Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée LXIII. Lecture de deux discours du "Spectateur" sur le bon naturel », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 29 août 1744, vol. 2, p. 309-313

LXIII Assemblée

Du 29e Aout 1744, à laquelle se sont rencontrés Mes=
sieurs DeBochat, Lieutenant Bailllival, Seigneux Bourguemaistre,
Polier Professeur, Baron DeCaussade, DuLignon.

Messieurs Vous vous occupates Samedi dernier à parlerDiscours de Monsieur le Comte.
de la Prudence. Monsieur le Boursier dans son discours sur cette ma=
tière, pour déterminer l’idée de la Prudence la compara avec la Sages=
se, et en marqua les principales différences. Suivant lui la Sagesse
est la Science du but, et la Prudence la Science des moiens. La 1ere
s’aquiert par l’étude, et l’autre par l’attention & par l’expérience jour=
nalière.

Après avoir déterminé la différence de ces deux Vertus, il les dé=
finit de cette manière.. La Sagesse est la Science qui par les prin=
cipes du Juste nous apprend à régler nos vues, nos sentimens et
nos mœurs. La Prudence est l’art de discerner les moiens qui peuvent
nous conduire à notre but, en éloignant les obstacles qui pourroient
s’y opposer.

Il distingue ensuite la Prudence de plusieurs autres qualités
avec lesquelles on la confond quelquefois dans le langage ordinaire
et il montre l’idée qu’il attache à chacune.

L’homme prudent examine, écoute, pèse avec soin toutes ses dé=
marches, et il ne plaint dans cette étude, ni le temps, ni la peine..
Quelque capacité qu’il ait aquis; il reçoit les conseils avec plaisir et
il en profite. C’est là un avantage dont les Grands sont privés pour
l’ordinaire; personne n’osant leur dire la vérité, ni leur donner des
/p. 310/ conseils utiles; à moins qu’ils ne choisissent une personne de mérite, qu’ils
ne se l’attachent par leurs bienfaits et par leurs bonnes manières; et qu’ils ne
l’animent à leur parler à cœur ouvert en profitant des conseils qu’ils en
recevront: Sans ce secours il leur sera impossible de tout voir et de tout
connoitre; et ils ne pourront éviter de faire de grandes fautes dans leur
conduite & dans leurs entreprises.

La Prudence nous rendant attentifs à tous nos devoirs; à toutes
nos démarches, et nous portant à choisir tous les moiens qui peuvent
nous conduire au bonheur, chacun sent qu’il est obligé d’aquerir la
Prudence. Mais les Grands y sont plus obligés que les autres parce
qu’ils ont un plus grand nombre de vues; et de projets à remplir, que
les fautes qu’ils font paroissent plus grandes, et qu’elles frapent davan=
tage ceux qui en sont les objets: d’ailleurs on les excuse moins, parce
qu’on se persuade qu’ils doivent avoir plus de lumières et plus d’expé=
rience par les soins qu’on a pris de les former; et qu’ils doivent mieux
connoitre l’importance et les prix des choses, que le commun des hom=
mes qui n’a pas tous ces secours.

Vous m’avez dit, Monsieur le Juge, que la Prudence des jeunesà Mr le Juge Seigneux.
Gens consiste à être circonspects dans leurs décisions; à être attentifs
aux conseils qu’on leur donne et aux choses qu’on leur enseigne, à
y réfléchir, et à faire usage dans leur conduite de ce qu’ils apprennent.

Vous m’avez dit, Monsieur Polier, que la Prudence demande queà Mr le Professeur Polier.
nous fassions attention aux circonstances des tems, des lieux des per=
sonnes, que c’est là ordinairement ce qui nous fait reussir. Qu’elle de=
mande encor que nous connoissions nos Talens et les dispositions que
nous avons pour entreprendre telle ou telle chose, avantque de nous
y attacher. Enfin que la véritable Prudence doit toujours avoir en vue
le Salut.

à Mr le Bourguemaistre Seigneux.Vous avez remarqué Monsieur le Bourguemaistre, que la Pru=
dence et la Sagesse étaient deux Vertus très distinctes; que la Prudence
regarde particulièrement la conduite de la vie; qu’elle demande que
nous connoissions nos qualités et notre capacité, pour ne pas nous désho=
norer en entreprenant des choses que nous ne pourons pas exécuter.

