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« Assemblée LXV. Si l’imagination contribue au malheur plutôt qu’au bonheur de l’homme », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 26 septembre 1744, vol. 2, p. 313-328
LXV Assemblée
Du 26e 7bre 1744. Présens Messieurs DeBochat Lieutenant
Ballival, Seigneux Bourguemaistre, Polier Professeur, DuLignon,
/p. 314/ Seigneux Boursier, Seigneux Juge.
Messieurs Les deux Discours du Spectateur que vous lutesDiscours de Monsieur le Comte.
dans votre derniére Assemblée ont pour but de faire connoitre en quoi
consiste un bon Naturel et les avantages qu’il procure.
Le bon Naturel consiste dans une disposition de bienveuillance
d’humanité et de compassion qui nous porte à rendre de mutuels ser=
vices aux Hommes. Cette disposition sert à adoucir les maux des hom=
mes, elle les prévient même quelquefois.
On ne peut avoir aucune Société dans le Monde sans ce bon Na=
turel, ou quelque chose qui en ait l’apparence et qui tienne sa place.
Lorsque ces dehors d’humanité sont fondés sur la Bonté réelle du cœur,
ils nous rendent les délices de ceux qui nous environnent; mais sans ce
fond de bonté ces dehors ne sont qu’une hypocrisie qui nous rend odi=
eux dès qu’elle est découverte.
Le bon Naturel procure la Santé à celui qui en est doué, il fait
qu’il est bien reçeu par tout le monde, il lui attire le secours de tous
ceux qui le connoissent, et par là il est la cause qu’il a, pour l’ordinaire,
un bon succès dans ses entreprises. Mais ce bon Naturel est l’effet d’un
heureux Tempérament; l’Art le perfectionne, mais l’Art ne sauroit le donner.
L’Auteur compare ensuite le caractère de César et de Caton, et il trou=
ve que le caractère de César étoit plus aimable à cause de sa Bonté na=
turelle qui le portoit à supporter les défauts de ses Amis et à pardon=
ner à ses ennemis, au lieu que la sévérité de Caton ne fait naitre
pour lui que du respect. Cette Bonté naturelle convient aux hommes
qui ont toujours besoin de support, ils ne sauroient avoir trop de dou=
ceur et de modération; mais la Justice convient à Dieu, il n’y a que
Dieu seul à qui il convienne d’exiger à la rîgueur ce qui lui est du,
parcequ’il ne manque jamais à rien, et qu’il n’a rien à se pardonner
à lui même.
Dans son second Discours l’Auteur considère le bon Naturel comme
une Vertu qu’il faut aquerir; au lieu que dans le prémier, il ne l’a exa=
miné que comme un effet d’un bon Tempérament: ce dernier ne mérite
ni louange, ni recompense, c’est un avantage pour celui qui l’a receu
en partage; mais le bon Naturel qu’on a aquis par ses soins et
son attention sur soi même, est une Vertu, et mérite une recompense.
L’Auteur nous indique trois régles qui doivent nous servir pour
reconnoitre si le bon Naturel dont nous sommes ornés est un fruit
de nos réflexions et de notre travail, ou un effet de notre tempérament.
1° S’il agit en nous d’une manière constante et uniforme, dans
la santé et la prospérité, comme dans la maladie et dans l’affliction.
/p. 315/ 2° S’il opère suivant les principes de la Raison et suivant ce que
notre Devoir exige, c. à d. si dans le bien que nous faisons, nous avons
attention à le répandre sur les personnes qui en sont le plus dignes.
3° La 3e régle consiste à examiner si nous sommes en disposi=
tion de sacrifier quelcun de nos avantages, quelque portion de nos
biens pour l’avantage des autres. Si nous trouvons après cet examen
que notre bon Naturel est un effet de notre application, nous aurons
dequoi nous féliciter.
Enfin l’Auteur fait le portrait d’un homme qui est charitable, et
il cite divers traits du Livre de Job qui font voir combien ce Saint
homme se rendoit recommandable par cette Vertu.
Vous m’avez fait comprendre, Monsieur DeBochat, combien l’ona Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.
est heureux quand on a un bon Naturel; les Hommes ont assez de
pénétration pour connoitre les sentimens qui nous animent; s’ils trou=
vent que nous sommes remplis d’humanité, ils s’attachent à nous;
c’est donc une recommandation puissante que nous avons auprès d’eux
que d’avoir de l’humanité.
a Mr DuLignon.Vous avez remarqué, Monsieur DuLignon, que si les Riches étoi=
ent remplis d’humanité, les misères des malheureux seroient aisément
soulagées, puisqu’on pourroit facilement retrancher quelque chose
à ses plaisirs, ce qui seroit suffisant pour secourir les misérables.
pr Mr le Baron DeCaussade.Monsieur DeCaussade m’a dit que les Souverains et les Magis=
trats devoient particuliérement être remplis d’humanité, et qu’elle
devoit les engager à faire que les fainéans s’occupassent au travail;
parceque par là, y aiant moins de misérables, on pourroit plus fa=
cilement les soulager, et on le feroit avec plus d’empressement, par=
ce qu’on sauroit qu’ils sont réellement dans le besoin.
a Mr le Professeur Polier.Vous m’avez appris, Monsieur Polier, un bon moien pour aque=
rir un bon Naturel et cette Humanité que l’Auteur recommande,
c’est de se dépouiller de l’amour propre et de l’orgueuil, et de se rapel=
ler l’idée de la grande charité de Jésus Christ; elle nous touchera ef=
ficacement, et nous engagera à faire des efforts pour l’imiter.
