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« Sur les héros de romans vicieux / Dîner avec les autorités de la ville », in Journal littéraire, Lausanne, 17 mars 1782, p. 102v-104
<102v> Assemblée du 17e Mars 1782
Président Mr l’avocat Secretan. Présens Mrs
Kittner, Gillies, Verdeil, Levade, Bugnion, de Constant,
de Saussure le Juge, Bridel. Montolieu Secretaire.
Question. Par quelles raisons Fielding, Richarson et
Rousseau, ont ils introduit des heros de Romans viçieux?
Mr Kittner a ouvert la Séançe par la lecture d’un
memoire sur la question proposée. Il pense qu’on
aurait dû la genéraliser et démander pourquoi presque
tous les bons Romançiers et poëtes Epiques ont introduits
des heros viçieux? Mr Kittner en donne deux raisons:
la premiere, c’est que, selon lui, les heros morale=
ment parfaits ne sont pas dans la nature; la
seconde, c’est qu’ils ne feraient aucun effet dans le
Roman, ni dans le poëme.
Il oppose à la grandeur morale, ce qu’il appelle la grandeur
historique, qui a sa sourçe dans les passions et dans
l’entousiasme qu’elles produisent, d’où naissent indiffé=
rement les Crimes et les actions vertueuses. Il n’y a que
la pureté de l’intention, qui dans le rapport de l’individu
deçida de leur moralité. Après avoir cité quelques Heros
des tems fabuleux et quelques grands homes de l’histoire
sacrée et prophane même des Patriarches et des Apotres,
Mr Kittner, trouve que leurs vertus ont été obscurcies par
des viçes, et conclut que nul grand home ne peut
etre sans Ambition et que celle ci est egalement la
sourçe des grandes vertus et des grands forfaits.
Il existe cependant une perfection morale et des
hommes qui y ont atteint, mais il vivent cachés, in=
connus et ne conviennent ni au Roman, ni au poëme
epique. L’Homme vertueux ressemble à un ruisseau
qui traverse tranquillement une plaine qu’il embellit
et qu’il fertilise; le Heros à un fleuve impetueux
qui souvent porte sur ses ondes des Vaisseaux chargés du
tribut et des richesses des nations; mais d’autre fois
les submerge, sort de son lit et porte l’epouvante
et la désolation sur ses bords.
<103> Quel effet ferait dans Clarisse ou dans la N. Héloïse un
héros purement vertueux? Quel effort ferait-il dans
tout autre Roman ou Poëme? Aucun. Il y faut
de ces homes à grandes passions, à l’ame forte, au
caractere deçidé: Un Lovelace, une Talie, un Werther,
un Achille, même les Diables de Milton et de Klopstock.
Grandisson semble faire une exeption à la regle, cependant
nous dirons malgré les admirateurs de ce Roman; que le
tableau qu’il présente affadit, parçe que les traits de lumiere
n’y ressortent point, n’etant pas relevés par des ombres
convenables. Remarqués sur tout que la sœur de
Grandisson quoique maligne et capriçieuse interesse plus
que la sage Henriette et que la partie la plus affirmée
de cet ouvrage est la seule où il y a une forte teinte de
passions et de faiblesses un grand concours de vertus et de
viçes. C’est l’episode de Clementine.
Ce Roman de Grandisson a fait beaucoup d’imitateurs en
Allemagne. On croit que la raison en est, qu’il est plus aisé
de faire un Caractere d’imagination et pr ainsi dire en l’air
que d’approfondir le cœur de l’home, de le peindre tel qu’il
est, et de le faire contracter avec d’autres caracteres
egalement vrais. Mais qu’est-il arrivé? On a bientôt senti
que ces Caracteres parfaits sont monotones, qu’ils se ressemblent
tous, et sont marqués au même coin et qu’ils fournissent
peu à l’action. Pour remedier à ce défaut on a accablé
ces héros de toutes sortes de malheurs, on a entassé infortu=
ne sur infortune pr les faire ressortir et pr interesser.
