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« Sur les avantages et inconvénients de la mémoire », in Journal littéraire, Lausanne, 10 décembre 1780-17 décembre 1780, p. 30v-33
10e XbAssemblée du 10e Xb. President Mr de Morrens Sec. Saussure de Morges.
QuestionQuels sont les avantages et les inconveniens de la
memoire?
Mr Levade avant d’y repondre a deposé sur la table
des Theses ou il offre de soutenir envers et contre tous
que la memoire nous rend pedans, paresseux, singes
dans nos opinions, opiniatres, conteurs impitoyable.
Qu’elle s’oppose aux progrès des sciences, nuit aux
efforts du génie, l’enerve et le surcharge.
Que cette faculté semble tenir particulierement à
la matière?
Qu’ 1 mot recouvrementétant sujette à de grandes vicissitudes, celui qui
n’a que son produit peut aisément être ruiné.
Enfin qu’elle est plutôt la compagne du sens que de
l’esprit et du genie?
<31> Mr Levade lût ensuite une piece intitulée Procès
à sa memoire, où il l’accuse des faits les plus graves.
Il l’accuse d’avoir nourri son enfance de contes à dormir debout.
Il l’accuse d’avoir profite de sa jeunesse pour meubler son
debile cerveau de prejugés de toute espèce. Quelque peu
de Latin, du Grec ou d’Hebreu, aquis au prix de son repos
de sa gaïeté et de 50 reprimandes corporelles ne sont pas des
dons dont elle doive se vanter.
Il fournit ensuite une liste de griefs particuliers, mais
come il est question de faits, et de faits très agreablement
décrits je ne pourrois en faire l’extrait sans les affoiblir
et je vous renvoie Messieurs à l’ouvrage même.
17e XbreLe memoireLa question aïant paru importante, on l’a traittée encore
dans l’assemblée du 17e Xb presidée par Mr le Juge
Sec. Saussure de Morges.
Mr Bugnion l’a ouverte par un discours où il etablit les
avantages de la memoire.
Il pose d’abord quelques principes, et c’est de leur develope=
ment que sortent les preuves qu’il fournit, les prerogatives
de la memoire dont il s’est déclaré le defenseur.
Il nous dit 1° Que de toutes les facultés que nous pouvons
posseder c’est la plus generale et la plus aisée, à perfectioner.
On ne se done point de l’Esprit, on ne se done
point de l’Imagination, on acquert encore moins le Génie.
Voila selon Mr Bugnion des verités bien etablies, et que
les efforts de tant de sots qui courrent après l’Esprit
sans jamais l’atteindre, de tant de froids versificateurs
qui font des vers sans être Poètes, et de tant d’Ecrivains
qui prétendent au sublime tombent dans le galimatias
demontrent bien evidemment.
Mais il n’en-est pas ainsi de la memoire. Il n’est
persone qui n’en-ait reçu sa portion, et qui ne puisse
l’augmenter; quelque chétive qu’elle fût dans son origine.
Yci Mr Bugnion cite quelques exemples. Celui de
Montaigne que Mr Levade lui a contesté avec quel=
que raison, le trait cité par Volf, ceux enfin de deux Abbés
qu’il nome 8 caractères biffure et de Philidon qui lui paroissent des prodiges de memoire;
<31v> et qui prouvent la perfetibilité de cette faculté
premiere these qu’il avoit à demontrer.
2° Le second principe qu’il etablit est celui ci. C’est
que de toutes les facultés c’est la plus utile au plus
grand nombre d’homes.
Il n’est aucun Etat, aucune profession qui puisse
s’en passer; Et pour comencer par les plus relevëes, le
General, ditle Magistrat, le Medecin, l’orateur doivent
à cette faculté la plus grande partie de leur succès.
C’est à la fidelité de sa memoire à lui representer la
disposition actuelle de son armée, la position relative
de l’Enemi, et la Carte du pays que le General doit
ses plus sages dispositions. C’est à l’etenduë de cette
faculté à la sureté de ses depositions que le magis=
trat 1 mot recouvrementdoit la plupart de ses arrets. C’est elle qui dans
les momens difficilles presentera au medecin tous les
Cas semblables qui peuvent l’eclairer. C’est elle enfin
qui prompte, et fidèle jusqu’à la plus scrupuleuse
exactitude permettra à l’orateur de se livrer à tous
les mouvemens de son Eloquence.