Monsieur DuLignon a donné à lire une Piéce qui a été composéeEssai sur la Question si l’Imagination contribue au malheur plutôt qu’au bonheur de l’homme? fourni par Mr DuLignon, Mr Cuentz en est l’Auteur.
pour disputer le prix proposé par une Académie de France sur cette
Question Si l’Imagination contribue au malheur plutôt qu’au
bonheur de l’homme?
Il y a un rapport et une liaison nécessaire entre la Raison, la Vé=
rité et le vrai Bonheur. Je dis le vrai Bonheur. Celui qui n’est qu’il=
lusion ne mérite pas un si beau nom. Ce n’est pas sans doute de ce=
lui là qu’il s’agit dans la Question que l’Académie a proposée. La
/p. 316/ Raison engage à la recherche de la Vérité: la Vérité conduit au bon=
heur. Pour être véritablement heureux, il faut que notre bonheur soit
un état dont la durée égale celle de notre existence.
L’erreur n’étant que la supposition de ce qui n’est pas, le vrai bon=
heur ne peut donc dépendre que de la connoissance, de l’amour et de la
pratique constante de la Vérité, et l’Homme n’est malheureux que par
son ignorance et par la corruption de son cœur, qui le rendent peu
sensible à la Vérité.
L’Imagination est non seulement une Faculté passive, propre à
recevoir les impressions, que les objets extérieurs font sur elle, et que la
Mémoire conserve, mais elle est encor une Faculté active et créatrice
par les combinaisons qu’elle fait de nos différentes idées. Ces idées ont
ou devroient avoir le Vrai pour objet et pour base. C’est d’elles et de
ce que nous faisons en conséquence que dépend notre bonheur ou no=
tre malheur.
La Faculté de rappeller promtement les idées fait la vivacité
de l’Imagination; celle de les rappeller en grand nombre fait son
étendue; Son aptitude à les aprofondir fait sa force; sa Capacité de
les assortir d’une manière qui surprenne et qui frape agréablement en
fait la beauté; le Sublime et le Pathétique marquent son élévation;
et en apercevant nettement dans ses combinaisons les rapports et les
différences, elle ajoute la justesse à la Solidité.
Le Jugement se mèle avec l’Imagination lorsqu’il s’agit des rap=
ports qu’ont entr’elles les idées qu’elle cherche à combiner.
L’Imagination est donc parmi les Facultés de l’Ame une des pré=
mières Causes et souvent la plus efficace de nos actions, et du bonheur
ou du malheur qui en résultent, puisqu’elle fournit les idées à l’Esprit,
et qu’il est évident qu’aucun Etre intelligent n’agit sans avoir aupa=
ravant des idées de ce qu’il veut entreprendre.
Ces Principes nous conduisent à établir deux grandes Vérités.Division.
L’une, que selon l’intention du Créateur l’Imagination devroit opérer
le bonheur de l’Homme; L’autre que l’Homme pervertit souvent l’usage
qu’il en doit faire.
Ie Partie.Dieu a placé l’Homme au milieu d’un nombre infini d’objets uti=
les et agréables, dont il lui a accordé l’usage. C’est un Etre moral capable
de bonheur et de misère, non seulement pour le tems, mais pour l’éternité.
Ses Attributs supposent nécessairement des rélations et des devoirs, dont
Dieu, l’Homme lui même et les autres créatures sont les objets.
La Bonté de Dieu eût été en quelque sorte imparfaite, si en nous
permettant l’usage des choses qui nous environnent, il nous avoit refusé le
/p. 317/ moien de connoitre leur nature et leurs effets rélatifs à nos besoins; si
en nous assujettissant à des Loix et à des Devoirs, il ne nous avoit pas
donné le pouvoir de nous en instruire; l’Imagination cette Faculté in=
telligente sert aux vues de l’Etre Suprème, qui tendent à notre bon=
heur, et nous met à portée de rendre ce bonheur durable. C’est par
elle que nous aquerons des idées justes et nettes des Etres physiques,
et que nous parvenons à celle des Etres moraux. Cette Faculté n’aiant été
donnée à l’Homme que pour son bien être, et étant parfaitement propor=
tionnée à cette fin, elle ne devoit pas manquer à opérer le bonheur de
l’Homme. Pour connoitre combien elle y a contribué réellement, nous
n’avons qu’à jetter les yeux sur les effets prodigieux que l’Imagination de
l’Homme, malgré la rude atteinte que lui a donné le péché originel, a pro=
duit pour l’avancement de sa propre félicité, pour celle du genre humain
en général, et des Sociétés particuliéres.
Quels trésors l’Homme n’a-t-il pas tiré du fond inépuisable de son
Imagination, pour les nécessités, les commodités et les agrémens de la vie?