Néanmoins les lecteurs les plus indulgens après les avoir lûs
les ont bientôt oubliés, les autres après 1 mot écriture les premières pages
ont jetté le livre, tandis que Clarice trouvera toujours
des lecteurs qui une fois engagés dans son histoire ne
pourront plus la quitter, et dévoreront le livre, qui
interessera et plaira toujours.
Ce memoire a été generalement applaudi. Cependant
Mr Gillies soutient qu’on doit soigneusement distinguer
l’home viçieux de l’home passionné: que le but du
poëme, du Roman et de la Tragedie etant ou devant etre,
de corriger les hommes des passions qui les rendent mal=
heureux, on peut fort bien y introduire un héros vertueux:
qu’Enée l’etait et a néanmoins fourni le sujet d’un des
poëmes les plus parfaits que nous aïons: que Caton qui
est de la plus haute vertu dans la Tragedie Anglaise
interesse infiniment et plait toujours d’avantage
à mesure qu’on remet cette pieçe au Théatre.
<103v> Il n’est point essentiel, selon Mr Verdeil, que les viçes et les vertus
soient rassemblés dans le même personnage, pour produire un
vif interêt, il resulterait egalement du contraste entre deux
ou plusieurs Caracteres opposés, dont l’un rigidement attaché
à la vertu, n’opposerait qu’elle aux passions et aux faveurs
des autres. Il soutient que tout ouvrage du genre dont nous
parlons doit avoir un bût moral et qu’en general la question
avait été mal exprimée.
C’est aussi le sentiment de Mr Levade. Le Roman et le
poëme apartiennent aux arts d’imitation. Ceux çi doivent
s’efforçer de rendre la nature avec verité; mais il ne
leur est point défendu de la peindre dans toute sa
perfection et de rassembler dans le même sujet des
beautés qui se trouvent eparses dans plusieurs indi=
vidûs. Ce qu’ont fait les grandes peintres, ce qui leur
est permis doit l’etre au Romançier et doit lui
reüssir. Cependant une perfection entiere seroit
hors de la nature et de l’humanité et il y a tels
défauts et telles faiblesses qui peuvent servir à faire
aimer davantage le Heros et à s’interesser d’autant
plus en sa faveur.
Mr Constant est dans les mêmes idées. Il pense
que Richarson, Rousseau, Fielding ne seraient pas
peu surpris de la question proposée. Ils ont traçé
leurs Caracteres d’apres ce que leur sujet et les situä=
tions l’exigoient, ils ont eu pour but de corriger
d’interesser et de plaire et ont fait aussi bien qu’il
leur a été possible. Mr Constant observe que
Lovelace n’est point le Héros dans Clarisse, c’est
Clarisse elle même qui est l’heroïne de ce Roman
et pour laquelle le Lecteur ne cesse de s’interesser.
Il ajoute que le Caractere de ce Lovelace n’est point
dans la nature. Il est méchant à pure perte, sans
but et même contre son bût. En effet on nous le peint adorant
Clarisse, et l’accablant pr ainsi dire à pur plaisir
de mille horreurs, de noirçeurs, de perfidies, qui ne
le menent à rien et ne le peuvent mener à rien qu’à
lui oter tout espoir raisonnable de posseder l’objet
qu’il desire ou du moins à en reculer l’heureux instant.
<104> Avant que l’Assemblée se séparat elle a temoigné
souhaiter qu’il fut fait mention dans ce journal d’un
diner que la Soçieté a donné mercredi dernier 13e du
Mois à Mr le Moderne Boursier Seigneux, à Mr
l’ançien Boursier Bergier de Vuarrens, à Mr le
Maisonneur Wulliamoz et à plusieurs autres gens
de lettres, au nombre de 30 Convives à Ouchy.
La cordialité, la gaité et la deçence ont rendû ce repas
agréable et les membres de la Soçieté ont taché de
marquer leur reconnaissançe pour le bel emplaçementqui les anime envers
que les T. H. Seigneurs des Conseils de la Ville de
Lausanne de leur ontavoir accordé un bel emplacement pour leur Bibliotheque
publique, et pour des soins que Mrs les Boursiers
et Mr le Maisonneur ont pris de l’orner et de
l’adapter à l’usage auquel la Soçieté le destinait.