La memoire n’est pas moins utile aux professions
obscures. Tous les arts méchaniques la supposent et à
proprement parler ne demandent pas d’autre faculté.
L’apprentissage qui n’est qu’un exercice de memoire étant
achevé, l’ouvrier selon Mr Bugnion n’a plus rien à
faire que répéter toute sa vie ce qu’il a appris une fois.
La societé même y trouve son compte, il y a plus
de besogne, et de bone besogne faite ainsi qu’autrement.
3° Un troisieme avantage de cetla memoire c’est la certitu=
de, la surete de ses decisions.
L’Imagination nous séduit par ses prestiges, l’Esprit
nous égare par de fausses lueurs, la memoire seule fidèle
dans ses raports nous éclaire sans nous eblouïr, et à
la lumière du passé qu’elle rend présent au besoin elle
trace une route sûre là où les autres facultés ne font
souvent que nous égarer.
<32> Après avoir ainsi établi les avantages de la mémoire Mr
B. passe aux inconveniens qu’on lui impute ordinairement.
On l’accuse dit il de nuire à l’Esprit et d’exclurre le Jugement.
Pour y repondre l’auteur fait une distinction.
On peut meubler sa memoire de mots de faits et de penséës.
Celui dit il qui pervertissant l’usage de cette faculté l’a bornéë
à cette première fonction, s’expose au reproche qu’on lui fait
et bien loin de la défendre Mr B. l’abandone entierement.
Il ne pretend pas non plus defendre cet autre qui se contente
de charger sa mémoire de faits; mais il ne sauroit voir
d’inconveniens à la memoire qui forme un vaste dépôt de
pensées; bien loin d’appauvrir l’Esprit de celui qui la possede
elle ajoutte à ses richesses celles de tous ceux qui ont pensé
avant lui, elle previent les ecarts de son Imagination; Elle
fournit en un mot la matière première que le Génie
travaille, élabore, et qui distilléë dans les Cervaux des
Bacon des montagne des Montesquieu des Leibnitz et des
Locke a produit les ouvrages immortels qui eclairent et
instruisent le monde.
Mr B. après cela est bien en droit de nous dire Qu’il ne faut
pas dépriser la memoire, qu’il faut apprendre à conoitre ce
qu’elle vaut, et surtout qu’il faut la cultiver.
Il recomande pour cela l’attention, l’assiduité et l’ordre; C’est à lui que
l’on doit les prodiges de memoire dont l’Histoire fait mention.
Mr Gillies parla ensuite. Il ajoutta à l’eloge qu’il avoit
fait de la mémoire dans la seance precedente plusieurs observations intéressantes.
Les Philosophes nous dit-il ont parlé des facultés de l’ame
come de tout autant d’Etres différens; Ils n’ont point assés
observé qu’elles appartienent toutes à un seul et même sujet,
et qu’etant bien dirigéës elles s’entraident mutuellement.
Vouloir donc en exercer une au préjudice des autres,
c’est manquer son bût et doner dans un excès qui nuit à la
perfection du tout.
C’est ainsi qu’à la decadence de l’Empire, la memoire etoit trop et mal emp=
loïée, témoin ce trait cité par Séneque de cet home qui entendant
lire ou reciter 300 vers etoit capable de les repeter sur le
champ à rebours en comencant par la fin. Cet exercice mn’étoit
forcépas naturel , c'etoit un tour de force qui ne pouvoit avoir lieu qu’aux
dépens des autres facultés.
<32> Il developpa ensuite le principe par lequel la memoire
conserve la trace des objets, suivant la Doctrine de la
Philosophie nouvelle qui suppose que ttes nos idéés se forment par
association.
Il insista fortement en faveur de la memoire; Il dit
qu’une memoire bien exercéë formoit un magasin dont
l’esprit tiroit le plus grand parti.