Ne devons nous pas à sa fécondité les Arts et les Sciences méchaniques,
ces inventions heureuses qui imparfaites à la vérité dans leur origine,
vu les bornes étroites de l’esprit humain, et celles des capacités particuli=
éres ont aquis d’un siècle à l’autre plus de perfection, mais toujours en
vertu des nouvelles idées que l’Imagination a enfanté successivement?
En donnant une forme à l’Art, en l’assujettissant à des principes surs,
elle a su rendre général à tous les Hommes, ce qui n’étant que la
production des lumiéres et de l’habileté de l’inventeur, etoit restreint,
pour ainsi dire à lui seul. N’est-ce pas multiplier les Talens, n’est
ce pas en donner même que de procurer la facilité d’en aquerir?
L’Homme dépendant de celui qui lui a donné l’être, l’Homme Ci=
toien du Monde, et membre de la Société civile dans laquelle il vit,
l’Homme comptable à lui même, que ne doit-il pas à l’Imagination é=
clairée et bienfaisante? Après avoir par la vivacité de ses idées peint
en son Ame le Beau, le Bon et le Vrai, elle lui en inspire l’amour,
en lui présentant les idées du plaisir et de l’utilité qui en sont insépa=
rables. Source intarissable de moiens, elle lui suggère ceux dont il a be=
soin, pour aller à son but et pour y trouver l’accomplissement de ses de=
sirs. Par l’abondance et la variété des idées qu’elle offre à l’esprit, elle
fournit l’objet de toutes ses opérations. Tout le Savoir dont ils se pique
tant, tous les Systhèmes que ses veilles laborieuses ont fait éclorre, toutes
ses pensées sont elles autre chose qu’un tissu d’idées et de combinaisons que
l’Imagination en fait? Ne sommes nous pas redevables des effets à la Cause
/p. 318/ qui les a produits? C’est donc à cette Faculté intelligente que le Théologien
doit la force victorieuse de ses raisonnemens, le Philosophe la profondeur de
ses recherches, le Politique la Sagesse de ses démarches. Le Jurisconsulte y
puise la clarté qu’il répand dans l’interprétation des Loix. L’Orateur y trou=
ve ces figures hardies qui touchent et captivent le cœur. Le Medecin y voit
les prognostics judicieux que confirment ses expériences. Quels sont les fruits
que le Genre humain a receuilli de tant de différens Talens? La Santé trou=
ve des moiens pour se conserver, et des ressources contre les maux qui l’atta=
quent, La Justice et l’Innocence sont défendues contre la chicane, la supé=
riorité du crédit et l’injustice. La Paix et l’Harmonie regnent dans l’Etat,
l’ordre et la tranquillité y sont établies. A l’abri des Loix salutaires nous
jouissons de tant de biens que la main prodigue de l’Auteur de la nature a
répandus de toutes parts. La Vérité, ces grands préceptes pour régler notre
conduite, et pour procurer dès cette vie le Souverain bien à qui les sait
gouter, sont dévelopés à nos yeux; nous avons des guides éclairés et surs
qui nous conduisent à une heureuse immortalité.
Quelles ressources l’Homme ne trouve-t-il pas dans son Imagina=
tion pour toutes les Sciences purement spéculatives. Sans elle il auroit
eté impossible de faire tant de progrès dans les Sciences même les plus
sublimes et les plus abstraites. C’est elle qui invente, qui fait découvrir
à l’esprit de nouvelles idées, qui aide à l’entendement à pénétrer dans
les obscurités les plus épaisses, à insinuer avec force, et à convaincre avec
efficacité. C’est par elle que les Pascals, les DesCartes, les Mallebran=
ches, les Bacons, et les Lockes ont trouvé dans le feu, dans la fertilité,
dans la variété de leur Imagination, dequoi embellir les notions les
plus abstraites.
L’Imagination que n’a-t-elle pas inventé pour délasser l’esprit de
ses occupations sérieuses, des chagrins et des peines inséparables de cette vie?
Que d’agrémens, que de douceurs l’Imagination ne répand-elle pas
dans l’intérieur de notre Ame par sa facilité merveilleuse à former des
idées, et par son activité infatigable? Toujours avec nous mêmes elle ne
nous abandonne pas dans les solitudes les plus affreuses; elle en fait dis=
paroitre l’horreur par des illusions qui nous attachent, qui nous charment,
et qui dissipent nos peines; elle donne de nouveaux assaisonnemens à
nos plaisirs, par la manière dont elle nous les fait envisager: elle les
prévient même, et nous les fait gouter d’avance. Par la force de ses
charmes, elle produit en nous des sentimens plus vifs que ne nous en
inspirent les objets réels; elle les dégage des accessoires qui en diminuent
le prix. Dans nos revers les plus imprévus elle adoucit nos maux par
la comparaison qu’elle nous fait faire avec d’autres plus considérables
/p. 319/ que nous pourrions souffrir, et dont nous sommes exemts. Elle anime
et entretient notre fermeté par les ressources qu’elle suggère; et ne crai=
gnant point de nous séduire dans la vue d’affoiblir nos malheurs, elle
se déguise à nous sous le voile flateur de l’espérance. Que dis-je? Mê=
me dans ce tems nécessaire pour le repos, dans ce tems ou l’Ame en
quelque sorte endormie par l’inaction du corps, semble ne pouvoir agir,
elle sait par les illusions d’un songe agréable, faire disparoitre, au
moins pour quelques momens, les idées tristes d’un chagrin réel.
