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« Assemblée XI. Lecture des lettres de Pope, "De la connaissance et du caractère des hommes" et "Du caractère des femmes" », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 26 janvier 1743, vol. 1, p. 131-135
XIe Assemblée.
Du 26e Janvier 1743. Présens Messieurs DeBochat
Polier, D’Apples, De Caussade, DuLignon, Seigneux Assesseur, De Saint
Germain, De Cheseaux fils, et Monsieur De Bottens Banneret.
Discours de Monsieur le Comte.Messieurs. Vous vous étes entretenus Samedi dernier De l’uti=
lité de l’Histoire. Vous m’en avez fait voir les avantages; vous
ne m’en avez pas caché les inconvéniens, mais vous m’avez appris
les précautions qu’il faut suivre pour les éviter.
Les avantages de l’Histoire sont considérables, elle satisfait la
curiosité naturelle de l’homme, elle nous met devant les yeux tout
ce qui s’est passé de considérable dans trous les Siécles & dans tous
les Païs. Elle nous dévoile le cœur de l’homme et les passions qu’il
renferme, en nous découvrant les motifs qui le font agir. Elle
nous apprend encore l’origine des arts et des Sciences.
Elle donne de l’étendue à notre esprit, en nous apprenant
divers événemens, en nous montrant les causes du bon ou du
mauvais succès qu’ils ont eu, et en nous mettant en état par
là de faire grand nombre de réflexions que nous ne ferions
point sans cela.
Elle apprend sur tout aux Princes ce que la Postérité pen=
sera de leur conduite, et ce que les hommes de leur tems en pen=
sent, en leur montrant le jugement qu’on a porté des Princes
qui les ont précédé. Elle leur apprend encore leurs devoirs, et
leurs obligations, en leur décrivant la vie et les actions des Prin=
ces illustres qui se sont attirés l’estime et l’affection des Peuples,
et elle les porte à leur imitation; comme elle découvre aussi
l’horreur qu’on doit avoir pour les Princes injustes, cruels, ti=
rans, ou impies.
Il est vrai que l’Histoire peut être nuisible quelquefois,
lorsqu’elle nest pas fidelle, ou lorsqu’elle tache de diminuer l’hor=
reur du vice. Mais on évitera ces inconvéniens, en ne lisant
que des Histoires choisies, bien écrites, remplies de judicieuses
réflexions; ou en la lisant avec des personnes éclairées dont
les remarques nous instruiront; et enfin en faisant soi mê=
me des observations sur les faits que l’Histoire raconte, et en
/p. 132/ examinant le jugement qu’elle porte, et en le comparant aux Maxi=
mes de la Raison et aux préceptes de l’Evangile.
On a lu ensuitte deux Lettres de Mr Pope, l’une adressée auAbregé des Lettres de Mr Pope.
Vicomte de Cobham, De la connoissance et du caractère des
hommes; l’autre adressée à une Dame, Du caractère des Femmes.
elles commencent à la page 195, et finissent à la 222 du 1er Tome.
En voici un petit Abrégé
Extrait de la lettre sur le caractere des hommesMr Pope montre qu’il seroit digne de la curiosité naturelle d’étu=
dier les hommes, qu’on y remarqueroit autant de diversités qu’on en
trouve dans les autres Etres que les Naturalistes ont étudiés avec soin.
Mais il est difficile de les connoitre, 1° parce que chaque homme dif=
fère de tout autre; 2° parce qu’il diffère de lui même. Ajoutez à cela les
contrariétés qui viennent de la diversité de la nature, de l’habitude, des
incertitudes de la Raison, des passions & des préjugés.
Les différences ne sont pas moins grandes dans ceux qui obser=
vent que dans ceux qui sont vus. Leurs passions, leur imagination,
leurs préjugés prétent aux objets qu’ils envisagent différentes couleurs.
Il n’est pas facile de sonder toutes les variétés de notre esprit, par=
ceque la vie passe avec trop de rapidité, et que le principe des actions
change, et s’échape à nos observations. Souvent même celui qui agit
l’ignore, tantot il céde à une passion, tantot fatigué de choisir, il se
détermine à un parti par lassitude.
