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« Sur les habitudes / Bibliothèque de la Société », in Journal littéraire, Lausanne, 08 décembre 1782, p. 118-120v
<118> Assemblée du 8 Decembre 1782.
President Mr le Docteur Verdeil,
Secretaire Mr Vernede.
Presents Mr le Juge de Saussure, Mr Bridel,
Mr Levade, Mr de Montagny, Mr de Morrens.
Assistants Mr le Comte de Grille, Mr de
Delay, Mr le Comte Rozamousky, Mr le Prince
de Galitrin, Mr Sokologorsky, Mr Sayer, Mr
Verrey & Mr Gély.
Question du jour
Quelles précautions y a-t-il à prendre
pour éviter d’etre trop dépendant des
habitudes?
Mr Levade a lû une jolie piece badine,
peu susceptible d’extrait, dans laquelle il
distingue les habitudes en bonnes, mauvaises,
& indifferentes, & recommande les petites
habitudes indifferentes, nommement l’usage
de la pipe, en les représentant sous un
point de vuë propre à faire desirer de
les acquérir, afin d’etre d’autant plus
heureux.
Cette piece commence par une sortie
vive contre les mauvaises habitudes; la voici.
«Quant aux mauvaises habitudes, il
faut les combattre, les extirper, s’il est
possible. Par quels moyens? Par
l’habitude des contraires. Il faut
les connoitre d’abord, se surveiller, & inviter
nos Amis à nous surveïller. Il faut
de l’Attention, du Courage, & tout nous
devient facile. Socrate changea ainsi
son caractère vicieux. Que si l’on me
dit que cela est souvent impossible, je ne
le Croirai pas, puisqu’on voit, tous les
jours, dans la société, des hommes à
habitudes vicieuses, se contraindre, se
dompter par des raisons d’égard, d’interêt,
de bienseance; puisqu’on voit des hommes
sans mœurs, abandonnés dans leurs discours,
habitués aux jurements, aux emportements,
se comporter des jours, des semaines, avec
honneteté & décence. Le grand & principal
obstacle que nous rencontrons à la
correction de nos mauvaises habitudes,
c’est que nous ne les connoissons pas,que
nous ne voulons pas les connoitre; ou que
<118v> les connoissant, nous n’avons pas le
courage de nous épier, comme nous
épierions un jeune homme qui nous
seroit confié»
Mr Bridel distingue comme
Mr Levade, les habitudes en bonnes, mau=
vaises & indifferentes.
«L’Habitude (dit il) étant la réïtera=
tion des Actes, une bonne habitude est
proprement la Vertu, comme une
mauvaise habitude est le vice.»
Mr Bridel indique ensuite les moyens
de corriger les mauvaises habitudes, selon
les personnes qui en sont entachées.
«Une Ame énergique doit comme
Alexandre, couper le nœud gordien, &
rompre tout à coup & entierement avec
elles. Un caractère foible peut composer
avec ses mauvaises habitudes, les interrompre,
les suspendre, s’en sevrer insensiblement,
en observant de les remplacer par des
choses agréables.»
Mr Bridel desireroit que l’on contrac=
tat le moins qu’il seroit possible, des
habitudes indifferentes. Il craint qu’elles
ne troublent notre bien être en ce que
leur privation est nuisible à notre
contentement. Il fait cependant une
exception en faveur des Gens agés, retirés,
& peu occupés, à qui de petites habitudes
indifférentes font souvent passer, dans
leur solitude, des moments agréables.
Mr le Comte de Grille n’accorde
aussi la jouïssance des habitudes
indifférentes qu’aux personnes qui
ne sont pas appellées à vivre dans la
Société à laquelle toute notre Activité
doit être consacrée.
Mr de Delay n’accorde aussi la
jouïssance de ces habitudes indifférentes,
qu’à des Gens retirés du Monde qui ont
beaucoup de loisir, & dont les devoirs
n’en souffrent point.
Selon Mr Verdeil, on peut se
permettre les habitudes indifferentes,
excepté celles qui poussées trop loin
portent atteinte à nos devoirs.
Mr de Morrens fait grace aux
habitudes indifferentes, qui ne le
seroient plus, si elles étoient portées à
l’excès.
<119> Mr le juge de Saussure voudroit que l’on
cherchat à prévenir les mauvaises habitudes,
ce qui, selon lui, seroit aisé au lieu qu’il
est très difficile de les extirper lorsqu’elles
sont invetérées, parce qu’il faut une force
d’Ame, & une énergie de Caractère dont peu
d’hommes sont susceptibles. Au reste Mr le
juge n’admet point de tergiversation
avec ses mauvaises habitudes. Le dessein de
rompre avec elles doit être l’effet de résolutions
bien réfléchies & très fermes, parce qu’elles
sont appuyées sur des motifs concluants.
Il regarde les habitudes comme une
maitresse que l’on veut abandonner, & qu’il
ne faut par conséquent plus voir.
Mr de Montagny voudroit que l’on
se rendit indépendant des habitudes.
Mr Sogologorsky a lû un très bon Mémoire
dans lequel il nomme toutes les mauvaises
habitudes, des maladies de l’Ame. Il ne pense
pas qu’il y aye de spécifique universel pour
les guerir toutes, de la même façon. Chacune
doit être traitée d’une manière particuliere
& analogue à sa nature.
L’Autheur distingue les habitudes, en
habitudes de l’esprit, & habitudes du cœur.