A ne considérer que les avantages dont nous sommes redevablesIIe Partie.
à l’Imagination, qui ne croiroit qu’elle est un de ces dons précieux qui
honorent en quelque sorte le bienfaiteur, parcequ’ils assurent la félicité
de celui qui les reçoit? Idées flateuses disparoissez! Telle eût été notre
destinée si le prémier homme libre de faire le bien par une suite de sa
nature intelligente, ne se fut pas déterminé au mal par l’abus qu’il a
fait de cette Faculté qui lui est devenue si fatale, je veux dire de sa
Liberté. Coupables de son crime, nous participons à sa punition. Aveu=
glés dans nos vues, injustes dans nos desirs, peu judicieux dans la combi=
naison des avantages que nous trouverions à suivre nos devoirs; trop
peu pénétrans pour découvrir le péril que nous courons à nous en écar=
ter, c’est toujours l’Imagination qui nous égare, et qui nous fait emploier,
pour servir à l’erreur, les Facultés mêmes qui devroient nous en garan=
tir. Mais laissant à la Théologie, le soin de marquer les causes et les sui=
tes de notre corruption, bornons nous à représenter les divers effets que
produit une Imagination peu réglée, et les maux qui en sont la suite
inévitable.
Telles que des sources vives et claires dans leur origine perdent leur
pureté à mesure qu’elles reçoivent des eaux bourbeuses dans leur cours,
Telle l’Imagination pure dans son principe perd successivement, par les
nuages qui l’offusquent, cette clarté, sans laquelle elle est nécessairement
variable et confuse. Les passions en profitent; elles se dévelopent avec
plus de facilité; elles aquiérent plus de force, et entretiennent et aug=
mentent le deréglement de l’Imagination.
Les tendres fibres du cerveau de l’enfant à peine formé sont déjà
ébranlés par l’impétuosité des sentimens et des passions que lui communique
l’Imagination de la Mére qui le porte dans son sein . Confié au soin des
femmes il reçoit les impressions de toutes leurs foiblesses. Le venin des pré=
jugés lui est communiqué dans la suite de son éducation. Avance-t-il en
âge, mille objets dangereux l’entourent et l’obsédent en quelque sorte. Le
voile de terreur, la séduction du mauvais exemple, l’empire tirannique
de l’opinion, tout concourt à entretenir son Imagination dans un dé=
sordre /p. 320/ dont elle n’est que trop susceptible. Comment résisteroit-elle à
tant d’ennemis domestiques et étrangers?
Sans une Raison supérieure, que la plupart des Hommes n’ont pas
le courage de consulter, parcequ’il en coute trop de sacrifices, le Cœur est
toujours plein d’une inquiétude inhérente à sa nature, de sorte qu’il
n’est jamais content de l’état dans lequel il se trouve.
C’est cette inquiétude qui donne perpétuellement la torture a son
Imagination, qui lui fait tant prendre l’essor, qui lui inspire tant
de crainte et d’espérance, et lui fait enfanter tant de projets chiméri=
ques, qui achèvent de troubler le repos de sa vie, et souvent inter=
rompent celui de tous ceux qui sont en commerce avec lui.
Auteur de tous ses maux, l’Homme ne doit en accuser que son
Imagination. Les maux les plus dangereux sont ceux dont on se défie
le moins, parcequ’ils se présentent sous les apparences du bien: ces
apparences ne viennent point des choses mêmes, mais de la manière
dont on les envisage: ces idées fausses et arbitraires naissent des idées
primitives qu’occasionnent les Sens. Quelles sources d’erreur pour qui=
conque ne s’applique pas à démèler le vrai de ce qui lui est étranger?
L’Ame trompée par raport aux impressions qu’elle reçoit se trompe
à son tour dans ses opérations. Comment pourroit-elle faire des
comparaisons exactes d’idées qui ne sont pas telles en elles mêmes? Com=
ment tirer des conséquences justes et utiles, si les principes sont faux?
L’erreur primitive se répand sur tout ce qui en résulte. L’Imagina=
tion qui en est imbue déguise à l’Ame le vrai, d’où dépend sa féli=
cité essentielle; elle jette sur le présent un faux éclat qui détourne
les yeux d’un avenir, seul digne de nos attentions les plus sérieuses.
C’est en conséquence des fausses idées que nous formons des choses
que l’Imagination en impose aux hommes hardis et téméraires en dimi=
nuant dans leur Esprit les dangers et les maux qui les menacent, et
au contraire elle sert, si je puis parler ainsi, de microscope aux Ames
foibles et timides, en grossissant les objets à leurs yeux, pour augmen=
ter leurs inquiétudes et leurs peines.
La présomption et la défiance quels obstacles n’opposent-elles pas
aux hommes dans la recherche du bonheur? Ne sont-ce pas deux
eceuils ou le plus souvent leur félicité fait naufrage? A qui s’en pren=
dront-ils qu’aux fausses idées qu’ils ont d’eux mêmes, et de ceux qui se=
roient propres à concourir à leur bonheur?
Qu’y a-t-il de plus commun que ces Imaginations délicates que
tout blesse, que tout inquiète, et que tout incommode?