Une grande règle de Prudence, m’avez vous dit, Monsieur DeCaussade,à Mr le Baron de Caussage.
c’est de profiter des fautes d’autrui pour n’y pas tomber soi même. Feliciter
sapit qui alieno periculo sapit
.

Et vous Monsieur DuLignon, vous m’avez dit que la Prudenceà Mr DuLignon.
consiste à réfléchir sur toutes ses actions, à les comparer avec les buts
différens que nous avons, à voir si elles nous y conduisent, ou si elles nous
en éloignent, et suivant que nous déciderons qu’elles y sont propres ou non
/p. 311/ à les suivre dans notre conduite, à les faire, ou à les abandonner.
On lu ensuite deux Discours du Spectateur; ce sont le XLIILes Discours XLII et XLVIII du Spectateur qui traitent du bon naturel, sujet de la conférence.
et le XLVIII du Tome II. Le premier de ces Discours traite du bon
naturel considéré comme une Qualité. De tempérament, et il montre
les avantages qu’une telle Qualité procure à celui qui la possède, c’est
de prévenir tout le Monde en sa faveur, et de disposer les Hommes à lui
vouloir du bien et à l’aimer. Le Second Discours traite du bon naturel
considéré comme une Qualité Morale: c. à d. comme une Qualité que
nous avons approuvée et que nous nous sommes procuré par nos soins
et par notre application, et il la définit en disant que c’est un penchant
à faire du bien. La première de ces qualités ne donne aucun mérité réel
à celui qui la posséde, parce qu’il n’a rien contribué à se la procurer;
la seconde au contraire étant un effet de notre travail fonde notre
mérite et nous rend dignes d’être approuvés de Dieu et d’avoir part
à ses recompenses afin qu’on ne s’imagine pas mal à propos qu’on
a cette derniere qualité, L’Auteur donne quelques règles par lesquelles
on peut les distinguer exactement l’une de l’autre. Voici les réflexions
auxquelles ce Discours a donné lieu.

Ces deux discours, a dit Monsieur le Lieutenant Baillival DeBochat,Sentiment de Mr Lieutenant Baillival DeBochat
sont deux piéces admirables, mais le premier sans le second seroit in=
complet, le second ajoute ce qu’il manquait au premier.

Le 1er Discours montre les avantages d’un bon Naturel. Le plus
considérable c’est de donner à celui qui a ce bon naturel un extérieur
et des dehors qui gagnent le cœur. L’extérieur découvre, si ce n’est pas
toujours, du moins pour l’ordinaire, à ceux qui savent réfléchir les
sentimens dont nous sommes pénétrés, et dès qu’ils découvrent en nous
des sentimens d’humanité, ils sont portés à nous aimer par cette ré=
flexion, c’est que nous exercerons envers eux ces sentimens dont nous
sommes pénétrés, s’ils viennent à en avoir besoin.

C’est là un très grand avantage pour une personne qui entre
dans le monde, que cette prévention qu’on y prend en sa faveur.
Les prémiéres impressions qu’on y donne de soi sont durables, et il
est difficile de les changer. Mais afinque l’impression de notre exté=
rieur, nos Discours et nos manières nous gagnent ainsi les cœurs, il
faut que tout cela ne soit que l’expression des sentimens de notre
cœur. Celui qui n’a pas les sentimens qui produisent cet extérieur
prévenant, doit tacher par conséquent à l’imiter.

Ces Discours quoiqu’ils ne soient pas poussés contiennent assez de
principes pour nous entrainer, et pour nous porter à faire tous nos
efforts pour faire naitre dans notre Ame ces sentimens d’humanité
/p. 312/ de bienveillance; et de compassion qui sont si conformes à notre na=
ture et qui sont si propres à entretenir l’union parmi les hommes.

Entr’autres beaux traits de ces Discours, j’ai été particulièrement fra=
pé de cette pensée, Que la justice rigide et exacte convient à Dieu seul,
parce qu’il n’a rien à se pardonner; au lieu que le support et le par=
don réciproques conviennent aux hommes parceque nous tombons dans
plusieurs faites les uns à l’égard des autres. Il faut donc regarder
avec horreur tous ces sentimens d’orgueil; de vengeance &c: qui ne nous
conviennent pas, ni à la société dont nous sommes membres; et qui nous
transforment en une espèce d’Etres bien différente de celle qui nous est
propre.

