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« Sur l'ingratitude », in Journal littéraire, Lausanne, 23 février 1783, p. 143v-144v
<143v> Assemblée du Dimanche 23e Fevrier 1783.
Monsieur le Doctr Polier de Louÿs Président. Ont assistez
Messieurs Gillis, Verdelh, Le Juge De Saussure, Ritchÿ,
Bridel; Roget & Hopp. invitez. De Morrens Secretaire
Question du jour. L’Ingratitude peut-elle étre portée au
Tribunal des Loix?
Mr SokologorskyNous a lû ses idées sur le sujet, leur résultat emporte la
négative, La Bienfaisance étant une Action libre ne doit avoir
aucun raport aux Loix Civilles faittes plus ou moins pour limiter
la libertée naturelle de l’homme, la Reconoissance devroit être
sa suitte naturelle, une douloureuse experiance ne prouve que
trop qu’elle n’est pas son inséparable. Il compare ses Cœurs qui
ne rendent rien au Sol défriché qu’on cultive à pure pérte.
Ensuitte il passe aux Motifs qui soutienent l’homme vertueux
dans l’exércice de ses Bienfais, L’Ingratitude ne fait qu’augmenter
le prix de son meritte, celuy qui n’oblige que dans quelques vües
de son Interêt propre est plutôt un Spéculateur qu’un Bienfaiteur.
Mais l’homme de bien nous dit-il, désinteressé dans les
services qu’il rand, ne fait pas dépandre sa satisfaction du
sentiment des autres, C’est un Arbre fructueux dont on receuille
les fruits sur la Terre, mais dont les Racinnes ne tiennent
qu’au Ciel.
Il coule de ses Reflections que l’Ingratitude étant un manque
de Sentiments, échappe par là même aux Tribunaux Civils
& il 2 mots biffureles términe en 1 mot biffureindiquant quelques moyens pour se preserver des
désagrements que ce vice entraine, placés ses bienfais avec
Choix, se contenter surtout de la pure satisfaction qu’on
trouve dans le doux temoignage de sa Conscience.
<144> Mr Rogét dans la Pièce qu’il a bien voulu nous lire débutte
par rendre homage à l’auteur de la Quéstion, sintement indi=
gné contre le plus odieux de touts les vices, ensuitte il éxpose
ses remarques avec cette modéstie qui presque toujours accompagne
les Talents. L’Ingratitude prise comme Vice, formant un
Caractèrre ne peut être suivant luy du ressort des Loix, il
livre ses preuves, de leur but & de la destination qui leur
est propre. Les Loix humaines ne peuvent avoir en vue
que le bien géneral de la Societée, ne peuvent porter que sur les
Actes qui en troublent l’armonie, cet là leur déstrée et leur bonne.
Dans l’examen d’un accusé, celuy de son Caractere peut servir
de moyen à éclairer ses Juges, à accumullér les presomptions & peut
dans quelques cas influer avoir une sorte d’influence, dans encore
ne ce n’est jamais que les Actes que les Loix punissent, par les mêmes
raisons qu’elles ne sévissent point contre l’intemperance, l’envye
l’orgueil, la Colère &c. mais contre les Actes qui en derivent & dont
l’effet est de troubler l’ordre public.
2eme Preuve. L’Ingratitude suppose un bienfait, le désinteressement
en fait le meritte & sous ce point de vüe il l’obligation
qu’il impose est tacitte, elle n’est pas même formélle 1 caractère biffure ne
l’est point, & ne peut se reclamer publiquement.
La 3e Preuve tire sa force de la dificultée de faire les procès
à un Ingrat, Quel sera le plaignant? Le Bienfaiteur luy même
viendra-t’il effacer par là le meritte de son action au mepris
de l’honneur & de la délicatesse, se montrera-il injuste après
avoir étté humain & genereux? Il servira tout aussy peu de
Temoins sy un Tiers devenoit Delateur, les mêmes motifs luy
rendroit se Rolle méprisable;
L’accusé à son tour aura mille moyens de se disculper, l’ombre
du Mitaine couvrent les plus nobles Bienfaits, leur meritte tient tout
entier à l’intention de celuy qui oblige, qui & échappe par là même
à l’insufisante perspicacitée des Juges humains.
<144v> L’auteur suppose que l’accusé soit jugé coupable, à quel point
le paroit-tra-ils, quel dégré & quels genres de peines luy infli=
geront les Tribunaux, nos Loix malheureusement trop vagues
laissent une multitude de Cas indetérminés, donnent dans l’arbi=
traire, il est bien plus facille de decider avec presision sur un
tel acte particulier, que de juger sur le Caractere general d’un
homme, Quelle distinction faire? Quelle Mesure à appliquer à ses
differens Actes d’Ingratitude? Comment appretier leurs Circonstances?
Mais l’Opinion Publique vient icy à nôtre secours mieux que ne
pourroient le faire les Loix, elle couvre de reprobation, elle
sevit contre l’ingratitude d’une maniere marquée, On pardone
quelques fois à l’ambitieux, à l’avare, on n'excuse jamais un Ingrat
c'est de tous les vices & il n’a pas meme pour luy l’ombre d’un pretexte.
Mr VerdeilRemarque que chés les Perses les Loix sevissoient contre ce Vice
il observe de plus que les notres abrogent les Donations en
certains cas, lorsque l’ingratitude d’un fils contre son Père est
clairement reconnue, sy elles n’etoient pas restraintes la multi=
plicitées des Causes des fautes en se genre prandroit tout le
temps des juges.
Mr Gillysle JugeDistingue la Nature des Devoirs par celles des Relations. Il
desireroit qu’on établit parmi nous un Tribunal des Mœurs, &
en general dans touttes les Républiques.
Mr GillisPense comme Mr Roget. Il observe qu’elle étoit punie chés les
Athéniens, la petitesse de leur Republique favorisoit chés eux
cette sevérittée, elle etoit gouvernée, statuée comme une famille.
La Justice est nous a-t il dit la seule Vertu qui admette des Regles
generales avec des distinctions positives.
Punir l’ingratitude se seroit couper la vertu par sa racine.