Si l’on veut découvrir le motif d’une action en examinant l’action
même, on ne réussira pas mieux à le connoitre: parceque les mêmes
actions peuvent être produites par des motifs différens, et que le même
motif peut aussi produire des actions différentes.
Mais supposé que les actions découvrent le caractère de l’homme,
à quelles faudra-t-il s’attacher pour cela? aux plus frappantes, qui
sont en petit nombre. Comptera-t-on donc pour rien, celles qui restent
dans l’obscurité, et celles qui se contrecarrent?
On croit que les grands caractères ne se trouvent que dans les
hommes d’un rang élevé. Cependant un état médiocre est un terrein
ou les vertus se plaisent, et ou elles naissent communément. A la
Cour si on en rencontre, elles seront d’autant plus estimées qu’elles y
sont rares, et on ne fait presque pas d’attention aux vertus d’un homme
qui est dans la médiocrité.
L’éducation change les hommes, à l’un elle donne de grands senti=
mens, des vues étendues; à l’autre des sentimens bas. Les révolutions de
notre esprit sont subites, quoique nous soïons dominés par un penchant
/p. 133/ violent, des contrariétés inaliables, ou des afectations étudiées con=
fondent: un homme pensent diversement lorsqu’il est en santé, ou
qu’il est malade; qu’il est seul ou en compagnie, qu’il est dans
l’abondance ou dans la pauvreté. Le même homme est capable
de grands sentimens et de laches bassesses.
Il y a cependant une chose en quoi l’homme ne change point
c’est dans la passion dominante; en ceci l’homme est constant, et
ne déguise pas: elle nous suit jusqu’au tombeau sans varier. L’auteur
le prouve par divers exemples. Cette passion une fois découverte
il n’y a plus rien d’extraordinaire dans la conduit d’un homme,
on peut rendre raison de toutes les variétés qui s’y trouvent.
Il faut prendre garde de la bien déméler cette passion, et de
ne pas prendre une passion qui lui est subordonnée pour la pré=
mière et la dominante. Si Cesar étoit débauché, Lucullus volup=
tueux, ce n’étoit pas là leur passion dominante, mais l’ambition,
et les autres passions n’étoient qu’un moïen qu’ils emploïoient pour
la satisfaire.
L’Auteur après avoir montré par plusieurs exemples que
cette passion se fait sentir même à l’heure de la mort, finit d’une
maniere bien vive sa lettre. «Et vous, brave Cobham, jusqu’au der=
nier soupir vous sentirez, et avec force même à l’heure de la mort,
votre passion dominante. Dans ce moment, ainsi que dans tous les
autres de votre vie, votre dernier soupir dira: O Ciel! Sauvez ma
patrie.»
Dans la lettre suivante, Mr Pope dit que le caractère desExtrait de la lettre sur le caractère des femmes.
femmes est encor plus changeant que celui des hommes, et plus
rempli de contradictions. C’est un sujet tendre ou les impressions ne
sont pas durables. Outre ces variétés qu’elles ont de la nature, elles
en ont encor d’affectées, elles sont douces, artificieuses, capricieuses, spi=
rituelles et stupides par art. «Les Dames, dit l’Auteur, ressemblent à
ces tulipes dont les couleurs sont si variées. Nous devons à leurs chan=
gemens la moitié de leurs charmes. Une heureuse singularité, belle par
ses défauts, un Foible délicat; voilà ce qui frape le gout, ce qui en=
lève l’admiration.» Il cite quelques exemples de femmes, composés
bizarre d’esprit, et de stupidité, de vices et de vertus, de douceur et
d’emportement.
Il est d’autant plus difficile de tracer le portrait des femmes, qu’on
ne les voit que dans une vie privée, que leurs vertus ne se découvrent
jamais avec plus de beauté que dans l’ombre: au lieu que les hommes
/p. 134/ doués de talens plus hardis les dévelopent au grand jour. Les femmes
instruites dès leur enfance à déguiser se cachent lorsqu’elles sont en pu=
blic, et alors il est difficile de distinguer la bonté, de la fierté, la foiblesse
de la délicatesse.
