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        Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 21 septembre 1773
	
	
		
du bignon le 21e 7bre 1773
	je réponds mon cher amy a votre lettre du 7e du courant. ne
	marchandons pas l'un avec l'autre dites vous? fort bien et s'il
	vous plait vous ramentevoir ma premiere proposition, qui etoit
	que vous vinssiés en automne assés tost pour voir icy toute ma
	création disloquée, car il ny a pas un arbre que je n'aye planté
	pas un batiment que je n'aye fait; il ny a pas jusques a la petite
	riviere, qui n'est qu'un ruisseau au dessoux: puis, que vous
	passeriés avec nous et chez nous l'hyver a paris, et qu'en recon=
	noissance j'irois revoir bursinel, et vous rendre a la respectable
	famille. bon vous avés rayé de ce projet tout ce qu'il vous a plu
	et puis vous insistés sur ma part, comme sur engagement pris
	et qu'on voudroit dissoudre.
	or en ne voyant que le dehors (car on scait bien a cela près qu'a
	chaque lieue de chemin il y a quelque pierre) voyés au dehors dis je
	de combien vous paroissés plus disponible que moy. Me votre
	fille etant auprès de Mr son beaupère, votre enfant dans les
	mains sans doute de ses parentes; vous sans charge actuelle
	il ny a que vos arrangements oéconomiques qui vous deman=
	dent; et passé les vandanges cela n'a plus qu'un courant; et
	vous me renvoyés a vos paques et a votre curé. voicy main=
	tenant moy dequoy ma maison est formée. mon frère, qui
	s'etoit cru et que j'avois cru par conséquent moy fort aisé a
	fixer, qui paroissoit aimer son climat et que j'avois laissé le
	maitre a Mirabeau, et luy avois acquis une maison charmante
	a hyères; mais voyant qu'il ne se fixoit ny n'etoit heureux
	je l'ay amené chez moy, chez seul lieu qui au fonds luy convient
	<1v> ou il vit heureux et sain; mais un homme qui a couru durant
	40 ans toutes les mers et toutes les plages, ne scauroit sempècher
	de battre le paÿs dans sa tète. on l'apèle a malthe, on le flatte
	de la premiere place après la mort de l'actuel. ils ne scauroient
	mieux faire; cepandant quand j'aurois de cette ambition je ny
	consentirois pas, persuadé de ce que me disoit un chevalier il
	y a 11 a onze ans, Mr si quelque grande calamité, un siège
	une peste nous menaçoit il ny auroit pas deux voix, tout seroit
	pour Mr votre frère en cas de vacance; a moins de cela il ne
	le sera jamais. vous qui connoissés les républiques vous sentirés
	cela mieux encor que moy. mais mon frère fut mon premier
	devoir après mes ascendants; il en est au point que desiroient
	surtout les anciens, repos et considération; qui a fait son temps
	doit laisser le champ aux autres. voila mon motif, mon frère est
	aujourd'huy fort utile a sa famille; mais rien ne luy couteroit
	moins que de prendre son vol. ma fille du saillant; bonne fille
	femme et mère est en sus avec moy, avec son mary qui est un
	des plus estimables hommes qu'il y ait au monde. cet arrangement
	est utile a leurs affaires, mon gendre ayant un père qui mange
	tout, et son fils épargnant ses revenus, pour pouvoir composer
	un jour avec ses créanciers et faire honneur a sa mémoire s'ils ve=
	noientt a manquer. quand a ceux cy, cest sur ce que leur plan
	étoit d'aller l'été prochain faire un tour chez eux, que l'idée me
	vint de profiter de ce temps lâ pour vous aller voir, mais en vous
	attirant dabord, car le temps passe si vite a notre age, que troix
	mois de visite, avec des visites et des curieux, et des devoirs on n'au=
	roit le temps de rien, et je suis si peu curieux et si peu mobile
	hors pour la promenade, que le temps, mon trésor, s'éclipse en un
	clin doeil. j'ay en sus mon fils cadet, au fonds ma seule espérance,
	bon et tres bon garçon et qui deviendra tres rural; mais si découpé
	si facile et ayant si peu d'arrest, que s'il n'etoit avec nous, il se
	perdroit infailliblement, touts en ont ainsy jugé.
	voila donc mon interieur domestique, ce qui selon nos moeurs, entraine
	une grosse maison, un tas de valets &c toutes choses, a dire vray,
	ou je pense faire comme le dernier de la maison; car vous pouvés
	vous souvenir qu'autant vous etes propre a touts détails, autant
	<2r> je suis tout le contraire, et mon souverain bien ètre eut été de
	passer ma vie en pension; mais pourtant vous sentés que le
	père a tretouts est toujours la clef de toute reunion. je crois
	dans ma précédente vous avoir esquissé le tableau de mes besognes
	extérieures; mais indépendemment de ce courant il en arrive
	toujours auxquelles on ne s'attend pas. par exemple depuis cette
	lettre il m'est arrivé tels détails de mon fol de la bas, qu'après
	les couches de sa femme qui est au moment, je seray forcé selon
	les aparances d'avoir un ordre du roy pour qu'il se tienne a Mir=
	abeau sans en sortir. je ne mets point icy en ligne de conte ce qu'un
	tel expédient entraine de dérangement dans des affaires d'un paÿs
	ou le présomptif résident et turbulent donne l'essor a sa folie,
	mais comme la bande des étourdis et vauriens est bien forte en ce
	temps cy dans certaines contrées, le tenir pied a boule, est quelquefois
	nécessaire au moment ou moins on y pensoit. une autre besogne
	qui m'est arrivée depuis ma lettre, cest que je logeois au luxembourg
	que mon frère qui se promène tout le jour tient a cela comme a sa
	vie; que la titulaire de l'appartement plus jeune que moy m'avoit
	loué a vie; point du tout elle vient de me signifier qu'elle y
	veut rentrer, et outre que ces sortes de marchés n'etant que to=
	lérés n'ont point d'action en justice, quand je pourrois tenir, je
	m'en ferois scrupule, parce que c'est pour se rejoindre avec ses
	enfants avec qui elle etoit brouillée; il faut donc déménager une
	maison de 30 personnes, en trouver s'il est possible un logement aussy
	près et touts les arrangements que cela entraine, tant au lieu d'ou
	je sorts qu'a celuy ou j'entreray; le pis est ma bibliotèque de plus de
	douze mille volumes, vous sentés le train de cela, en boiseries dépla=
	cements &c, je ne vous mets icy que des incidents de surcroit aux=
	quels je ne pensois pas, quand je vous écrivis ma derniere.
