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« Sur l'attention », in Journal littéraire, Lausanne, 09 août 1781, p. 65-65v
<65> Assemblée du 9 Août 1781 chez Mr
Gillies Président, présents Mrs Verdeil, Levade,
Verrey & Vernéde
Question
Un homme capable d’une très grande attention
à un objet des plus importants, seroit il par là
hors D’état de donner beaucoup d’attention à des
objets de moindre importance?
Question sur l’attention aux grands & aux moindres objets.Mr Levade répond ouï & non, Il sera
capable de donner de l’attention aux petits objets.
Ces objets doivent être distingués en deux Classes.
La premiere contient des choses futiles & puériles,
en effet: Il sera incapable d’y donner de l’attention.
La seconde contient des choses futiles seulement en
apparence, mais qui ne le sont pas relativement
aux idées, à la passion &c. de cet homme qui
peut donner, par conséquent, de l’attention à ces
choses.
Mr Verrey pense que cet homme pourra
donner attention aux objets peu importants, s’il
le veut. Peut être, que l’attrait l’y portera. Peut être
que le dédain l’en éloignera.
Mr Vernede voudroit, premierement, distinguer
l’age de l’homme en question; pendant la
jeunesse, son attention qui n’est pas encore
assez éxercée, ne pourra pas peut être se preter
à divers objets, dans un haut degré. Ainsi l’atten=
tion à l’objet principal pourra nuire à
l’attention à de moindres objets. Il en sera
peut être de même pour dans la vieillesse, si
un long exercice de l’attention a fatigué le
cerveau & a affoibli les organes de l’home attentif.
Mr Vernede voudroit, secondement, déterminer
la nature de l’objet important qui occupe
l’attention de l’homme en question. Son attention
sera peut-être absorbée par cet objet essentiel,
s’il affecte l’imagination, ou s’il émeut les
passions; si cet homme est un grand Poëte,
ou un grand Peintre, ou un grand Orateur,
ou un Ambitieux de la plus haute volée.
Mais en supposant l’homme en
question, dans l’age mûr, ayant ses organes
& ses facultés en bon état, & fortement occupé
de loix, ou de finances, ou de calculs, ou de
medecine, ou de commerce, Mr Vernede
croit que généralement parlant, sa grande
attention à son objet essentiel, ne l’empechera
nullement de donner une attention suffisante
à des objets moins importants, parce que
l’attention est chez lui une habitude à
l’exercice de laquelle, rien, dans le cas donné,
ne s’oppose proprement.
<65v> Mr Verdeilh a observé qu’on pouvoit
examiner la question sous deux points
de vuë. S’agit-il d’une incapacité
réelle ou non? Dans le premier cas,
il répond, non; parce qu’il n’y a rien
dans l’organisation d’un homme
occupé de grands objets, qui le rende
phisiquement incapable de s’occuper
de petits. Dans le second cas, il croit
qu’un homme occupé de grands objets
ne donnera pas son attention à des
objets qui lui paroitront de moindre
importance, par ce qu’ils lui semblent
au dessous de lui, & qu’il les regarde
avec dédain.
Mr Gillies juge qu’il y a quelque
chose dans le caractère de l’homme de génie
qui l’empeche de s’occuper de petits choses
objets. On a pourtant plusieurs exemples
qui semblent prouver le contraire; mais
c’est autant que ces petits objets ont du
rapport avec l’objet majeur de l’homme
de génie. L’homme occupé de grands
objets est incapable de s’occuper de moindres,
parce que le grand objet dont il s’occupe,
devient chez lui une passion, & que
l’examen suivi & continu d’un grand
objet, demande une marche differente
de l’attention qu’on donne à des petits.
L’un demande, (si l’on peut s’exprimer
ainsi) une fixité, l’autre une variabi=
lité d’esprit. Mr Gillies ne les croit
cependant pas si exclusives, que
l’éducation ne puisse rendre capable
à la fois, d’attention à de grands & à de
petits objets.