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« Sur la traduction française des poètes anciens, par A. Bugnion », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [05 avril 1772], p. 54-60
Mémoire de Mr Bugnion de
Londres, sur la question, Pourquoi les
Français ont ils si peu de Poëtes
Anciens traduits en vers français,
Tandis que les Anglais et Italiens en
ont beaucoup
J’admets comme démontre L’allégué de cette
question, d’après l’Idée que j’ay des lumières de celui
qui la propose; Et cela posé, je rechercherai d’abord
les causes qui peuvent avoir engagé les Italiens &
les Anglais à nous donner des traductions en vers
des Poëtes Anciens, et ensuite celles qui peuvent
avoir empeché ces mêmes traductions chez les français;
J’en trouve de Phisiques et de morales.
Causes Phisiques. La Campagne fut par tout le
berceau de la Poeisie, et plus elle était riante, plus
elle presentait de gracieux tableaux ou de grands objets
à l’imagination, plus aussi elle inspirait de tendresse aux Poëtes
<55> Poëtes qui chantaient l’Amour, ou de sublime à ceux qui celebraient
les Heros ou les Dieux; Ainsi l’Italie, la Sicile et la Grèce favorisées
du Ciel le plus serain, d’un air toûjours pur, d’un sol infiniment fertile
produisirent plus de peintres de la Nature, Plus de Poëtes Bucoliques,
que les trois autres parties du Monde connu; Linus, Théocrite, Marcus,
Bion, Homère, Anacréon, Catulle, Tibulle, Virgile et Ovide y chantaient
les plaisirs de la Campagne & de l’amour, pendant qu’on en jouissait
encore tristement sur le reste du Globe.
Les Poëtes Lyriques eurent aussi le mêmes secours dans les
grands spectacles que leur présentaient encore les memes Terres, là
l’Etna et d’autres Volcans vomissant des flammes donnerent vrai=
semblablement à Hésiode la première idée des Combats & de la
punition de ces fiers Titans qui avaient voulu escalader le Ciel; Et
de là peut être toute sa Cosmogonie? Ici le le gouffre qui englouttit
encore aujourd’huy quelques Vaisseaux, entre l’Italie et la Sicile,
là celui de l’Averne, et les autres endroits singuliers de cette côte,
les mers orageuses qui la baignent; fournirent aussi à
Virgile les premiers traits de ces belles descriptions des Enfers,
des dangers que court son Heros, de toutes les Tempêtes dont il
est accueilli; Et un germe de cette espèce suffit souvent dans de
pareilles têtes, pour produire les plus beaux ouvrages: Si ces
causes phisiques ont contribué à orner de ces grands Poëtes
l’Italie et la Grèce, si liées ensemble, il me paraît qu’elles
peuvent et doivent aussi avoir influé à leur donner des
traducteurs dignes d’eux, puisque les Italiens, respirant le
même Air, jouissans du même Ciel, et des mêmes productions
d’une terre fortunée, ou frappés des mêmes objets étaient
montés pour ainsi dire, naturellement, comme il falait
l’être pour bien rendre toutes ces belles descriptions, en voiant
les mêmes objets que Virgile, il était aisé de les voir comme
lui, et son esprit animait sans peine ceux qui pouvaient
cueillir du 1 mot biffureLaurier sur son tombeau:
Ajoutons pour Causes Morales, que les Italiens avaient tout
à la fois une facilité et un principe d’emulation à traduire les Poëtes
<56> Poëtes Anciens, parce qu’ils parlaient la langue de toutes la
plus ressemblante à celle que la plûpart d’entr’eux avaient
emploïé; Ils se regardaient encore comme leurs descendans
et on aime beaucoup à répéter les discours de ses encêtres,
lors qu’ils ont été illustres ou éloquens.
2° Ils eurent un autre secours pour les bien rendre dans
la poësie Italienne, qui, quand elle veut, secoüe le goût
de la rhime et prend toute sorte de libertés par les inversions
et les emprunts qu’elle se permet, privileges infiniment propres
à encourager de jeunes Poëtes, parce qu’ils diminuent
considerablement les prémieres difficultés, et allegent les
entraves du genie Poëtique.
