Transcription

Barbeyrac, Jean, Lettre à John Locke, [Berlin], [juin] [1702]

Monsieur

Quoy que je n'aye pas l'honneur d'être connu de vous, je prens la liberté
de vous écrire, sans appréhender de passer pour trop hardi dans votre esprit. Quand ce
que la renommée publie de votre affabilité pour tout le monde, ne me rassûreroit
pas; je trouve un sujet plus que suffisant de votre confiance dans les bontés que vous venez
de me témoigner par l'entremise de Monsieur Coste. Agreés donc, Monsieur, que
je vous en témoigne moy même ma reconnoissance, & que je m'acquitte d'un devoir aussi
indispensable, du moins autant que la foiblesse de mon génie me le permet; car j'avouë,
á mon grand regret, que je ne sçaurois trouver des expressions assez fortes, pour vous faire
connoitre combien je suis sensible á un honneur si grand & si peu attendu. Qui m'eût
dit, en effet, lors que je me mis 
á jetter sur le papier, sans dessein, & pour mon usage
simplement, quelques Remarques, concernant le Style de la Traduction Francoise de
l'Incomparable Essay, ou plutôt de l'ouvrage accompli, sur l'Entendement Humain; que
ces minuties me procureroyent l'avantage glorieux de voir mon nom parvenu jusques aux
oreilles de l'Excellent Autheur de ce Livre, & qu'elles m'attireroyent même des témoignages
authentiques de sa bienveüillance? Aussi, Monsieur, quoy que Monsieur Coste veuille me
flatter de votre approbation, je ne sçaurois m'imaginer qu'une production aussi peu
considerable ait pû vous inspirer les senti
mens favorables où l'on m'assûre que vous
êtes 
á mon égard: Elle n'en a êté, tout au plus, que l'occasion; & aprés vôtre generosité,
je me tiens redevable de vos faveurs 
á la mémoire de mon Oncle, qui vous a êté
cher
, ainsi que Mr Coste me l'apprend. Je sçavois bien, Monsieur, que Mon Oncle
avoit bien des amis en Angleterre; mai
s je ne croyois pas que vous l'eussiez connu
particulièrement; & si j'avois seulement soupconné, de son vivant, qu'il eût quelque réla=
tion avec vous, je luy aurois demandé une lettre de recommandation pour vous,
comme une des plus grandes graces que je pouvois 
attendre de luy. Ce qu'il n'a pas
fait luy même, pendant sa vie, 
sa mémoire le fait aujourdhuy, presques avec autant
de succés; 
&, comme s'il vous demandoit de vive voix quelque part dans votre bienveuil=
lance, pour un Neveu, qui luy a de grandes obligations; 
á la premiere occasion, que
<2> le hazard vous présente, vous me faites faire mille offres de services, & vous me
communiqués des correc
tions et des additions, qui répandent un grand jour sur un des
plus 
beaux endroits de votre Livre. Mais ce qui me rend confus au dernier point, c'est
que vous poussiez l'honnêteté jusques á me faire demander mon sentiment sur cet Ouvra=
ge admirable, & 
á témoigner souhaitter que je prenne, á l'égard de la matière, la
même liberté que j'ay prise á l'égard du style de la Traduction. Je vous assûre,
Monsieur, que si le sentiment de mon incapacité 
ne me tenoit continuellement en gar=
de contre les surprises de 
l'amour propre, il y auroit là dequoy flatter extrémement
ma vanité. 
Et je ne sçay si on ne seroit pas un peu pardonnable, de s'abandonner
aux douces illusions que peut éxciter la pensée d'un compliment comme celuy lá, venu
de la part du plus grand Philosophe 
de ce Siécle. Mais heureusement pour moy, la
foiblese de mon 
génie se fait voir par trop d'endroits, pour ne pas m'empêcher de
conclurre de lá autre chose, si ce n'est qu'on trouve en vous autant de modestie,
que de pénétration & de sçavoir, & que vous réünissez dans vôtre personne ces deux
qualités, d'ordinaire assez incom
patibles. Pour moy, qui ne me regard, & avec beaucoup
de raison, 
que comme un Ecolier, il faudroit que je fûsse bien temeraire pour ozer
porter mon Jugement sur un Ouvrage aussi prodonf & aussi 
bien médité que votre
Essay. Je ne puis, Monsieur, m'attribuer que le droit d'y gouter & d'y admirer, avec
tout ce qu'il y a de gens, qui 
sçavent penser, toutes les beautés qui éclattent, á chaque
page, 
& dans les raisonnemens, & dans l'économie, & dans le tour des pensées. Ce n'est
pas que je n'aye trouvé, par cy, par l
á, quelque petite difficulté. Mais comme
vôtre Livre est un de ceux qu'il faut 
lire & relire plusieurs fois, je dois présumer
qu'
á une nouvelle lecture, tout cela s'évanoüira. Et quand même, aprés avoir
pris 
toutes les précautions necessaires, & apporté toute l'attention dont je suis capable, il
resteroit quelque endroit, doù je ne pourrois pas 
me tirer; tout ce que je devrois en
conclurre, c'est que j'e n'ay 
pas assez de penetration pour entrer dans vôtre pensée,
ou pour 
comprendre les raisons que vous avez eües de vous exprimer d'une certaine
maniére. Ainsi je suis persuadé, que si je vous 1 mot biffure proposois 
mes doutes, vous les
dissiperiez aisément d'un seul mot. C'e
st pour profiter de vos instructions & de vos
Eclaircissemens, que 
j'ay prié Monsieur Coste, de vous demander votre sentiment sur
une difficulté qui m'est venuë dans l'esprit, au sujet des Idées Simples. Comme
j'accepte avec plaisir l'offre que ce digne Interprete 
de vos pensées m'a faite d'un
commerce réglé de lettres, j'espere
que vous daignerez bien avoir la Amitié bonté
de me faire sçavoir par son 
moyen en quoy je me suis trompé. Je souhaitterois fort,
Monsieur, 
être á portée de vous le demander moy même de vive voix.
J'ay toujours eu beaucoup d'inclination pour l'Angleterre, que je regarde comme le
Centre des Sciences. Mais depuis que je sçay 
que mon nom est un peu connu
de vous, et que la considération de 
Feu mon Oncle vous fait prendre quelque
<2v> interêt en ce qui me regarde; je sens redoubler extrémement mon desir, de sorte que si j'avois de quoy vivre
par tout où je voudrois choisir mon domicile, 
vous me verriez, Monsieur, bien tôt voler dans vôtre heureux Climat,
pour profiter de l'honneur & de l'utilité que je retirerois 
d'avoir accez auprés d'une personne comme vous. Mais
comme je 
ne sçay pas si la Providence me fournira jamais les occasions de satisfaire en cela á mes voeux les plus
ardens, & que j'y prévois de 
grands obstacles; je vous supplie, Monsieur, tout éloigné que je suis de
vous, de vouloir bien me continuer votre bienveuillance, 
comme vous avez daigné me l'offrir avant que je vous fûsse
connu 
en aucune maniére. Je suis, avec des sentimens trés sinceres d'un reconnoissance extréme & d'une
profonde veneration

Monsieur

Votre humble & trés
obéïssant serviteur

Barbeyrac


Enveloppe

A Monsieur
Monsieur Locke A Londres


Etendue
intégrale
Citer comme
Barbeyrac, Jean, Lettre à John Locke, [Berlin], [juin] [1702], cote Bodleian Library, Oxford, Ms. Locke c. 3, ff. 140-141. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1426/, version du 16.06.2024.
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