Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Sur le plaisir face au malheur d'autrui », in Journal littéraire, Lausanne, 28 janvier 1782, p. 85v-88

<85v> Assemblée du 28e Janvier

Sous la presidence de Mr Bugnon. Verdeil Secretaire

Question Swift & la Rochefoucault prétendent,
que nous trouvons quelque espèce de plaisir dans le
malheur de nos meilleurs amis
.

Monsr Constant a ouvert la séance, par un Discours
bien pensé & bien écrit. Il commence par montrer
combien il conviendroit que nôtre Société ne s’occupat que
de questions dont l’utilité fut réelle & visible, soit
pour l’instruction dans qques parties de la littérature,
soit pour le dèvelopement de qque principe de Morale,
d’économie, ou de qque autre science. Il voudroit, et avec
raison, qu’on proscrivit toutes ces questions qui ne peuvent
produire qu’une vaine discution, & qui ne font d’aucun
profit, ni pour le Cœur ni pour l’esprit. «Vous savez
surement, dit-il, que l’on reproche aux habitans, et
à la bonne compagnie de Lausanne, d’etre un peu
frivole, de marcher et de courir après l’esprit, c’est peut
être un bien pour la societé du monde et des femmes, la
conversation en est plus legère, plus gaie, plus agréable;
c’est un avantage qu’il faut conserver, mais si réellement
nous sommes portés à la frivolité, si c’est notre défaut,
si nous en avons la réputation, ne seroit il pas
digne de la Societé de le corriger et de le prévenir? et
les sujets proposés par la Societé, ne peuvent ils pas
y influer? les questions vaines municieuses et futiles, n’iront
t’elles pas à l’appui de la réputation de frivolité? Ne
soyons ni pédans ni profonds, mais sachons être utiles, et
employons toujours à ce même but les momens qui nous
rassemblent. Lorsque des homes se reunissent pour penser,
ils doivent bien plus chercher l’utilité que l’agrément, ou
au moins ils ne doivent jamais les separer»

Après ces considerations preliminaires, Mr Constant passe
à l’examen de la question même. Il observe d’abord
qu’elle n’est ni exacte ni utile. Quant à la Rochefoucault
Mr Constant n'a trouvé que la 241eme maxime qui ait
quelque rapport avec la question du jour
 Il ne peut se
<86> se persuader que Swift ait avancé une maxime aussi dure
par ce qu’elle lui parroit contraire à son cœur & à sa manière
de traitter la morale. Quant à la Rochefoucault, Mr Constant
n’a trouvé que la 241me maxime, qui ait quelque raport avec
la question du jour: Dans l’adversité de nos meilleurs amis,
dit cet auteur, nous trouvons souvent quelque chose qui
ne nous déplait pas
; Cette assertion est sans contredit
bien différente de ce que la question pose en fait.

Mais la maxime de la Rochefoucault est elle juste?
contient-elle une verité phylosophique? Mr Constant
ne le pense pas. Il croit impossible de trouver la moindre
sensation agreable dans la détresse, dans les larmes,
dans l’adversité; non seulement de nos meillieurs amis;
mais même de nos ennemis. Tout ce que le Cœur humain
peut faire dans ces cas, c’est de ne pas s’arreter sur les maux
de son amis, de s’en distraire avec plaisir, et de trouver une
sorte de satisfaction dans le retour qu’il fait sur lui même.
La vanité, la présomption & l’orgeuil, passions si naturelles
au cœur, peuvent aussi y trouver une sorte de jouissance, et
l’ame est bien près de confondre la douleur que cause le
malheur d’autrui, avec la douceur d’en être exempt; mais
jamais cette même ame ne sauroit trouver le moindre plaisir
dans le spectacle même du malheur.