Le second Discours montre si bien, à quoi on doit appliquer un
bon naturel, sur tout à l’emploi des œuvres de charité envers les misé=
rables, qu’on ne peut le lire sans se sentir ému, sans sentir naître au
dedans de soi, un ardent désir d’éprouver de pareils sentimens. Les divers
traits que l’Auteur a cité du livre de Job sont admirables et bien pro=
pres à faire une vive impression sur le cœur.

Je ne m’attacherai qu’à ce que l’Auteur a dit sur la charité, c’estSentiment de Mr DuLignon
la remarque de Monsieur Du Lignon que je raporte. Il faut avouer
que les misérables ne sont pas secourus comme ils devroient et com=
me ils pourroient l’être; cela vient de ce que les Riches donnent trop
à leurs plaisirs, à leur luxe, & à d’autres passions. Ils ne peuvent pas
qu’ils font tout ce qu’ils sont en état de faire, car si chacun de ceux
qui ont du bien vouloit retrancher de sa dépense, de certaines choses
inutiles, quelques parties de plaisir, quelques colifichets, ou d’autres ba=
gatelles de cette nature, qui ne sont nullement nécessaires, cela si on le
donnoit en charité suffiroit; et seroit même plus que suffisant pour
soulager abondamment les besoins des misérables. J’avoues que si on
avoit de la Religion, de la Charité, de l’humanité, on devrait pren=
dre ce parti, cependant on ne le fait pas; c’est aussi ce qui fait la
honte des riches, et ce dont ils rendront compte.

Le second discours du Spectateur, a dit Monsieur le Baron DeSentiment de Mr Le Baron de Caussade
Caussade, qui a rapport à la Charité, est d’une grande beauté, il seroit
à souhaiter qu’il fit impression sur tous ceux qui le lisent. Une
précaution que les Magistrats, les Souverains pourroient prendre ce
seroit de mettre plus d’ordre dans la société qu’il n’y en a, afin de
faire que tous les fainéants et les paresseux fussent emploiés: on fe=
roit alors la charité avec plus de plaisir, quand on saurait  que ce
qu’on donne est bien emploié, et qu’il est distribué uniquement à
ceux qui en ont un véritable besoin. Rien ne fait plus ressembler
/p. 313/ à la Divinité que la charité. Mademoiselle Wassenaar étoit un
bel exemple de charité.

 

L’Auteur, a dit Monsieur le Professeur Polier, envisage le bonSentiment de Mr le Professeur Polier
Naturel sous deux faces, ou comme une suite du Tempérament, ou com=
me une qualité acquise. Le bon Tempérament ne dépend pas de nous,
mais on peut acquerir un bon Naturel par l’exercice, et cet exercice est
en notre puissance: un bon moien pour cela c’est de se dépouiller de l’a=
mour propre toujours excessif, et de l’orgueil, qui ne nous penser qu’à
nous, ou qui nous place toujours au dessus des autres, et par là
nous empêche d’être sensibles à leurs besoins, ou de les sentir comme il faut
Un bon moien encore pour acquerir de la douceur, c’est d’avoir de l’humili=
té, je veux dire, des sentimens modestes de ses qualités et de ses vertus,
et un sentiment vif de ses défauts, cela nous engagera à rendre justice
au mérite des autres, à excuser leurs foiblesses, à supporter leurs défauts
et à pardonner aisément les fautes ou ils peuvent tomber. Le sentiment
de nos besoins et de nos fautes nous rendra compatissans aus besoins et
aux fautes de nos Frères. Enfin un bon moien d’acquerir cette bienveil=
lance universelle, c’est de nous rapeller souvent la grande charité de Je=
sus Christ, qui l’a porté à s’abaisser, à revétir les infirmités humaines
pour nous faire du bien, qui l’a engagé à s’exposer au mépris, à la
honte, et à la mort même pour nous procurer le salut.

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Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée LXIII. Lecture de deux discours du "Spectateur" sur le bon naturel », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 29 août 1744, vol. 2, p. 309-313, cote BCUL 2S 1386/2. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/513/, version du 24.06.2013.
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