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« Assemblée LX. Lecture d'un extrait du "Mentor moderne" sur l'utilité de la complaisance », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 18 juillet 1744, vol. 2, p. 291-295
LX Assemblée
Du 18e Juillet 1744. Présens Messieurs De Bochat
Lieutenant Ballival, Seigneux Bourguemaistre, Polier Professeur,
Baron DeCaussade, DuLignon, Seigneux Boursier, Seigneux Juge
d’Ahlefeldz.
Messieurs Nous lumes Samedi dernier un Discours duDiscours de Monsieur le Comte
Spectateur dans lequel, sous une Allégorie, il veut nous donner plu=
sieurs instructions utiles.
L’Auteur se représente conduit sur un Rocher élevé par un Gé=
nie, qui lui ordonne de tourner les yeux vers une grande Vallée, que
un grand Ruisseau traverse: un brouillard épais cache les deux bouts
de cette Rivière; sur cette Rivière il y a un Pont rempli de trapes,
sur lequel l’Auteur vit s’avancer un grand nombre de personnes,
mais elles tomboient toutes dans l’eau, les unes à l’entrée du Pont,
d’autres un peu plus avant. Il aperçut encor une grande quantité
d’oiseaux qui voltigeoient autour du Pont. Enfin aïant porté ses re=
gards sur la Vallée, il remarqua que le brouillard qui la couvroit
se dissipa en partie, tellement qu’il vit, du côté ou il s’étoit éclairci
/p. 292/ des personnes qui habitoient des iles qui y étoient en grand nombre. Le
séjour de ces iles étoit délicieux; on y jouissoit de tous les agrémens qu’on
peut souhaitter, les fleurs dont elles étoient parées y repandoient un des
plus agréables parfums; on y entendoit le son ravissant de toute sorte de
musique: mais le brouillard couvrit toujours l’autre partie de la Vallée.
Vous avez remarqué, Messieurs, que l’Auteur a voulu nous représen=
ter les divers événemens de la vie. La Vallée qui est traversée par un
Ruisseau dont les deux bouts sont couverts par un nuage, est l’image
du tems de la durée de ce Monde, qui a été précédé de l’éternité, et
qui sera terminé par l’éternité. Le Pont est l’emblème de notre vie,
qui nous est enlevée ou plutôt ou plus tard, par divers accidens, que
nous ne saurions ni prévoir, ni prévenir. Les Oiseaux de proie qui
voltigent sur le Pont représentent les passions qui agitent les Hommes.
Cette partie de la Vallée dont le nuage se dissipe et ou l’on voit des iles
dont le séjour est délicieux est l’image de l’état de bonheur dont les
Gens de bien jouiront après la vie, et le nuage qui couvre l’autre par=
tie, sert à nous cacher le sort malheureux des méchans.
Vous avez observé, Messieurs, que cette méthode de représenter des
vérités sous des images, quoiqu’elle n’ait pas toujours bien de la justesse,
est cependant utile pour attirer l’attention des personnes qui ont l’esprit
leger, et que les vérités que renferme l’Allégorie de notre Auteur sont
du nombre de celles qu’on ne devroit jamais perdre de vue.
On a lu ensuite le CXXXIV Discours du Mentor qui se trouveLe CXXXIV discours du Mentor, De l’utilité de la Complaisance. Sujet de la Conférence.
à la page 902 du IV Tome. L’Auteur y traite de la Complaisance, de
son utilité & des agrémens qu’elle répand dans la Conversation.
Comme ce Livre est aussi connu que le Spectateur je n’en ferai pas
un Extrait étendu; on en trouvera une courte analyse dans le Discours
suivant de Monsieur le Comte. Voici les réflexions auxquels cette lecture
a donné lieu.
