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« Assemblée XIII. Lecture de la lettre de Pope sur l'avarice et la prodigalité », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 16 février 1743, vol. 1, p. 154-157
XIII Assemblée
Du 16e Fevrier 1743. Présens Messieurs Seigneux Bourgue=
maistre, Polier Recteur, Seigneux Boursier, Seigneux Assesseur, D’Ap=
ples Professeur, DeCaussade, DuLignon, DeSt Germain Conseiller, De=
Cheseaux fils, DeBochat Lieutenant Ballival.
La Societé ne s’assembla pas Samedi passé à cause que Mon=
sieur DeLa Pottrie étoit incommodé.
On étoit convenu dans la dernière Assemblée de lire la Lettre
de Mr Pope sur l’Avarice et la Prodigalité; mais avant que de
commencer Monsieur le Comte a lu à l’Assemblée une Recapi=
tulation de la matière de la Grandeur.
Pour aquerir une juste idée de la Grandeur, je ne sauroisDiscours de Monsieur le Comte.
mieux faire, Messieurs, que de me rappeller ce que vous m’avez
fait l’honneur de me dire sur ce sujet.
Monsieur l’Assesseur vous m’avez dit qu’il y avoit deux sortes dea Mr l’Assesseur Seigneux
Grandeur, une veritable et une fausse; vous m’avez expliqué en quoi
elles consistent; vous m’avez encor montré qu’elles sont entierement
différentes à tous égards; et enfin vous m’avez fait voir combien elles
influoient différemment sur le bonheur de la vie.
Vous m’avez dit que la véritable Grandeur consistoit à tra=
vailler avec ardeur, à aquerir des connoissances; à faire valoir ses
Talens, à s’affranchir des Passions, à faire des actions vertueuses, à
se contenter de son état, à supporter les maux et les disgraces avec
fermeté et avec constance, à s’aquitter de tous ses Devoirs; et à
pousser à tous ces égards la Perfection au plus haut degré ou
l’Homme puisse atteindre.
Mais ne seroit-ce pas plutot là l’idée de la Perfection que
celle de la Grandeur? La Grandeur n’offre-t-elle rien de plus à
l’Esprit? Dailleurs un Homme qui rempliroit exactement tout
ce que vous venez de dire mériteroit-il le nom de Grand? De qui
devroit-il recevoir ce titre? Seroit ce de la part des autres hom=
mes? Mais ne peut-il pas avoir toutes ces Qualités et être igno=
ré presque de tout le Genre humain? Se donneroit-il ce titre
à lui même? Se diroit-il, et diroit-il aux autres, je suis Grand?
Mais alors ne choqueroit-il pas la modestie, ne se livreroit-il
pas à l’ambition qui est contraire à la véritable Grandeur, et
ne tomberoit-il pas dans une petitesse qui le rendroit méprisable?
Vous avez dit encor que la Grandeur mondaine, consistoit dans
/p. 155/ les Richesses, le Pouvoir, la Magnificence, l’Eclat, le Luxe et la
Naissance.
Le nom de Grandeur donné à ces choses n’est-il pas trop é=
blouïssant? Méritent-elles ce nom? Il est vrai que vous m’avez
dit que ce n’est qu’une fausse Grandeur; mais ce terme de Gran=
deur tout mal appliqué qu’il est, ne peut-il pas faire impression
sur de petits Génies, qui n’ont pas de véritables idées des choses, et
les porter à donner leur estime à des choses qui n’en méritent
aucune. Ce nom brillant qu’on leur donne n’éblouïra-t-il pas
des jeunes Gens sans expérience, et sans lumière, et ne se forme=
ra-t-il pas dans leur Esprit un préjugé avantageux pour ces
objets, que la Raison aura beaucoup de peine à régler dans la
suite, et que peut être même elle ne reglera point?
Vous dites encor que les Hommes aspirent à la Grandeur.
On doit tendre à la Perfection, c’est un Devoir imposé à tous les
Hommes. Mais doit-on rechercher la Grandeur, et se la proposer
pour but?
a Mrs DeBochat, D’Apples, Seigneux Boursier & DeCheseaux fils.Messieurs DeBochat, Seigneux Boursier, D’Apples et DeChe=
seaux, vous vous êtes tous accordés à faire consister la Grandeur
dans l’exact accomplissement de tout ce qui nous est prescrit, en
un mot dans la pratique constante de la Vertu.