A quel point l’Ame n’est-elle pas agitée par une Imagination qui
/p. 321/ creuse dans l’avenir? Ses suggestions incertaines que de fausses mesures ne
lui font-elles pas prendre? Que de remords, que de repentirs, pour ne
pas dire de maux plus essentiels, ne lui causent-elles pas, soit qu’elles
y excitent la confiance ou la défiance, l’espoir ou la crainte, soit que
des événemens qui n’arriveront point, ou la flatent, ou l’inquiétent?
Les noirs soupçons, la jalousie avec toutes ses horreurs, que l’I=
magination entretient, dans l’Ame, en forgeant des monstres qui l’irri=
tent et l’épouvantent, de combien de fiel et d’amertume ne l’abreuvent
ils pas? A quelles fureurs, à quel excès ne la portent-ils point?
La vanité ridicule de paroitre ce qu’on n’est pas, autre effet d’une
Imagination égarée, combien de dérangemens, de honte et de regret ne
cause-t-elle pas aux particuliers et dans les familles?
On est souvent malade, parcequ’on croit l’être: on le devient par
les soins outrés et indiscrets qu’on prend pour prévenir un mal qui
ne viendroit pas. C’est le propre d’une Imagination forte et agitée de
produire le mal qu’elle craint . Je ne trouve pas étrange, dit
Montagne, que l’Imagination donne la fièvre et la mort à
ceux qui la laissent faire. Nous , nous tremblons,
nous palissons et rougissons aux secousses de notre Imaginati=
on, et renversés dans la plume, nous sentons notre corps agi=
té à leur branle, quelquefois jusqu’à en expirer.
Ignorance, erreur, abus de Raison et de liberté, desir d’être heu=
reux sans pouvoir démèler qu’avec peine la vraie route pour parve=
nir au bonheur: desir toujours actif par soi même, et mis encor dans
une nouvelle agitation par les passions, souvent même par des pas=
sions contraires; Tel est le portrait fidèle des divers égaremens de
l’Imagination! Telle est la source de nos vices et de notre misère!
Par quelle fatalité faut-il que l’Homme soit son plus grand en=
nemi? Imagination, c’est à vous qu’il doit ce malheur. Principal or=
gane comme vous êtes de son amour propre déréglé, non contente de
l’avoir rendu irréconciliable avec lui même, vous l’invitez encor à deve=
nir ennemi des autres hommes. Triste Vérité! qui ne justifie que trop
la pensée d’un Moderne célèbre qui dit que l’état de l’Homme est une
guerre universelle de tous contre tous.
Voiez cet Ambitieux, que ses idées trop vastes emportent dans sa
course impétueuse, et l’éloignent même du but qu’il se propose. Est-
il rien de sacré qui l’arrête? La Vertu, la Justice, si elle s’oppose
à ses vues, est immolée.
Le Conquérant, qui après avoir rempli la Terre de sang et de
carnage, après l’avoir subjuguée, soupire après d’autres Mondes.
/p. 322/ Ce Courtisan fier de sa naissance, de sa faveur, ou de ses emplois, se
croit en droit d’abaisser ses pareils et d’opprimer ses inférieurs.
Le Particulier dans une condition moins élevée, dénué de titres et d’em=
plois, n’oublie rien pour reparer par l’artifice et l’impudence, l’obscurité de
son état. L’éclat du vrai Mérite, qui à ses yeux est un obstacle à ses
vues audacieuses, le blesse: il a recours aux recherches les plus obstinées
pour le ternir; et s’il ne découvre rien qui puisse satisfaire sa maligni=
té en le déshonorant, il ne rougit pas d’emploier jusques à la calomnie.
Cet Homme d’esprit trouve dans les ressources de son amour propre
dequoi s’arroger intérieurement une Supériorité sur ses rivaux; peu
assuré de celles qui seules devroient mettre le prix à son mérite person=
nel et à ses talens, il les cherche dans les défauts de ceux qui courent
la même carrière. Critique injuste, il croit n’être que Critique éclairé:
il attribue à ses lumières qu’il veut faire passer pour plus étendues qu’el=
les ne sont, la sévérité de ses jugemens; qui dans le fond n’est que l’ef=
fet de son envie et de sa jalousie qu’il se déguise à lui même.
Voilà comme le desir immodéré de la gloire égare les Hommes eny=
vrés par les fausses idées que leur présente leur Imagination.
On ne finiroit point si on entreprenoit le dénombrement de tous
les maux que les Hommes se font réciproquement, animés par tant
d’autres passions qui échauffent l’Imagination, et qu’elle enflamme à son
tour par ses dangereux artifices.
Une association bisarre des idées les plus opposées entr’elles et les
plus contraires à la nature, n’est pas moins commune parmi les
Hommes, ni moins pernicieuse par ses effets. De là naissent les an=
tipathies qui passent pour naturelles; ces opinons extravagantes
qui ont causé tant de désordre dans tous les états de la vie; cette
phrénésie qu’inspire le faux point d’honneur, et qui pour vanger
un affront, dont la honte, dans l’exacte Raison, ne retombe que sur
celui qui offense, force à risquer une vie dont on est comptable à
sa Famille et à sa Patrie.