Les maximes dans leur laconisme, observe très judicieuse=
ment Mr Constant, doivent contenir des verités absoluës, &
la maxime de la Rochefoucault en est fort éloignée. Cet
auteur auroit dû dire, qu’il n’est presque point de malheur,
point d’adversité chez nôtre prochain, qui par un retour
sur nous mêmes, ne produise un sentiment plus ou moins
agréable
. Si Mr Constant dit qu’il n’est presque point
de malheur, qui ne produisent ce sentiment, c’est qu’il est
reellement des cas où le retour sur soi même est un
mal de plus, et il raporte l’exemple de deux amis pris
par des anthropophages.

Enfin Mr Constant a cherché s’il pouvoit y avoir des
Circonstances où tell réellement on peutput trouver dans le
malheur & l’adversité de nos meillieurs amis, quelque
chose qui ne nous deplut pas. Il en indique deux
qu’il croit possibles, sans prétendre les justifier; l’un où l'on
<86v> l’on seduit la femme de son meillieur ami, l’autre on lui
gagne son argent.

Je finirai l’extrait de ce discours, qui merite d’etre lu en
entier, en raportant une reflection bien vraie, sur la manière
de traitter la morale par maximes. «De toutes les manières
de traitter la morale, dit Monsr Constant, celle dépasse des
maximes me paraît la moins propre à eclairer et à
persuader. Les maximes portent avec elles un ton de
despotisme, contre lequel on se revolte; si elles ne sont pas
d’une verité qui subjugue, on discute, on reprocherepousse, et on
soutient par contradiction, ce qu’on auroit abandonné
par sentiment»

L’assemblée a entendu ce Discours de Mr Constant avec
autant de plaisir que d’intérret. Il n’y a eu qu’une voix,
sur la nécessité d’avoir des buts utiles dans nos questions,
& Mr Levade en se joignant à l’opinion universelle, a
fait voir qu’il ne régardoit son Discours de la séance
précédente, que comme un jeux de son esprit. Il aime
sans doute à manier l’âme légère et tranchante de
Swift & de l’auteur de Tristram Shandy.

En second lieu on a su gré à Mr Constant d’avoir
montré que la question du jour calomnioit 1 mot biffure en
quelque sorte, les deux auteurs sur lesquels on l’avoit étayée.
On a aplaudi à la manière enjouée de Sel Swift; mais
celle de la Rochefoucault a été vivement critiquée. Mr le
Juge de Saussure, a surtout observé que c’est à tord qu’il
a fait de l’amour-propre le fondement de la morale,
puisque le sentiment de la bienfaisance et de la 1 mot biffurepitié
existe reellement dans le Cœur de l’homme, et qu’on
en voit le germe dès la première enfance. Bien des
Phylosophes contesteroient peut être cette conséquence
à Mr Le Juge; Le secretaire croit devoir observer que la
Rochefoucault n’a pas pretendu établir un sistème de
morale; mais qu’il a seulement voulu montrer
que les homes étoient conduits dans leurs actions
par l’interet & l’amour propre. Et certes la Rochefoucault
vivoit dans un monde, où il auroit eté bien difficile de
<87> de croire le contraire. On pouroit dire que la Rochefoucault,
en ecrivant ses maximes a voulu démarquer l’homme, et non
lui donner une suitte de preceptes propre à le conduire; Il est bien
difficileerant en cela, du Lord Chesterfield, qui donnoit
effectivement à son fils des pareilles regles pour se conduire
dans le monde.

Il paroit au Secretaire que la Rochefoucault a été attaqué
un peut trop vivement par plusieurs membres de la societé.

Mr Bridel a dit que s’il jugeoit les autres d’après lui même,
il devoit etre un home detestable. On sait, et Mr Constant
l’avoit observé dans son Discours, que la Rochefoucauld
étoit tendre dans ses amours, délicat, desinteressé, avec
ses amis, doux, voluptueux même dans ses mœurs; ce
sont les propres paroles de Mr Constant.