Monsieur DeSaint Germain vous voulez qu’on donne le nom
de Grandeur à des choses qui sont étrangéres à l’Homme, sous le
prétexte que l’usage le leur donne; Mais étoit-ce une définitiona Mr DeSt Germain.
de mots que nous cherchions? Le nom de Grandeur donné à ce
qui est extérieur à l’Homme ne confirme-t-il pas le préjugé, et
ne jette-t-il pas dans l’erreur ceux qui ne sont pas accoutumés à
reflechir?
à Mr le Recteur Polier.Ce que vous m’avez dit, Monsieur le Recteur est plus satisfai=
sant. Vous trouvez que la Grandeur ne convient qu’à Dieu, que les
Hommes ne doivent point la rechercher, ni se la proposer pour but,
mais qu’ils doivent tendre à la Perfection, soit dans les connoissan=
ces, soit dans les actions; que c’est par cette Perfection qu’ils s’atti=
reront l’approbation de Dieu, et qu’ils se procureront un solide
bonheur et dans ce monde et dans celui qui est à venir.
a Mr le Bourguemaistre Seigneux.Monsieur le Bourguemaistre vous, faites consister la Gran=
deur dans des actions d’éclat et qui frappent les yeux du Public.
Mais est-on le Maitre de se rencontrer dans ces circonstances bril=
lantes? Dépend-il de nous d’être placés dans un rang élevé? Y
/p. 156/ a-t-il plus de mérite à un homme qui est dans un rang élevé de
faire une action brillante, qu’à un homme d’une condition médiocre
à faire une action vertueuse? Ou, la Grandeur n’appartiendroit-elle
qu’à ceux qui sont élevés par leur rang, par leurs richesses, ou par d’au=
tres choses de cette nature?
Si un jeune Homme venoit à croire que la Grandeur est une
suite d’une ou de plusieurs actions éclatantes, ne négligeroit-il pas
toutes les vertus de la vie ordinaire, comme étant d’une mince va=
leur, et ne seroit-il pas content s’il pouvoit une fois parvenir à
faire une action, qui lui procurât le nom de Grand? Quel désordre
cela ne feroit-il pas naitre dans la Société?
Quel seroit le plus Grand, ou de Louïs XIV donnant des pen=
sions à tous ceux qui pouvoient le louer, entretenant de grandes
Armées, ravageant des Provinces, agrandissant ses Etats, batis=
sant de somptueux Palais, et tout cela aux dépends de ses Sujets
qu’il opprimoit et qu’il tirannisoit; ou, de ce même Louïs XIV
exerçant la justice avec exactitude, attentif aux besoins de ses
Peuples et les soulageant, appliqué à reconnoitre le vrai me=
rite et à le recompenser, ménageant ses revenus, et fournissant
à chacun les moïens de jouïr des fruits de son travail, faisant
gouter les douceurs de la Paix à son Roïaume; enfin modéré
dans le particulier. Fortior (on peut dire aussi Major) est qui
se quam qui fortissima vincit moenia.
La diversité de vos opinions sur la Grandeur ne pouroit
elle pas faire penser ou que la Grandeur est un objet imagi=
naire, ou que chacun donne ce nom conformément à ses incli=
nations et à son gout particulier?
Ne peut-on pas dire encor que ce nom n’a été inventé que
pour flatter ceux qui sont élevés en autorité, et qu’on ne l’a
donné qu’à ces Princes dont l’ambition étoit extrème, à ces
Princes nés pour le malheur du Genre humain, plutôt qu’à ceux
dont les vertus et le mérite en faisoient le bonheur.
Après ce Discours on a lu la Lettre de Mr Pope sur l’avarice
et la Prodigalité, dont la lecture a été interrompue par l’arrivée des
Troupes Zuricoises, et des Seigneurs Députés de l’Etat à la Conference
de Vevai avec les Vallaisans, et cela a été cause qu’on n’a point
fait de remarques. C’est aussi la raison pour laquelle je n’en fais
point d’extrait. Je dirai seulement qu’elle est aussi pleine de grandes idées,
/p. 157/ de tours brillans, de traits vifs, de comparaisons nobles, de figures
hardies que celles que nous avons lu, il y a quelque tems, en un
mot qu’elle est de Mr Pope; c’est tout dire. Elle est dans le même
volume que les deux que nous lumes le 26e Janvier, et elle com=
mence à la page [lacune]
Monsieur le Comte aïant proposé la Question De l’influ=
ence de l’Exemple, Monsieur le Bourguemaistre qui étoit ap=
pellé par son rang à ouvrir la conférence Samedi prochain
a souhaitté qu’on l’en dispensât à cause des occupations dont il
est chargé; Monsieur le Baron DeCaussade a souhaitté aussi d’en
être exempt. Monsieur De Cheseaux le fils s’est chargé de la trai=
ter à cause que Monsieur son Pére est indisposé.