Cherchons encor dans cette union bisarre des idées les causes des
noirceurs, des injustices, des cruautés qu’inspirent le faux zèle, la supers=
tition, le fanatisme, à l’abri d’un principe respectable que leur rage
déshonore.
A quel point les Hommes esclaves de leurs passions, en opposant
l’Imagination à l’Imagination même, n’abusent-ils pas de tout ce
qu’elle a jamais inventé de plus utile, de plus salutaire et de plus louable!
Que des idées, que des vues funestes, les Arts et les Sciences n’ont
elles pas fourni aux Tirans et aux fourbes.
/p. 323/ Les Combinaisons chimériques des idées abstraites, quelle confusion n’ont
elles pas fait naitre dans la Philosophie et dans la Religion?
L’entêtement, l’orgueuil et l’intérêt ont fait de la Théologie une sour=
ce inépuisable de disputes, d’erreurs, de divisions et de haine implacable.
Les Commentateurs des Loix en répandant une obscurité impéné=
trable sur les principes les plus évidens du Droit, de l’Equité et de la
Justice, ont indiqué aux prévaricateurs, dans les Loix mêmes le pré=
texte pour envahir le bien d’autrui.
La Politique est un instrument fatal entre les mains des am=
bitieux, pour tromper, pour subjuguer, pour tiranniser les Hommes,
pour causer et pour entretenir les guerres les plus cruelles.
Quels sujets n’a-t-on pas de se récrier contre les secrets des Empi=
riques si funestes à la crédulité?
Dans la Chaire l’Eloquence est devenue un jeu de l’esprit pour
flater des oreilles plus délicates que dociles aux vérités touchantes
de l’Evangile.
Dans le Barreau elle tend des piéges dangereux à l’integrité des Juges.
La Poesie autrefois le langage des Dieux attaque dans ses Satyres
les réputations les plus éclatantes, et ne respirant dailleurs que l’a=
mour sensuel, elle gâte les esprits et séduit l’innocence des cœurs.
Les Hommes font-ils un meilleur usage de ce que l’Imagina=
tion industrieuse a produit pour les commodités et les agrémens
de la vie? Qu’on en juge par les rafinemens sur tous les plaisirs
qui flatent les Sens, par le faste et le luxe qu’on a porté aux der=
niers excès.
Le nécessaire, l’aurea mediocritas doit être considérée com=
me un état d’innocence et de bonheur: la Raison peut la fixer;
mais notre Imagination inquiète se rend nécessaire ce qui n’est
que superflu. Le superflu peut-il avoir des bornes? Nouveaux be=
soins! nouvelle source de malheurs!
Que dirons nous des efforts que fait notre Imagination pour
nous amuser par ses illusions agréables qu’on nous vante tant?
Elle nous les fait paier bien cher. Ne diroit-on pas, que si par ses
charmes, quelquefois elle endort nos peines, ce n’est que pour mieux
nous faire sentir, à notre reveil, leur amertume, et leur violence,
et les augmenter souvent par de nouvelles inquiétudes.
Ces illusions chimériques qui flatent l’Ame ont besoin de la
solitude ou de l’obscurité de la nuit, pour qu’elle n’en détourne
pas son attention; encore sont-elles souvent effacées par la moin=
dre idée qui vient à la traverse; preuve évidente que ce plaisir
/p. 324/ idéal touche peu l’Ame, et qu’il ne fait que l’effleurer. Il n’en est pas
de même des idées qui l’inquiètent et qui la persécutent, de ces idées
qui sont occasionnées par une infinité de causes étrangéres, par des be=
soins et des nécessités qui pressent, par des craintes fondées et par des es=
pérences douteuses. Ces idées s’emparent de notre Imagination avec tant
de ténacité, que ni la pompe des plus brillans spectacles, ni les charmes
de tous les autres plaisirs encor plus séduisans qui nous sont offerts,
ni les conversations les plus gaies, ni les conseils les plus sages, ni notre
propre Raison quelque effort qu’elle fasse, ne sauroient les chasser de
notre Ame. Tant il est vrai, que le passage de la tristesse à la joie
est bien plus difficile, que ne l’est le retour d’un sentiment agréable
après une vive douleur!
Il faut que nous recherchions ces plaisirs imaginaires propres à
nous dissiper. Il faut une grande contention d’esprit pour les entrete=
nir. Les idées facheuses nous cherchent et nous trouvent malgré nous
pour nous accabler.
Qu’on réfléchisse sur toutes ces imperfections de la nature humai=
ne, sur tous ces égaremens de l’Imagination, sur toutes les causes
physiques et morales qui les produisent, et qui portent cette Facul=
té de l’Ame à s’écarter sans cesse des voies de la Vérité, qui sont
en même tems celles du bonheur.
Que chacun examine ce qui s’est passé, et ce qui se passe
dans sa propre Imagination; que ceux qui connoissent le mieux
l’Esprit humain et la valeur des choses du monde, comparent tous
les différens effets que leur Imagination a produit depuis qu’ils
existent, et qu’elle produit tous les jours; qu’ils jugent et que l’é=
vidence les détermine!
Tous les maux qu’il y a eu et qu’il y aura jamais dans le
monde ne viennent que du vice, qui est une contradiction à la Véri=
té immuable, mensonge en un mot. Le mensonge d’ou vient-il?