3° Enfin, il fut encore animé par ce nombre d’accademies
qui s’occuperent presque uniquement de litterature, parce que
les Loix et les tems leur interdisait tout autre sujet, et ce que
la Philosophie et les Sciences y perdaient tourna au profit de
la Poësie et des traductions des anciens; Et ces differentes
causes agirent avec tant de force sur les Italiens, que
non seulement ils traduisirent en vers harmonieux les
Poëtes Anciens; Mais que de plus ils en aprochèrent
d’aussi près possible par des ouvrages Originaux, puisque
s’il s’est fait des vers Latins, depuis que cette Langue est
devénüe savante, c’est, autant que nous en pouvons juger,
à Sannazar et à Vida que cette gloire est düe.
Les Anglais. Ont joui d’une partie des mêmes secours
pour bien reüssir dans la traduction Poëtique des Anciens;
La Verdure éternelle de leurs campagnes, les troupeaux
nombreux qui les couvrent, et les grands succès que
l’Agriculture a eu chés eux dépuis longtems favorisaient
beaucoup toute espèce de Poësie pastorale, et voïant
aussi très souvent les mers et les vents déchainés contre les
côtes de leur Isle, leur imagination se trouvait des là
naturellement familiarisée avec les belles descriptions qui
distinguent les plus fameux des Poëtes anciens; Ils eurent aussi le bonh...
<57> bonheur, pour toute espèce de traduction Poëtique, d’avoir une langue
qui ne porte les fers de la Rhime qu’au bon plaisir du Poëte, et qui par
les licences qu’elles se permet, par les synonimes multipliés qu’elle
possede et par les plagiats nombreux qu’elle autorise, répare
abondamment ce qui lui manque du côté de l’harmonie et des graces.
Leur constitution Politique me paraît encore avoir
beaucoup favorisé leurs travaux litteraires dans le genre dont
nous parlons. La liberté dont ils jouissent dépuis longtems, y a
rendu les lumières communes dans tous les ordres, et leur éducation
étant presque la même dans leurs prémières années, il n’est pour
ainsi dire, aucun enfant qui ne connaisse de bonne heure les
Poëtes anciens, et qui n’ait de là occasion de scavoir si la nature
ne l’a pas aussi fait Peintre, et ne lui a pas donné de quelques étincelles
de feu Poëtique.
Tous les établissemens Publics, Colleges et universités s’attachent
encore beaucoup à le développer, en essaïant plus d’une fois
tous les jeunes gens qui y passent, sur cette pierre de toûche pour
y démeler leur genie.
D’Ailleurs, quelle qu’en soit la cause, un goût general
pour les Poëtes Anciens se fait remarquer chés les Anglais, et
assûre à leurs traducteurs heureux une recompense plus
Ample même, que celle de bien de bons Autheurs originaux.
Virgile fit la fortune de Dryden, Homère de Pope, Lucrèce de
Creech, Horace de Frances; et on est surpris en voïageant
dans ce païs là, de trouver une ou plusieurs de ces traductions
dans des Bibliotheques où ont ne contait que sur des
Romans, ou des contes pour rire: Je crois enfin, Messieurs,
avoir remarqué, et peut être l’a t’on fait souvent,
que les Anglais ne sont point aussi inventifs sur ces
sujets de pur agrément, que sur ceux qui demandent
un genie fort et élevé tels que les hautes sciences
ou les fictions de Milton; Dans tous les autres ils ont plus
perfectionné que créé; Le grand Shakespeare même, a pris
la plupart de ses drames dans Lope de Vega ou d’autres Auteurs du
<58> du continent, et les sujets absolument neufs, tels que ceux qu’il
qu’il a puisé dans l’histoire de son païs, sont en beaucoup moindre
nombre: Ainsi les Anglais s’occupent des là en general beaucoup
des ouvrages des Anciens, et emploïent à les traduire une aplication
et un feu qui se seraient peut être consumés inutilement à vouloir
produire dans le même genre, et ce défaut même d’invention
doit avoir favorisé les traductions de tous les Anciens qui s’i sont
distingués.