L’Auteur, a dit Monsieur le Baron de Caussade, blame les railleriesSentiment de Mr le Baron DeCaussade.
déplacées, et sur tout celles qui font rougir le beau Sexe qu’il faut tou=
jours respecter. La raillerie du Barmecide contre Schacabac que l’Auteur
a raportée dans le Conte qu’il a mis à la fin de son Discours, cette
raillerie, dis-je, est outrée, et il se trouvera peu de cas ou l’on exige
autant de complaisance. Quoiqu’il en soit, il faut pousser la com=
plaisance aussi loin qu’il est possible, pourvu qu’on ne fasse rien contre
la Conscience et l’honneur. Souvent même on en est recompensé, com=
me il arriva à Schacabac, qui se fit un Protecteur et un ami du
Barmécide.
La Complaisance est avantageuse, je raporte les parole de MonsieurSentiment de Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.
/p. 293/ le Lieutenant Ballival De Bochat, quand elle ne va pas au delà des
règles, mais elle devient extrémement dangereuse quand elle les passe.
Il importe à tout le monde de connoitre les bornes de la Complaisance,
mais il est sur tout nécessaire aux Grands de connoitre jusqu’où elle
s’étend, pour se défier des personnes qui sont leurs ennemis, qui la
portent jusqu’à approuver ce qu’ils ont de mauvais. On cache cette
fausse complaisance qui rebute, sous les apparences du zèle; mais il y a u=
ne pierre de touche qui sert à les distinguer exactement; c’est de mettre à
l’épreuve ceux qui nous témoignent de la complaisance. Telle est par e=
xemple l’épreuve à laquelle le Barmecide mit Schacabac s’il avait exi=
gé quelque chose de mauvais, Schacabac ne s’y seroit pas prété. On peut
faire de pareilles épreuves sans porter les choses si loin. Quand on aura
ainsi éprouvé ceux qui nous manquent de la complaisance, en leur demand=
dant des conseils, par exemple, si on nous en donne de bons, on peut leur
donner sa confiance. Si au contraire, ils en donnent de mauvais, ou
de suspects, il faut se défier de telles personnes.
La véritable complaisance vient de l’amitié, de la douceur de
mœurs; elle est bien différente de celle qui vient de l’intérêt. Si la vé=
ritable étoit établie & la fausse bannie, la Société seroit heureuse.
J’ai été trompé par le titre du Discours, a dit Monsieur leSentiment de Mr le Bourgemaistre Seigneux.
Bourguemaistre Seigneux. Le passage Latin que l’Auteur a mis au commen=
cement de sa pièce sembloit nous promettre un Discours sur la
Prudence, et cependant il ne parle que d’un défaut de Prudence. Scha=
cabac étoit instruit du caractère du Barmécide, car sans cela il l’au=
roit regardé comme un fou: le meilleur du conte c’est la punition
que Schacabac donna au Barmécide.
La Prudence est une disposition, ou une pénétration que nous aque=
rons par un long usage, et qui nous fait apercevoir promtement tout
ce qui nous pourroit attirer la bienveillance des autres, et qui nous
fait éviter divers accidens fâcheux qui pourroient nous faire beau=
coup de tort.
La Complaisance dont l’Auteur parle, je rapporte les réflexionsSentiment de Mr le Professeur Polier.
de Monsieur le Professeur Polier, est cette facilité d’humeur qui fait
qu’on s’accommode au caractère des autres. Si elle a pour objet des
choses mauvaises, ou qu’elle fasse acquiescer à tout ce qu’on voit et
qu’on entend, sans aucune distinction, elle est un vice et celui qui l’a
y participe. Par rapport aux choses vertueuses, c’est une estime tacite
de la vertu, qui fait voir qu’on est disposé à la pratiquer. Par ra=
port aux choses indifférentes, elle consiste à s’accommoder aux maniè=
res et au caractère des autres qui pourroit nous incommoder, ce qui
/p. 294/ nous gagne leur amitié. Mais le pas est glissant; on peut aisément
la porter jusqu’à aprouver le mal, sur tout quand on a à faire aux
Grands.
