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« Sur la traduction française des poètes anciens, par J. L. Coupé », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [juillet] [1772], p. 130-137
Sur la Traduction française
Des Auteurs Anciens.
Par Monsieur, Le Professeur, Coupé
Pourquoi la Nation Française est elle la
seule des nations savantes de L’Europe, qui n’ait pas de
bonnes traductions des Auteurs anciens.
Messieurs
si avant de traiter ce sujet l’on examinait si chaque
Peuple a un Caractère particulier, si ce caractère
inflüe sur la Langue, si l’on combinait Jusqu’où
s’étend cette influence dans nôtre Nation, la question,
developpée par une main plus habile, deviendrait sans
doute plus interessante, parce qu’elle serait plus generale;
Elle serait plus facile à resoudre.
On remarque certainement des nuances dans le
caractère de Chaque Peuple; Que ces traits distinctifs
viennent du Gouvernement, des mœurs, des usages;
<131> Qu’on les attribue au Climat, ou qu’on leur assigne telle
cause que l’on voudra, la chose importe peu, pourvû qu’on
nous accorde, ce que je ne crois pas qu’on puisse nier,
que ces differences existent.
Si elles existent, elles doivent necessairement entrer dans
le langage; Elles s’identifient dans l’ame, la pensée en
prend la teinte, elle les exprime avec des termes, des
couleurs analogues. Il faut bien que cela soit, puisque la
langue est peut être le moïen le plus sûr de connaître
un Peuple. Quand nous ignorerions ce qu’on fait les
Orientaux, les Grecs, tous les anciens Peuples, leurs
langues, si nous pouvions les connaitres toutes, nous
montreraient ce qu’ils ont été, nous mettraient à portée
de juger de ce qu’ils ont fait, ou du moins de ce qu’ils ont
pû faire. Les ouvrages des Orientaux, si pleins d’imagi=
nation, et si denués de raisonnemens resolvent bien des
doutes dans l’esprit d’un lecteur qui reflechit, et lui
découvrent bien évidamment les causes de tant d’événemens
singuliers, qui ne produisent qu’une surprise sterile aux
yeux du Vulgaire: on sent qu’à l’aide d’une imagination
enflammée ils étaient capables de faire de grandes
choses, sans être grands, mais que n’ayant point de suite
dans l’esprit, ils ne pouvaient pas en mettre dans leurs
entreprises: Qu’ils avaient besoin d’être dirigés, et que si
sous Cyrus ils avaient été si brillants, ils devaient s’eclipser
sous Xerxès, et perdre leur existence et leur être sous Darius
Codoman. Les beaux genies d’Athènes, nous prouvent
que les Athéniens avaient ce don de la Parole: Mais les
reponses Laconiques toûjours suivies de leurs effets, nous
montrent que les Spartiates scavaient agir. Quand
nous ne scaurions point que c’est d’un Azile de Voleurs
que sont sortis les conquerans du Monde, quiconque serait
entré dans le Senat Romain, lors qu’on y déliberait sur quel=
que Guerre Nouvelle, en aurait eu la preuve. Enfin
<132> Enfin pour Juger du rapport du Caractère des Peuples
avec leur langue, Jettons les yeux sur les Nations modernes,
par quelle fatalité trouverions nous tant de Molesse dans
l’Idiome Italien, tant d’energie dans l’Anglais, tant de
Majesté dans l’Espagnol, tant de gravité dans
l’Allemand, tant de cette élegance circonspecte dans le
français, si l’opinion que je défens, et sur laquelle,
Messieurs, je sens que j’ay trop insisté, n’était point
relle.
D’Après ces reflexions, que j’ai cependant crû neces=
saires, pour déterminer les causes qui nous ont privés
Jusqu’ici de l’avantage de voir passer dans nôtre langue
d’une manière satisfaisante les beaux ouvrages d’Athènes et
de Rome, Il faudrait encore voir, avant de parler de
la traduction, les differences nationnalles et
caracteristiques qui frappent dans tous nos Auteurs.