On sait qu’il en est tout autrement des Français plus vifs
plus feconds, plus créateurs en ouvrages d’agrément, cette ima=
gination vive et brillante qui fait le charme de leur conver=
sation, et de tant d’ouvrages legers sortis de leur plûme, doit
nuire necessairement aux Traductions; Et quand on peut amuser
sa Maîtresse ou son protecteur avec ses propres idées, la chose
est bien plus gracieuse et plus aisée, que d’aller lui traduire
une chanson d’Anacréon ou une Ode d’Horace, qui tous les
deux auraient lû avec plaisir, Bernis, Bernard, Dorat et tant
d’autres favoris des muses françaises:
Les Nimphes Champêtres au contraire, non pas de ce
pais là d’Adorateurs, parce qu’elles n’habitent pas d'aussi
beaux lieux. Et les Bucoliques anciens n’ont pas trouvé en
France autant de traducteurs, parce que la Campagne
moins belle qu’en Italie et en Angleterre n’y interesse pas
autant aux Troupeaux et aux bergers, qui gemissans d’ailleurs
si souvent sous l’abus de l’Autorité suprême, y inspirent
plus de compassion pour leurs Misères, que d’interet à leurs
travaux et à leurs plaisirs:
Ici se présente en second lieu la sevérité de cette belle
Langue, et le despotisme de la Rhime; Qu’elle figure
auraient fait dans un Poême, et même dans un ouvrage
en prose les termes d’Art de la campagne? Le hardi
J. Jacques est, je crois, le prémier qui ait osé faire imprimer
le mot de fumier hors d’un Dictionnaire œconomique, et Mr l'abbé
<59> l’abbe Delille n’est il pas encore le premier, qui ait eu assés de Courage
et de genie, pour surmonter les difficultés sans nombre, qui Jusqu’à lui
avaient effréné tous ceux qui avoient pensé à traduire les Georgiques?
Si le succés qui l’a couronné pouvait l’animer à continuer cette carrière,
et les bons Poëtes du jour à l’y suivre nous n’aurions plus rien à desirer à
cet égard, et la question qui nous occupe à juste titre à present ne
serait plus proprosée dans aucune societe litteraire; Il faut cepen=
dant y donner encore un instant.
Les mêmes causes peuvent s’être opposées aussi pour quelque
chose à la traduction des autres ouvrages de Virgile, mais n’en est
il pas une autre plus forte encore? Au premier instant, pour
ainsi dire, de la dernière renaissance des lettres en France, et
au moment que la poësie y était parvenüe à son plus haut
point de Noblesse et de perfection, les Mânes du Chantre
immortel d’Enée et d’Auguste reçûrent un affront qui demande
encore un Vengeur; Un bouffon qui n’avait que le plus bas genre
de toutes les espèces d’esprit, exerça sa verve burlesque sur le
plus subtile de tous, ne pouvant faire mieux sans doute pour
exciter le rire de la grosse joïe qui paraissait son unique
Ambition: On a vû quelque fois de bonnes gens aussi faire
grands sculpteurs, Scarron habilla ainsi Virgile, il ose le parodier,
et cette teinte burlesque a peut être ajouté dépuis un nouvel
obstacle à ceux qui s’opposeraient déja en France à une bonne traduction
Poëtique du grand Virgile.
Mr & Mme Dacier en ont fait peut être autant contre
Homère en le travestissant aussi à leur manière, quoi qu’avec
les meilleures intentions, Plus Anatomistes que Peintres, et
plus dissertateurs qu’éloquens, ils ont fait croire à beaucoup de
gens qui ne pouvaient pas lire Homère dans sa langue,
qu’il sommeillait toûjours en écrivant, et que rien n’était plus
soporifique que son histoire des malheurs de Troye et D’Ulisses.
D’Ailleurs, Messieurs, n’est ce pas toûjours desservir un Poëte que de
traduire en prose, fût ce même la plus élegante; J’en appelle à la
<60> à la traduction du Théatre Anglais Par Mme lacune. On est
tout étonné de trouver Shakespeare froid ou ridicule dans les
mêmes morceaux qu’amdire sa nation et qui frappent aussi tout
étranger qui peut le lire chés l’Auteur ou les entendre de Garrick
son meilleur commentaire. Aussi Voltaire s’est bien gardé de
traduire en prose Shakespeare ou Addisson, lors qu’il a voulu leur
rendre Justice, & ça été par des vers aussi harmonieux que
les leur, qu’il a fait connaître à l’Europe leurs plus beaux
morceaux. C’est ainsi, Messieurs, que j’explique la difference
remarquable entre les Italiens, les Anglais, et les Français,
relativement aux Poëtes anciens; sans me flatter cependant
d’en avoir trouvé toutes les raisons.