Quoique la complaisance regarde ceux qui sont dans un rang in=
férieur, et que ce soit aux personnes de ce rang à la pratiquer, elle
est pourtant bien placée dans une personne d’un rang élevé, dans
un Grand. Alors elle devient Vertu, parce qu’il descend de son rang
pour entrer dans l’état des autres. C’est un des meilleurs moiens
pour un Grand de gagner l’estime et l’affection des Hommes.
La Complaisance se diversifie et prend différentes denomina=
tions suivant les objets auxquels elle s’applique. Quand elle a
pour objet des choses vertueuses, elle est une Vertu: Quand elle a pour
objet des choses mauvaises, elle est un vice.
L’Auteur associe deux vues bien différentes, a dit Monsieur leSentiment de Mr le Boursier Seigneux.
Boursier Seigneux, dans les tableaux qu’il nous a donné. La prémiére
idée qu’il nous présente est une Vertu; et la seconde est une qualité.
La prémiére consiste à observer les bienséances dans nos discours et
dans nos actions; nôtre devoir nous y oblige et quand nous l’observons
nous pratiquons une Vertu qui peut être regardée comme faisant par=
tie de la Prudence. Ainsi elle ne peut pas être comparée avec une
simple qualité, avec la Complaisance qui n’est vertu que par les
circonstances. La complaisance n’a pour objet que des choses indifférentes,
cependant lorsqu’elle est nécessaire pour conserver la paix, elle devient
un devoir. Dans le sens ordinaire que ce terme a, elle n’a pour
objet que, des choses qu’on peut négliger; telles sont, par exemple, cel=
les-ci, entretenir une compagnie, jouer, &c. ce sont là, pour ainsi dire,
des œuvres de surérogation auxquelles on n’a pas lieu de s’attendre,
mais, qui quand on les fait donnent un grand agrément à la Société.
Il faut être complaisant d’une manière délicate, car si on l’étoit
d’une manière grossière, cette qualité seroit peu recommandable. Il
faut donc qu’on n’y remarque point de but intéressé, mais seulement
l’envie de plaire; il ne faut pas même pour ainsi dire, laisser aper=
cevoir, qu’il nous coute d’être complaisant. La complaisance ne doit
pas se borner aux Devoirs essentiels; il y a une autre branche d’hu=
manité qui emporte une reconnoissance aussi vive, c’est de nous
préter au gout des autres, à leurs foibles même, et de ne pas s’en
tenir toujours à son gout.
L’éducation, le naturel, l’habitude forment à la Complaisance,
et la font naitre, de même que le commerce avec des personnes
d’un caractère doux. Elle est comme un vernis sur les autres qualités
/p. 295/ elle fait supporter les conseils; enfin elle achemine à de grandes choses.
Elle convient à tout le monde, mais particulierement aux Grands,
c’est ce qu’indique le terme de condescendance, qu’on donne aussi à la
complaisance. Il faut que le Prince se souvienne souvent qu’il est
hòmme.. Rien n’est plus misérable que de croire qu’un titre, et des ri=
chesses peuvent faire oublier aux Princes ce qu’ils sont. Le respect est
pour les Grands, et c’est à eux à avoir de la complaisance. Moins le
Prince exige de respect, et plus on lui en donne. Il engage ceux qui
l’environnent à se dévoiler devant lui; on ne cache alors ni ses ta=
lens, ni ses défauts, et par là il aprend à connoitre exactement le
cœur des Hommes, et leurs qualités; connoissance qui lui est absolu=
ment nécessaire, pour emploier chacun de ceux dont il a besoin sui=
vant les Talens et la capacité qu’il a.
Monsieur le Juge Seigneux a dit que la Complaisance est
une grande Vertu, ou un grand vice. Quand on approuve tout, mê=
me les défauts, c’est un vice. Quand elle va à approuver le gout des
autres, à supporter les défauts du Prochain, c’est une Vertu. Quand
les Grands en font usage ils se rendent plus aimables, & ils connois=
sent mieux les Hommes.