Quoi qu’il en soit, Mr Gillies a observé que si la
Rochefoucault ni Swift, n’avoient eu l’idée quelque
leur atribuë la quesion, bien d’autres philosophes l’avoient
euë pour eux. Il en accuse en particulier Mandeville,
et avant lui Aristippe & les Epicuriens. Selon Mr
Gillies ce sentiment de plaisir dans le malheur de nos
meilleurs amis, doit être la conséquence d’un système,
qui établit l’amour de soi comme le mobile de la moralité
de toutes les actions. Le secrétaire, qui s’est peut être deja
permis trop de reflections, observera encore icy que cette opinion
n’est pas une conséquence nécessaire du système de l’amour
de soi. Il citera en preuve Helvétius et l’auteur anonÿme
de la Morale universelle; Ces deux écrivain ne prétendent
nulle part qu’on trouve du plaisir dans le malheur
d’autrui; ils assurent au contraire que par l’amour meme
de soi, ce spectacle doit produire un sentiment penible,
et c’est ainsi qu’ils expliquent entr’autres les causes de
la pitié, de la Charité &c; Au reste Mr Gillies en
mettant de coté la partie de la question, qui régarde
l’érudition, a observé que pour examiner si réellement
on pouroit avoir du plaisir dans le malheur d’autrui,
il faloit considérer ce sentiment iricinné dans l’home,
qu’on apelle la sympathie. Ici Mr Gillies s’est montré
le partisan de l’auteur de la theorie des sentiments moraux. Nous
<87v> Nous sympathisonsont au malheur et à la joie, selon
Mr Gillies, et nous sommes susceptible d’un retour sur nous
mêmes. On observe à la vérité que la simpathie avec
la joie est plus forte qu’avec le malheur; mais quelque
soit la nuance des diverses sympathies, il doit resulter
de cette faculté que le malheur d’autrui, et surtout de
celui de nos meilleurs amis, ne sauroit produire une
sensation agréable. Quant au retour sur nous-même,
il paroit selon Mr Gillies, que dans bien des circonstances
on ne sauroit s’en déffendre, & que souvent il est propre
à donner une sensations agréable. Il a observé que
dans certains cœurs ce sentiment précédoit celui de la
sympathie; mais la sympathie a toujours son tour,
et il arrive alors que si on peut avoir d’abord du
plaisir à sentir qu’on n’éprouvoit pas les malheurs de
ses meillieurs amis, on ne tardoit pas à en être affecté
d’une manière sympathique. Mr Gillies auroit pu dire
encore qu’il est des scélérats dont le cœur n’eprouve
jamais cette sympathie; mais les scélerats n’ont point
d’amis, et la question du jour ne sauroit par conséquent
les regarder.

On voit partout ce qui vient d’être dit, que les opinions
se sont réunis pour faire croire que si l’homme étoit
capable d’éprouver un sentiment agréable dans le
malheur d’autrui, ce n’éstoi
t jamais que par un retour sur
lui même, Cette façon de penser étoit bien naturelle
à des gens de Lettres, qui jugent les autres d’après leur
propre Cœur. Mais ceux qui sont accoutumés à voir
les hommes dans beaucoup de circonstances different
es,
et qui ne les jugent ni d’après les livres, ni
d’apres leurs fréquentation dans les cercles et les
cotteries des petites villes, ceux cy ont du Cœur humain
une idée beaucoup moins avantageuse. Mr Servan
sans s’arreter à discuter si la Rochefoucault et Swift
avoit dit ce qu’on leur attribue, a observé que le déspotisme,
<88> l’amour de la superiorité regnoit dans tous les cœurs.
Votre ami est-il malheureux? dès cet instant vous
avez sur lui de la supériorité, et vous éprouvé par
conséquent un sentiment agréable. J’en suis faché pour
quepour le cœur humain, a-t-il dit, mais c’est là sa
marche. Du reste il a observé que dans la societé,
le sentiment moral étoit émoussé et dénaturél.

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur le plaisir face au malheur d'autrui », in Journal littéraire, Lausanne, 28 janvier 1782, p. 85v-88, cote BCUL, Fonds Constant II/35/2. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1349/, version du 20.02.2024.
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