De celui qui en est le pére. C’est assez le désigner. C’est son Imagi=
nation allumée par le tison infernal de l’envie qui a enfanté le men=
songe, dont l’effet a précipité nos prémiers Parens de leur état d’in=
nocence et de bonheur. L’Imagination de ces trop heureux habitans
du Paradis terrestre séduite par l’orgueuil a prété son ministère
fatal à celui qui est appellé homicide dès le commencement, pour
consommer cette trahison funeste qui devoit les perdre. De là, on ne
sauroit trop le dire, de là la corruption totale de l’esprit et du
cœur de l’Homme. De là toute la misère sous laquelle gémit sa
postérité infortunée.
/p. 325/ Que de rudes combats les plus grands Saints n’ont-ils pas livrés à
une Imagination irritée par la concupiscence, qui s’efforçoit de les détour=
ner du chemin de leur véritable bonheur, d’un bonheur dont ils connois=
soient toute la nécessité et le prix! Ecoutons les plaintes amères du
grand Apotre des Gentils, d’un homme inspiré par l’Esprit divin : Je
ne fais pas le bien que je veux, mais le mal que je ne veux pas.
Avons nous à faire d’autres raisonnemens après de si grands
exemples, et pendant que celui qui sonde les cœurs, et qui connoit
mieux les pensées des Hommes qu’ils ne les connoissent eux mêmes,
a déclaré, tant de siécles avant que le Monde fut tombé dans cette
dépravation totale ou nous le voions aujourdhui, que l’esprit de l’hom=
me et toutes les pensées de son cœur, son imagination corrompue
et déréglée sont portées au mal dès sa jeunesse . Peut-on ne pas
convenir que l’Imagination qui suivant l’intention du Créateur de=
voit opérer le bonheur de l’Homme, est, dans l’état présent de la Na=
ture humaine, la source de son malheur, après que la bouche de la
Vérité a prononcé? Nous faut-il d’autres preuves et d’autres té=
moignages? Nous faut-il une autorité plus respectable?
Tenebrasque necesse’st
Non radii Solis neque lucida tela dici
Discutiant, sed natura Species ratioque. Lucret. Lib. I.
Monsieur le Boursier a trouvé la Question curieuse et intéressante,Sentiment de Mr le Boursier Seigneux.
et voici les réflexions qu’il a fait. Ceux qui sentent de la facilité à
imaginer, les Poëtes, p. e. et l’Auteur regardent l’Imagination comme
une Faculté de l’Ame active et créatrice, cependant dans le vrai c’est une
Faculté passive, elle n’invente rien; ses fonctions se réduisent à peindre
les objets, et à inventer, mais ce terme apliqué à l’Imagination ne si=
gnifie que combiner, feindre. Plus ses fictions sont nouvelles, plus elles
sont heureuses.Elle travaille diversement selon les objets auxquels elle
s’attache; autre est l’Imagination d’un Poète, autre celle d’un Prédicateur.
Le but de la Piéce est de condanner l’Imagination. Je me bornerai
donc à considérer un de ses défauts; c’est celui qu’elle a de présenter
trop d’objets, d’ou nait la confusion. De là vient qu’on regarde ceux en
qui l’Imagination domine, comme peu propres à faire des ouvrages sui=
vis et philosophiques.
On peut rechercher sur cette Question, quel a été le but de Dieu
en donnant l’Imagination à l’Homme. 1. Ç’a été d’adoucir son travail,
de remplir les vuides de sa vie, de le recréer en apellant cette Faculté
/p. 326/ à son secours. 2. De présenter des vérités d’usage d’une manière propre
à les faire mieux gouter, d’y arrêter l’attention, et de faire recevoir agréa=
blement les corrections que l’orgueuil de l’homme fuit toujours. C’est de
cette manière que les Saints Hommes ont présenté les vérités qu’ils vou=
loient enseigner: c’est sans l’envelope de quelques images qu’ils ont fait
recevoir leurs censures & leurs corrections. Le Prophète Nathan, les Pro=
phètes en général, le fils de Dieu même ont emploié cette méthode.
Les Prédicateurs aujourdhui s’en servent avec fruit, ils quittent les
routes battues pour présenter les vérités avec force. 3. L’Homme n’a
pas seulement besoin de travailler, ce qui est sa destination, il faut de
plus qu’il se délasse pour recommencer son travail avec de nouvelles
forces. Pour cela l’Imagination lui présente des images agréables.
L’abus que l’Homme fait de son Imagination vient de lui; il est
vrai qu’elle lui joue de mauvais tours, et qu’il doit être toujours sur ses
gardes pour ne pas s’y laisser surprendre. Mais sans le secours de l’Ima=
gination l’Homme succomberoit dans ses peines, sans cette inconstance que
l’Imagination lui prète.
Monsieur DuLignon n’a rien voulu ajouter.Mr DuLignon.
Sentiment de Mr le Professeur Polier.Je trouve beaucoup d’imagination dans le Discours qui vient d’être
lu, mais il n’y a pas autant de justesse. Entr’autres j’y trouve deux grands
défauts. 1. L’auteur confond l’Imagination avec les autres Facultés, et 2.
il n’a point pris le sens de la Question: il dépeint l’état de l’Homme
avant le péché, et l’état présent de l’Homme. Ce n’est point la Question.