Toutes les femmes sont partagées entre ces deux passions, l’amour
du plaisir, & l’amour de dominer: l’une leur est donnée par la nature et
l’autre nait de l’expérience. Toute femme a le cœur libertin, toute femme
voudroit être Reine à vie. Les femmes recherchent la puissance, et la
beauté est le moïen quelles emploïent pour l’obtenir: mais elles ne la
ménagent point avec prudence, elles ne se reservent aucune ressource
pour un age avancé. Un retraite faite a tems est le triomphe de la
sagesse; mais c’est une science aussi difficile pour les belles que pour
les Grands.
Elles courent aussi toujours après les plaisirs, et ne sont jamais
satisfaites de ceux dont elle jouïssent. C’est un jouet qu’elles n’atra=
pent jamais qu’elles ne le gatent; l’objet de leur avidité lorsqu’il fuit,
et celui de leurs regrets lorsqu’il est perdu.
L’Auteur donne un avis au beau sexe et fait le portrait d’une
femme estimable, tous deux méritent d’avoir ici leur place.
«Ha! ma chere amie, laissez aux femmes vaines l’envie qu’elles ont
d’éblouïr. Que de toucher le cœur et d’élever l’esprit soit votre partage!
Le charme de ces talens s’acroitra, tandis que ce qui fatigue les pro=
menades du cours s’en va meprisé, sans être suivi d’aucun regard.
C’est ainsi qu’après que les raïons éclatans du Soleil ont fatigué la
vue, la lumière plus tempérée de la Lune s’élève avec douceur et
brille avec la sérénité d’une vierge modeste, tandis que l’astre éblouis=
sant du jour décline sans être observé.
Heureuse, celle dont le caractère égal et l’humeur toujours se=
reine rendent le jour qui suit aussi agréable que celui qui précède;
qui peut convenir des charmes d’une sœur; qui ne répond point
que le premier mouvement d’un époux ne soit passé, qui peut
le gouverner sans le faire paroitre; qui charme par sa complaisance,
regne par sa soumission, et n’est cependant jamais plus satisfaite
que lorsqu’elle obéït; qui ne se soucie ni d’un fat, ni de la fortune;
qui est sans bile, sans vapeurs, au dessus même des craintes d’une
petite vérole, et maitresse d’elle même lorsque sa porcelaine se casse.
Lorsque le Ciel veut polir, son dernier, son meilleur ouvrage, il
choisit dans chaque sexe ce qu’il faut pour la perfection de sa fa=
vorite: l’amour que les femmes ont pour le plaisir, celui que les hommes
/p. 135/ ont pour le repos, il joint le gout qu’elles ont pour les folies et le mé=
pris que nous avons pour les sots; il unit la discretion à la franchise,
l’art à la vérité, le courage à la douceur, la modestie à la fierté, et
des principes fixes à une imagination toujours nouvelle, il fait un
mélange du tout, et ce qui en resulte c’est vous, Madame.
Ce n’est même que cette contrariété de caracteres qui peut faire
la reputation d’une femme. Ou ce mélange ne se trouve point, une
beauté vit méprisée, et une Reine meurt sans regrets.»
Ces deux Lettres sont écrites avec toute la vivacité possible, el=
les sont remplies de portraits des mieux touchés, de figures hardies,
de comparaisons brillantes, en un mot de tout les ornemens que
l’imagination d’un Poëte peut répandre dans un ouvrage. Rien
n’y est inutile, tous les traits portent coup, et frapent vivement:
Quoiqu’elles aïent été écrites en vers, le Traducteur a su conserver
ce feu dont la Prose est rarement susceptible. Il y a seulement
quelques expressions hardies qui ne doivent pas être prises dans tou=
te leur force, comme si elles étoient détachées; ce sont des traits et
des tours poëtiques, qu’il faut expliquer par le génie de la Pièce,
sans les presser littéralement.
Quoique Messieurs les Membres de la Société n’aient point
fait de réflexions sur ces Lettres, parce qu’ils furent interrompus,
j’ai cru cependant qu’il étoit à propos d’en faire un petit ex=
trait pour l’usage de Monsieur le Comte, et d’y ajouter le juge=
ment que j’en porte.
Monsieur le Comte a prié Monsieur l’Assesseur Seigneux
de traitter pour la Société Suivante la matière de la véritable
Grandeur, ce sujet n’aïant pas été épuisé le jour qu’on lut Rol=
lin, et les sentimens aïant été partagés.