«Les premieres ne sont que des indispositions
morales. Pour s’en défaire, il ne faut que le
vouloir fortement & agir en conséquence;
quant aux habitudes du cœur, enracinées
& invetérées, ce sont de véritables maladies,
au sens moral: elles demandent beaucoup
plus d’habileté & de soins pour être radica=
lement guéries. L’expérience a prouvé que
les moyens les plus prompts & les plus courts
sont les plus efficaces pour les détruire. Il est
plus aisé de les rompre que de les dissoudre,
frangas citius quam corrigas quæ in
pravum induruerunt, a fort bien dit
Quintilien. C’est une disposition gangre=
neuse de l’Ame il faut s’empresser d’en faire
l’amputation, pour préserver de la contagion,
les parties saines.»
«Pour ce qui regarde les habitudes indiffé=
rentes, ou plutôt moins préjudiciables (car
elles ont toutes, plus ou moins, leurs inconveniens)
il faut les traiter avec plus de douceur, & de
ménagement, en laissant au temps de les
affoiblir & de les faire passer, sans négliger
toutefois tout ce qui pourroit contribuer à cet effet.
<119v> La meilleure manière pour y réüssir
seroit de tacher de former des habitudes
contraires, comme dit l’ancien proverbe,
clavus clavo pellitur; consuetudo
consuetudine vincitur. Pour faire
perdre, par exemple, à un homme
oisif, son habitude de paresse, il
faudroit lui inspirer le goût du
travail, & lui faire gouter les
avantages & les douceurs d’une vie
active & laborieuse, en excitant son
amour propre, le premier aiguillon
de toutes les actions des hommes.»
Mr Vernede a inféré de la teneur
même de la question dont il devoit
d’autant mieux entendre le sens, que
c’etoit lui qui l’avoit proposée, qu’il
ne s’agissait dans cette question, ni
des bonnes habitudes qu’il est de notre
devoir de cultiver, ni des mauvaises
qu’il est de notre devoir de détruire,
mais de ces sortes de jouïssances
innocentes & d’habitudes agréables,
dont la privation fait souffrir,
& dont celui de qui la question vient,
souhaitoit par cela même que l’on
trouvat des moyens de se rendre
moins dépendant. Il est convaincu,
après plus mûr examen, que ces
moyens, s’ils existent, seroient pires
que le mal.
«L’habitude est un penchant
acquis par l’exercice des mêmes
sentiments ou par la répétition
fréquente des mêmes actions.»
«Les habitudes se forment donc
par la réïtération des Actes. Or,
n’y ayant rien de si naturel que
de réïtérer les Actes de ce qui est
agréable ou satisfaisant, il
semble qu’il ne soit gueres plus
aisé de rester indépendant ou peu
dépendant des habitudes, que de
n’en pas contracter.»
«Il s’agit au reste de jouïssances d’un
ordre supérieur, car les jouïssances
d’un ordre inférieur ne rendent
pas proprement dépendants d’elles.
<120> L’Autheur entend par des jouïssances d’un
ordre supérieur, «celles que nous procurent l’exer=
cice de nos facultes intellectuelles, ou l’usage de
nos sens, nommément de la vuë & de l’ouïe, ou
les biens de la fortune, du moins les aisances de
la vie pour nous & pour ceux qui nous
appartiennent ou que nous aimons, enfin les
avantages de la liberté naturelle, civile, ou
religieuse, & surtout les divers attachements
du cœur.»
«Eviter d’être dépendant de ces 1 mot biffure diverses
jouïssances naturelles, innocentes, exquises, en
s’interdisant la fréquence de leurs actes (outre
que l’habitude émousse à la longue, la trop
grande vivacité de tel ou tel penchant) ce
seroit se rendre actuellement & certainement
peu heureux, & cela pour eviter d’être peut-etre
malheureux un jour. Ne vaut-il pas
mieux jouïr paisiblement de ce qui
constitue le bonheur innocent de la vie, &
si l’on vient à en être privé, recourir alors
à la patience & au courage, & chercher des
adoucissements & des dédommagements de
ces privations?»
«Au reste si les habitudes ont quelquefois,
trop souvent même, des suites facheuses,
elles sont souvent, du moins elles peuvent
être de la plus grande utilité, en ce qu’elles
deviennent comme on le dit vulgairement
une seconde Nature. En conséquence &
d’après Pythagore, un Autheur Anglois
conseille à tout homme appellé à
choisir une proffession, une vocation,
un état, ou un genre de vie, de préférer
toujours ceux que la raison lui indique
être les plus convenables, dans la persuasion
que l’habitude les lui rendra sinon
agréables, du moins faciles. Et la facilité
amenera dans la suite l’agrément.»
Mr de Delay, ancien officier de
Cavalerie au Service de France, domicilié
à Romans en Dauphiné à lû le prospectus
d’un Ouvrage très utile qu’il a composé
sur les Maladies des Chevaux, & il a fait
present d’un Exemplaire de cet intéressant
ouvrage à la Bibliotheque publique.
Mr de Delay a demandé en même
temps que nous le lui avons offert, d’être
inscrit au nombre des Membres honoraires
de notre Société, dont nous nous félicitons que
son nom grossisse la liste.
<120v> Mr de Delay nous a promis un
Manuel d’Hippiatrique. Quelques
membres de la Société ont parlé de le
faire réimprimer ici & de le répandre
dans les campagnes pour l’instruction
des Maréchaux ferrants & l’avantage
des Agriculteurs.
Mr Rictchi Anglois a été reçu d’une
voix unanime, membre ordinaire
de notre Société.
Le Président a choisi pour la
question qui sera traittée la 4me
Quelle est l’influence du jeu sur
l’esprit & les mœurs des Habitants de
cette Ville?