Il a défini l’Imagination avec une Faculté créatrice par les combinaisons
qu’elle fait. Le mot d’Imagination vient d’Image, ses fonctions se rédui=
sent à représenter les objets. L’Auteur a adopté le sentiment des Théo=
logiens Orthodoxes qui disent que l’Imagination est corrompue dès la
naissance, je n’aprouve pas cette idée, mais ce n’est pas ici le lieu d’en
montrer le peu de solidité. L’Auteur croit que dans ce passage de St.
Paul qu’il a raporté, je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais
le mal que je ne veux pas, il croit, dis-je, que l’Apotre y parle de lui
même; mais je me persuade que ce n’est pas de lui même, mais que ce
n’est que d’un homme charnel dont St Paul parle sous son nom. En
effet un fidèle parleroit bien autrement, il diroit, j’ai combattu mes pas=
sions, je les ai vaincues par mes efforts soutenus; et combien plus St.
Paul n’étoit-il pas en droit de tenir ce langage? Il paroitra que c’est là
le sens de ce passage. Si on examine le but de ce Chapitre qui est de con=
danner ceux qui cherchent à excuser leurs passions.
Au reste, je ne veux pas entrer dans un plus grand détail. Mais la
Question auroit été mieux traitée, si l’Auteur avoit marqué les avantages
/p. 327/ qu’on peut tirer de l’Imagination et les maux qu’elle nous cause.
On pourroit présenter la Question, a dit Monsieur le LieutenantSentiment de Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.
Ballival, d’une autre façon. Comme l’Imagination fait, selon l’Auteur,
tout le bien et tout le mal, on pourroit demander si Dieu a fait plus
de bien en faisant l’homme capable de faire tout le bien et tout le mal,
ou de le faire autrement: ce qui revient à dire, si Dieu a mieux fait
de faire l’homme, homme, plutôt qu’autre chose. Mais ce ne seroit pas
là une question à traiter, et elle n’encourageroit pas à faire de grands
efforts pour mériter un prix Académique.
Il y a dans cette Pièce beaucoup d’esprit, si j’ai bien compris ce
que c’est qu’esprit. Mais l’Auteur cache les liaisons qu’il fait d’une idée
à l’autre, ce qui embarasse le discours et lui ote sa force.
S’il avoit traité l’Imagination separément de l’entendement et du
jugement, et qu’il eut bien prouvé que l’Imagination fait plus de mal
que de bien, sa conclusion auroit été solide. Mais dans ce cas là même,
à quoi auroit abouti tous ses raisonnemens? Il n’y auroit rien que d’i=
nutile à moins qu’on aprenne en même tems quels sont les obstacles
qui nuisent à l’Imagination, comment on peut leur résister, et les vaincre,
comment on peut perfectionner l’Imagination, en un mot l’art qu’il
faut emploier, pour empécher qu’elle ne nous égare jamais et pour
qu’elle nous aide toujours à decouvrir la Vérité.
Sentiment de Mr le Bourguemaistre Seigneux.Voici les réflexions de Monsieur le Bourguemaistre. L’imagina=
tion entre pour beaucoup dans les idées que les hommes se font de leur
bonheur ou de leur malheur. Je regarde l’Imagination dans ce cas, et
je crois que c’est la pensée de l’Auteur, comme une illusion que les hom=
mes se font sur la nature et la qualité des objets. Quoique ce que
j’apelle Imagination, ne soit qu’une illusion ou une erreur, qu’elle
ne consiste qu’à préter aux objets des qualités qu’ils n’ont point, à
augmenter ou à diminuer celles qu’ils sont, et que ce soit cette idées
qui fasse le bonheur ou le malheur des hommes, car on n’est heureux
ou malheureux qu’autant qu’on sent qu’on l’est, il seroit difficile de
résoudre la question de l’Auteur, parceque le bonheur ou le malheur
dépend du caractère de chaque homme, qu’il est difficile de connoitre.
Un mélancholique, p. e. se fait des chagrins qui n’arrétent pas d’au=
tres personnes. Un homme porté au plaisir se fait des illusions
sur ses plaisirs; il se figure qu’ils sont plus grands, et plus solides
qu’ils le sont en effet: & il se croit heureux en s’y livrant. Il y a
aussi des caractères mixtes. Mais comme il y a plus de gens qui
s’affligent de maux chimériques, que de ceux qui se font un bonheur
chimérique, je crois que l’Imagination contribue plus au malheur qu’au bonheur
des hommes.
/p. 328/ L’Auteur, a dit Monsieur le Juge, avantque de traiter sa questionSentiment de Mr le Juge Seigneux.
auroit du dire simplement ce qu’il entend par le mot Imagination, au
lieu qu’il dit qu’elle est une Faculté passive, et ensuite qu’elle est une
Faculté créatrice, et qu’il la confond qui plus est avec le jugement, l’en=
tendement et la volonté. Cette confusion dans les principes, et cette
contradiction rend sa piéce embarrassée, et la conclusion qu’il tire de
ses principes est peu solide: car je suis persuadé que bien loin que
l’Imagination fasse le malheur des hommes, qu’au contraire le nombre
de ceux qui se croient heureux surpasse de beaucoup le nombre de
ceux qui se croient malheureux.