Il avança même que la Raison qui est le Juge du vraï
come le Gout est le Juge du beau sont à peu près partout les
mêmes et que ce qui constitue la plus grande difference
entre les homes vient du plus ou du moins de memoire.
Il nous dit enfin que si l’on ne voit plus de nos jours de ces
genies transcendans tels que les Thémistocle, les Epaminondas
&c il falloit s’en prendre au peu de soin que l’on prenoit de
nos jours à cultiver la mémoire.
Mr de MontolieuMr de Montolieu d’accord avec Mr Gillies sur les ppes
lui contesta les consequences qu’il en avoit tirés. Il ne
pense pas que les Grands homes cités par Mr G. et dont la
Grèce se glorifie aïent été tels à raison de leur memoïre.
Il pecroit qu’ils ont apporté en naissant des dispositions
naturelles à ce qu’ils ont été dans la suite et que les circ=
onstances ont developpérent en eux des talens auxquels la
memoire contribuë mais qu’elle ne done pas.
Mr BridelMr Bridel lût ensuite une pièce en vers, à laquelle
je vous renvoïe. Un Extrait ne pourroit que le défigurer.
Je passe donc à quelques reflexions que Mr Bridel a faites
sur la memoire des Enfans.
1° La memoire nous dit il etant intimement liéë avec
l’imagination, les premiers objets dont il faut occuper
leur débile cerveau sont des Images qui se fixeront
d’autant mieux dans leur memoire qu’elle sera secondée
par l’Imagination.
2° Il veut ensuite qu’on fasse apprendre des vers aux
Enfans parce qu’ils sont plus faciles à retenir que la prose.
3° Il recomande quelques unes des fables de la Fontaine, celles
dont la morale est facile à saisir; Il voudroit qu’on en
fit de nouvelles pour eux, il dit avec la modestie qui lui
est naturelle que le Titre de Poëte des Enfans ne seroit
point à dedaigner.
<33> 4° Il insiste pour qu’on ne fasse rien apprendre aux Enfans que
ce qu’ils conçoivent clairement.
5° Quand la memoire d’un Enfant aura été exercée sur la Poësie
il demande que par des nuances bien menagéës on l’exerce d’abord sur la
Prose poétique, puïs sur la Prose ppment dite.
6° Enfin Mr Bridel recomande aux Instituteurs d’observer les
differentes espèces de mémoïre des sujets qui leur sont confiés
pour les exercer chacun à la manière qui leur est propre.
Mr VerdeilMr Verdeil exposa ensuite dans son opinion les systèmes de
Locke et celui d’Helvétius; Il établit avec le premier que
nous naissons table rase, et avec le second que toutes nos facultés
sont les fruits de l’éducation que nous avons recuë.
Il tira de ces principes ces deux conséquences.
Que le Genie et l’esprit étant aquis, tout come la memoire
on ne peut cultiver celle ci qu’aux dépens des d'autres.
Que la memoire la plus ordinaire suffit si elle est bien emploiée
et qu’on peut atteindre à tout sans le secours d’une grande
mêmoire extraordinaire.
Ces consequences ne furent point admises par ceux qui parlerent
après lui. Mr Vernede nous dit qu’il avoit toujours senti les avantages
de la memoire, et que dans son Etat il avoit apercu que ceux
qui en etoient pourvûs le plus abondanment avoient eu le plus
d’avantages et de succès. Mr Levade lui contesta le principe.
Il ne croit pas que le Genie et l’Esprit soient aquis, mais il
pense qu’en cultivant uniquement la mêmoïre on nuit souvent à tous les
deux. Mr de Corcelles observa que dans la societé la memoire
supplée souvent à l’Esprit et fait faire à bien des sots une assés
bone figure dans le monde.
Au milieu de cette diversité d’opinions Mr d'Yverdun prit une
route nouvelle. Il 2 mots recouvrementjugea que le côté Metaphysique de la
question avoit été suffisanment observé, et qu’il etoit tems
de l’envisager du côté pratique; en consequence il invita
l’assemblée à prendre en consideration la question suivante,
S'il faut comencer l’education des Enfans par cultiver leur
memoire et coment il faut la cultiver. Après quelques débats
on convint de s’en occuper dans trois semaines, et la séance
finit.