exemple, qui jouit de la faveur de son Maitre, & qui par
le moien de cette faveur trouve les ressources & les secours dont il a be=
soin, soit pour lui même, soit pour sa famille; s’il se trouve quelcun
qui par envie, par jalousie, ou par haine aille de siller les yeux du
Prince et exposer à sa vue les défauts de ce Courtisan, quoique ces
défauts ne nuisent en aucune façon aux intérêts du Prince, ce Cour=
tisan perdra, peut être, par une pareille médisance tout son crédit,
et par là même tous les avantages qui en étoient une suite, sans
qu’il lui soit possible de reparer son infortune.
Une conséquence qui découle de ce que nous avons dit, c’est que
puisqu’il est impossible de reparer le tort qu’on fait au prochain, il
faut être extrémement en garde contre ce vice. Les gens d’esprit
sur tout doivent être fort attentifs sur eux mêmes, puisqu’on voit
assez ordinairement qu’ils y tombent plus que les autres.
Il y a deux voies de reparer la médisance, l’une par le moienSentiment de Mr De Cheseaux le fils.
de l’argent, qui consiste a donner à celui dont on a médit un entier
dédommagement de toutes les pertes que lui auront causé nos dis=
cours imprudens; l’autre c’est que si la médisance attaque la réputa=
tion & l’honneur, il faut par ses discours & par ses maniéres dissiper
l’impression facheuse que nos discours ont fait contre lui dans l’esprit
des hommes; mais que cela ne pouvoit se faire qu’à la longue. J’a=
joute qu’il faut y travailler sans délai, dès qu’on s’est aperçu de sa
médisance, crainte que le mal ne se répande de plus en plus. Ç’a
été le sentiment de Monsieur DeCheseaux le fils.
La médisance, a dit Monsieur le Boursier Seigneux, remplitSentiment de Mr le Boursier Seigneux.
de trouble la Société; l’humanité la défend; Si nous étions hu=
mains nous chercherions plutôt à nous corriger de nos défauts par
des avertissemens charitables & secrets, qu’à publier ceux du prochain.
/p. 355/ Le mal que la médisance fait est connu. Quoiqu’elle ait été bien définie, je
remarquerai encor sur la nature de la médisance qu’il faut ajouter
à ce qui en a été dit, qu’il faut qu’elle attaque les vertus qu’on devroit
avoir & les vices dont on devroit être exemt: il y en a une autre qui
attaque seulement les défauts qu’on ne devroit pas avoir: il y en a
encor une autre qui consiste a attaquer des défauts tels que le man=
que d’esprit, une legère imprudence, & d’autres choses de cette nature. La
première qui manifeste que nous n’avons pas les vertus que nous de=
vrions avoir, & qui decouvre les vices qui nous sont attachés, est cri=
minelle. La seconde qui manifeste seulement les imperfections de notre
corps ou qui découvre des imperfections ou des manques de perfection
dans notre esprit ou dans notre conduite, celle-ci ne prend le nom
que de raillerie ou de satire. Il y a encor une différence entre médire
dans le public, ou raporter à un Juge les défauts d’autrui. Quand c’est
à un Juge, c’est délation, je donne alors occasion à un Juge de ré=
veiller sa vigilance.
La 1ere maniére de reparer la médisance c’est la décantation,
qui consiste à se dédire ou à se retracter de tout ce qu’on a avancé
de peu favorable au prochain. La 2e c’est d’emploier la voie des
armes, manière qui nous vient de la barbarie des nations septentrio=
nales: mais cette voie, quoiqu’elle soit en usage, ne detruit point les
impressions qu’a fait la médisance, et ne sauroit les détruire, excep=
té le reproche qu’on pourroit nous faire d’être des lâches.
Ce n’est pas médisance quand on attaque les défauts d’un ou=
vrage d’esprit, à moins que ces défauts ne soient une suite de la
corruption du cœur & ne la manifestent: ainsi ce n’est pas médire
que de relever les mauvais raisonnemens qu’un Auteur étale dans
un livre. Boileau n’étoit pas médisant, quand il a décrédité le mau=
vais gout de son tems. Erasme et les hommes obscurs ses contem=
porains se sont rendus illustres, quand ils ont décredité les erreurs
qui regnoient dans leur siecle; ils n’avoient pour but que de rame=
ner la vérité. Il y a plus, il est permis, c’est même un devoir de de=
crediter un homme entreprenant, et qui donne de mauvais conseils
à un Prince. Il y a donc des cas ou l’on découvre le mal et les
défauts d’autrui, sans être coupable de médisance. Le but nous dé=
cidera; si l’on a un mauvais but, ou si l’on a un mauvais principe
en parlant des défauts d’autrui, qu’on ne s’y méprenne pas & qu’on
ne se fasse point illusion, c’est médisance, on ne sauroit être excu=
sable.
Monsieur DeBochat a ajouté que quoique la médisance enlè=
ve /p. 356/ au prochain un bien qui lui apartient, tel que la réputation, et
quoique chaque médisant soit obligé a reparer le tort qu’il fait par
là, cependant celui qui en est l’objet ne peut pas exiger cette reparati=
on par la force, puisqu’il a donné à cette médisance par les défauts
qu’il avoit: le médisant ne peut être forcé à ce dedommagement par
le Magistrat, c’est à Dieu seul à qui il aura à rendre compte du
mauvais usage qu’il aura fait de sa langue et de son manque de
charité envers son prochain.
Messieurs DeCaussade, DuLignon & Castiglione n’ont rien ajouté
à ce qui a été dit. Voiez la page 364.