Vous avés souvent admiré sans doute, la retenue, la
precaution, la Timidité même qui arrête frequemment
Jusqu’au plus hardis, soit dans les choses, soit dans les
termes: Combien de fois ils sont obligés de sacrifier
les plus heureuses methaphores, les plus riches similitudes,
les plus belles images, les meilleures pensées mêmes, pour
ne point déplaire à des oreilles ennemies de leurs
plaisirs, à des esprits qui se privent, à des ames trop
reservées, pour ne point revolter l’usage, qui ne
domine nulle part plus Tiranniquement que dans
nôtre Litterature. Les mots les plus indispensables sont
souvent bannis de nôtre Langue: Notre Illustre et hardi
Bossuet n’a pas osé même se servir du mot Cheval
dans son oraison funèbre du Grand Condé. Il suffit sans
entrer ici dans un détail minucieux, d’ouvrir nos plus
grans écrivains, pour se convaincre de combien de
beautés cette crainte scrupuleuse nous a privés et nous
prive encore. Cette
<133> Cette Pauvreté volontaire de la La Langue, on
l’Attribuerait injustement au genie des français:
elle ne vient que de leur circonspection et de l’envie qui est
leur Passion Dominante de plaire; Cette Passion qui est écrite
dans leur ame, est empreinte dans leurs écrits. Nôtre langue n’est
quelque fois si faible, que parce que nous sacrifions trop à
cette exigeante Idole.
Vous scavés, Messieurs, l’Epoque où elle commença
à dominer parmi nous, vous scavés par qui elle nous
donna des entraves. François I: appella les femmes
à la Cour; Et le Regne de la Galanterie fit une re=
volution rapide: Jusques là nos Pères grossiers et fiers
n’avaient pas assujettis leurs superbes courages aux
charmes penibles d’un amour suivi: Les armes étaient
leur plus grand plaisir; la Patrie était leur Dieu,
comme celui des anciens Romains; Ils avaient les vertus
et les vices des ames Patriotiques et guerrières. L’amour
Et la galanterie n’avaient chés eux que la 2de place.
Les femmes changerent ces mœurs anciennes, et leur
revolution entraina celle du langage.
Je sais qu’elle ne fut point subite. Eh! Comment
des habitudes si profondes, une seconde nature, auraient
elles pû l’être? D’Ailleurs les circonstances des guerres
Civiles, les minorités, et bien d’autres choses encore,
ont suspendu pour quelque Tems les progrès du
changement. Il n’est donc pas étonnant que la nation
et la Langue n’ayent point perdu si tôt leur aisance,
leur liberté naturelle; Il n’est pas étonnant que Marot,
Montaigne, et Amiot aïent conservé les nuances pré=
mières dans leurs écrits, puisque le peuple les avait
encore dans le Caractère. Je crois en trouver une
preuve convaincante dans la personne de Ronsard.
Ses métaphores outrées, son langage Orgueilleux, ses
libertés sans nombre, revoltent aujourd’hui notre délicat...
<134> delicatesse; Mais il étoit mis de son tems au dessus
d’Homère et de Virgile pour ces mêmes défauts, Mais
Charles IX le regardait comme son maître dans l’Art
de faire des vers; Et l’exemple de Denis, auquel Charle
ressemblait assés ateste qu’un Roy Poëte ne reconnaît
gueres de maître en Poësie.
La fin de ces règnes Orageux donna toute liberté
à la jeunesse française de porter des chaines, qu’elle
regardait comme Glorieuses, et afin qu’il ne lui
restat plus d’autre ressources, Richelieu Parut;
Ce Ministre aussi habile qu’imperieux, en fixant la
Noblesse à la Cour, consomma la Revolution; Le
Caractère changea et le langage avec lui. Ce fut
alors qu’un substitua des charmes délicats et fins,
aux beautés males et vigoureuses; Alors on n’osa plus
dire tout ce qu’on pensait; Comme on mettait plus de
reserve dans sa conduite, la manière de s’exprimer
devint aussi plus misterieuse; Les femmes d’autant
plus circonspectes, qu’elles ont plus de choses à cacher,
Les femmes de la Cour de Louix XIII communique=
rent la manie des détours à ceux qui voulaient
leur plaire, et les beaux esprits de ce tems, brulant
d’obtenir les suffrages des uns et des autres, prirent,
sans s’en appercevoir, la même manière, et ce
ton devint ainsi general. Je ne tire toutes ces induc=
tions que du stile des differens auteurs qui brillaient
alors, et si vous, vous rappellés, Messieurs, les
premières pièces de Corneille, Je me flatte que vous
me trouverés fondé dans mes conjectures. En effet
si je m’égarais ici, comment expliquerait on cette
difference enorme qu’on trouve entre la manière de
dire de Marot et de Malherbe, et celle de Corneille dans
son Enfance, et de Voiture: Les deux premiers sont
Naturels, on ne trouve dans les derniers que pretention et affect...
