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« Sur le ridicule et les vices », in Journal littéraire, Lausanne, 13 avril [1783], p. 153-154
Assemblée de 13 Avril
Levade President, Le Juge Saussure, Gillies, Secretan,
Saussure de Morens, invités Roger, Hope, Bonsens,
Ritchie secretaire.
Question du jour. Pourquoi sommes nous plus
Ennemis des Ridicules que des vices?
Mr Bonnsen doute beaucoup que nous sommes plus
ennemis du Ridicule que du vice. C’est, dit il, une question
de fait, qui ne peut être decidée que par des experiences.
Representons nous un Avare; laissons le penser & agir,
en notre presence, & voyons si c’est le Ridicule de ses
Actions, ou le vicieux que nous haissons le plus. Nous
entrons dans sa Chambre, nous le trouvons couvert de
haillons compter des tresors immenses; il serre soigneuse=
ment l’object de sa tendresse, il eteint la chandelle parce
que on parle aussi bien dans l’obscurité qu’à la lumiere.
Tous ces traits nous font rire; ils nous inspirent tout
au plus le plus profond mepris pour ce miserable que
nous voyons sa propre dupe, mais nous ne le haissons pas
encore, parce que il n’est que Ridicule. Or bientôt apres
nous voyons son cœur endurci, fermé à la voix de la Nature
& de l’humanité, il plonge dans le desespoir un malheureux
pere de famille, dont il auroit pu sauver l’honneur & la vie
s’il avoit voulu lui accorder le moindre Delai dans le paye=
ment de ses dettes; il poursuit à la Rigueur des loix un pauvre
ouvrier jusqu’à le mettre dans la triste necessité de mendier
son pain. C’est alors que nous commençons à hair, à detester
cet avare: il n’est plus le personage ridicule dont les folies
nous amusent; nous haissons en lui le vice, mais pas le
ridicule. Mais on me dira peut être que j’ai mal conçu
l’etat de la Question, & que le veritable sens de la question
est pourquoi sommes nous plus empressés de combattre
le ridicule que le vice? J’y reponds, parce que c’est plus amusans,
plus utile, & moins dangereux. Il est plus amusant
parce que pour combattre le ridicule on n’a que le representer
<153v> tel qu’il est, c’est à dire ridicule. Les vicieux nous font toujours
de la peine, mais les fous ne sont faits que pour amuser
les sages. 2do Il est plus utile de combattre le ridicule
que le vice, parce que la censure du vice l’afferme dans le
coeur de celui qui en est taré. Mais le Ridicule ne peut
etre corrigé qu’en lui faisant sentir que ses actions loin
de lui procurer l’estime qu’il recherche le rend toujours
méprisable. 3° Il est moins dangereux de combattre
le ridicule que le vice: car le vice est capable de tout pour
se venger. Le Ridicule est moins à craindre, sa vengeance
même est souvent ridicule, & le plus fort parti est
toujours contre lui.
Monsr le Juge Saussure est d’opinion que nous sommes
plus ennemis du Ridicule que du Vice. Il y a, sans doute,
des vices dont nous sommes plus Ennemis que du ridi=
cule parce que ces vices nous chassent de la societé mais
il est pourtant vrai que la pluspart de personnes aiment
mieux d’etre regardés comme vicieux que comme ridi=
cules, parce que le Ridicule nous attire le mepris, &
plus qu’aucune autre chose choque l’amour propre.
Mr Roger est aussi du meme avis que la question
est vraie. Un homme vicieux cache ses defauts, &
se rend souvent agreable & amusant, au lieu que
le Ridicule est toujours dehors, & un homme de ce
charactère, par ses manieres & sa conversation bizarres
choque la vue & la Raison, & plus on le voit plus on le
trouve degoutant.
Mr Secretan croit que nous sommes plus ennemis
du Ridicule que du vice pour deux Raisons. 1mo
Parce que le Ridicule blesse l’amour propre en nous
mettant dans une situation inferieure à ceux qui
se moquent de nous. 2do Nous sentons plutot
les inconveniens du Ridicule que du Vice.
On peut passer toute sa vie sans s’appercevoir
de mauvaises suites du vice, mais le Ridicule
nous expose tous les jours aux railleries facheuses.
Mr Gillies observe que c’est une chose extraordinaire
mais vraie que nous sommes plus ennemis du
Ridicule que du vice, & il le regard comme l’effett de
la Corruption du coeur humain. Car le gros des hommes
etant vicieux ne sont que trop disposés à pardon=
ner les vices aux autres dans l’esperance que les
autres fassent le même à leur egard. Mais que le
Ridicule qui excite toujours le mepris de ceux chez
qui il se trouve est evité comme une contagion
<154> qui nous rend le sujet des insultes & des moqueries
de toutes nos connoissances. Surtout la jeunesse n’envi=
sagent pas le vice comme un mal aussi grand que le
Ridicule, car ils aiment mieux d’etre considerés coupa=
bles de plusieurs vices, que se trouver soumis aux rail=
leries de leurs compagnons: puisque il n’y a rien
si humiliant, si contraire à l’amour propre que
le mepris qui suit le Ridicule.
Mr de Morrens avoue qu’il n’est pas l’Ennemi du
Ridicule, parce que il trouve qu’une personne qui fait
rire, & qui amuse même par ses singularités est toujours
agréable dans la Societé.
Mr Le President se declare l’ennemi du Ridicule
qu’il regarde comme la Peste de la Societé. Il ne
voudroit pas se lier en ami avec un homme
vicieux, mais pour passer le tems, & pour le commerce
ordinaire de la Societé il trouve un personne même
vicieuse qui a l’usage du monde & les manieres
gracieuses mille fois plus agreable, qu’un homme
qui le tourmente par ses discours ennuyants, &
qui le force ou à se sauver, ou d’etre le temoign
malheureux de sa conduite ridicule.