	mon amy, dirés vous, va me conter icy touts les fagots de son
	grenier pour s'en faire des excuses. non mon cher, si j'etois un
	sage anglois ou mème tout autre accoutumé a donner quelque chose
	a ses fantaisies louables, il m'en couteroit peu d'aller 3 jours en
	voiture pour me rendre chez mon amy, passer six semaines avec
	luy dans sa maison, et six autres semaines, a rendre des devoirs dans le
	paÿs et y voir les choses curieuses pour des gens de bon sens. je ne passe=
	rois je vous assure chez aucun prince, cela est bon pour ces coureurs
	de célébrité; si dieu m'a affligé d'une portion de leurs excroissances,
	il m'a fait la grace du moins d'avoir toujours mes devoirs en vue avant
	tout, or je ne crois pas de la décence d'un grand père de famille de cou=
	rir le monde si ce n'est pour ses devoirs. je mettrois le plaisir de vous
	<2v> voir, et le bien qu'il me feroit a l'ame dans ce rang lâ; mais un prince
	quoyque ce me fut une douceur de voir le margrave et le grand duc chez
	eux, cela ne leur feroit aucun bien, et la satisfaction de le voir pratiquer
	ne doit pas se chercher hors de sa sphère.
	rayons donc les princes il s'agit uniquement de mon amy, c'est lâ le vray
	prince de l'homme de bien. si je voulois vous oposer du détail je vous dirois
	1° qu'occupé d'etre heureux parceque cela est sinonyme a etre bon, je crain=
	drois qu'un si bon été ne me rendit insipides et languissans, ceux qui
	me restent encore; 2° qu'ayant un certain nombre d'ouvrages a finir
	après quoy je veux me reposer et ne m'occuper que de mes affaires, les
	étés me sont très pretieux, car a paris on ne peut presque rien faire
	et le temps passe si vite maintenant; 3° que décousu faute de talent
	et ayant néanmoins toujours soutenu des entreprises que j'ay cru
	nécessaires et fort au dessus de mes forces, je n'ay scu y faire face, qu'en
	tenant toutes les cordes tendues, et méxécutant personellement sur ce
	qu'on apele se priver; autant j'ay été prodigue pour la terre, autant
	j'ay été oéconome pour moy. a mon age et titulaire aparent de cent
	mille livres de rente, je n'eus n'ay et n'eus jamais depuis mon mariage
	qu'un laquais pour moy, qui m'habille, me suit et me fait tout; cest
	vous dire mon cher amy que les dépenses de plaisir me sont bien
	rares. mais vous ne vous rendriés pas a ces petites raisons; j'en pour=
	rois avoir une de décisive, la voicy. une personne tellement dissipatrice
	et fougueuse que si je venois a manquer dans six mois peutètre elle n'au=
	roit pas du pain, peut assurer a jamais son sort et celuy de sa famille
	en faisant soux l'authorisation de son mary donation de son bien soux
	la réserve d'une forte pension, a ses enfants masles, ou a telle des 1 mot biffure
	enfants a la nomination de son mary. cet acte qu'il faut acheter
	cher et prendre au vol ainsy que la volonté, est tout prèt; la négo=
	tiation contrepointée par dautres intérèts comme il arrive, et sou=
	vent manquée, peut etre reprise et terminée par une signature lors
	du voyage de mon gendre cet été. une fois la procuration signée, il
	ny auroit pas un instant a perdre pour faire passer l'acte, car cela
	se révoque s'il n'est insinué et controllé, et en ce cas il ne faudroit pas
	s'écarter. mon amy ce seroit le dénouement heureux d'une vie orageuse
	et pénible, et je lespère d'autant plus que cest uniquement pour les
	autres, car de mon vivant on ne peut rien. pesés tout cela amy cher
	et puis dites si vous l'osés comme Me de pailly et bien il ne faut pas
	passer la plume soux le bec aux gens, pour ne pas la leur livrer quand
	ils la saisissent.
	j'ay écrit pour qu'on retirat le livre du cte gorani je vous prie de le remer=
	cier de ma part.
	a propos de livre vous ne me parlés point du tout de l'instruction populaire
	est ce qu'elle ne se débite pas. adieu mon tres cher saconay, mes compliments
	et mes Respects a toute votre maison et a Mr de chabot. je vous embrasse
Mirabeau