<135> et affectation. Les uns sont des Français, les autres ne sont plus
que des Italiens . Le même Corneille me fournit encore une
preuve, que la langue est l’Image du Caractère dominant.
Les ouvrages qu’il composa sous Louis XIII, si l’on en excepte
le Cid qui ne vient point de lui, ne respirent qu’une Galan=
terie obscurement élegante, froide, et presque toûjours insipide.
Mais sous Louis XIV, il s’élève, son essor est veritablement
grand, il se traitte: l’amour, c’est avec noblesse. Cependant
ce Regne même si vanté par nos Pères, était encore celui
de la galanterie; Les Montespan et les La Vallière y
exerçaient leur Empire; Les femmes y donnaient encore
le ton: Mais ce n’était plus avec la licence qui Dominait
sous les derniers Valois sous Henri IV, ni avec cet
air misterieux des Espagnols et des Italiens, qui caracterisa
le regne de Louis XIII: Louis XIV ennoblissait tout
Jusqu’à la Galanterie: Il me suffira d’indiquer les
œuvres de Racine, pour Toute desmonstration de
ce que J’avance en dernier lieu .
Je ne suivrai point davantage le developpement de
mon opinion, lequel deviendrait Inutile, et après vous
avoir rappellés ce que vous scavés mieux que moi,
que le Caractere d’un Peuple inflüe prodigieusement sur son
<136> sur son idiome; après avoir essayé de vous montrer, par
l’application de ce principe à la Nation française, que les
femmes ont le plus contribué à rendre nôtre Langue si delicate;
Enfin après avoir appuyé cette conjecture par la manière
de dire de nos écrivains, il me semble que si les Auteurs qu’on
veut traduire, n’y sont point conformes, un traducteur qui
connaît le Genie de sa Nation, n’osera hasarder, rien
même dans une traduction qui lui soit contraire, parce
qu’il déplairait, ou qu’il craindrait qu’on n’en rejetta la
faute sur lui, et qu’ainsi au lieu de rendre exactement l’Auteur
qu’il traduit avec ses propres traits, il le denaturera, lui
donnera, s’il est permis de le dire, l’aire et la parure française
Et ne fera de la belle Statüe de Minerve, qu’une élegante
figure de sève. Telles sont toutes les Traductions de d’Ablancourt
qu’on appelle en France les belles infidelles: Telle est
aussi celle de Vaugelas, qui a consacré trente ans à
denaturer Quinte Curce. C’était la manie des écrivains du
siecle de Louis XIV, de ramener tout aux sentimens ten=
dres, qui avaient gagné toute la nation, et de les
nuancer comme ils l’étaient à la Cour du Monarque;
Achille, peint par Racine n’était plus qu’un petit maître
français, plus propre à seduire les femmes, qu’à nous
terrasser le vainqueur d’Hector, Et le sage Despréaux,
servile Adulateur de ce Prince étonnant, invite dans son
Art Poëtique, les Poëtes de former tous les Tableaux de leurs
Héros sur lui. Louis XIV, Le Prince le plus galant qui
ait paru en Europe, vit seconder son gout par la
galanterie par tous les beaux esprits de son règne, qui
assujettirent leurs Talens au Penchant du maître: Notre langue
<137> Langue eut des graces, mais elle n’eut plus de force.
Il resulte de tout ce que J’ay dit, que ce qui plaisait aux anciens,
n’est pas toûjours de nôtre gout, que la Manière de voir, de sentir,
est aujourd’hui differente, et que nos Traducteurs ne seraient
peut être pas mieux accueillis, en rendant dans Nôtre
langue les Auteurs anciens, que nos Girardons, et nos
Le Bruns, s’ils n’avaient voulu que copier les chefs
d’œuvres de Phidias et des Appelles.
Il y a sans doute, Messieurs, d’autres causes qui
nous ont privé Jusques ici de bonnes traductions: Ce
sujet que vous avés proposé depuis quelque tems vous
aura ocupé par son importance, et par la raison que
ce n’est rien moins qu’une question purement gram=
maticale: J’Ecouterai avec plaisir la manière avec
laquelle vous aurés rempli ce but, et je me ferai toû=
jours un devoir de rectifier et de developper mes idées
par les vôtres.