Transcription

<4> Séance du 29^e Mars.

Question sur les PréjugésM^r Le Président ayant lû à l’assemblée le Résumé des reflexions qui
nous ont occupé pendant la derniere séance, a proposé d’entrée
à notre éxamen la question intéressante des préjugés telle que
Mémoire de M^r Bugnion sur ce sujetl’a proposée, et modifiée M^r Pasche qui l’a fournie. Pour y repon=
dre M^r Bugnion de Londres nous a lû un memoire tres
bien écrit dans le quel il se propose de prouver qu’il est des
préjugés utiles, qu’il faut respecter, et que le Citoyen affectionné
ne doit pas chercher à détruire, Pour cela il nous a fait remar=
quer qu’il était dans le Domestique, dans le Civil, et dans la Reli=
gion des préjugés qui étaient favorables aux hommes.

Préjugés DomestiquesSans le préjugé combien peu l’amour aurait-il de force et de
durée sur des hommes qui, voyant toujours le vrai mérite des per=
sonnes, ne permettraient à leur cœur que des sentimens réglés par
une connaissance éclairée du prix des choses; La vue du vrai ne
rend pas passioné pour des objets, dont aucun n’est parfait dans
son genre; et sans un peu de passion quel fond faire sur nos inclina=
tions?

Préjugés CivilsSans les préjugés Civils, comment se soutiendraient les Societés,
n’est ce pas sur des erreurs prises pour des vérités, qu’est apuyée la
base des Gouvernemens dans les quels les uns commandent à la
multitude des autres qui obéissent. Tous sont originairement égaux,
L’inégalité des fortunes n’aurait pas lieu, et porterait pour la prévé=
nir ou la détruire, aux plus violens excès, si le préjugé ne faisait
pas respecter la proprieté des biens. Les droits que la naissance
donne au trone, et qui préviennent les guerres civiles qui désolent
les Etats électifs, ont-ils un autre fondement que les préjugés du mé=
rite de la naissance. La Noblesse héréditaire, qu’est-elle sinon
un préjugé, et cependant quel motif n’offre-t-elle pas à La distin=
guer de la foule par des vertus plus sublimes? Enfin l’amour de
la patrie, cet amour sans le quel les Nations se detruiraient
bientot: cet attachement de préférence exclusive pour un Pays
qui ne le mérite pas pour une societé qui n’est pas plus digne
d’estime que les autres n’est il pas un fruit utile des préjugés
qui nous font croire que nous valons mieux que les étrangers?

Préjugés Religieux<4v> Sans nier combien il serait utile aux hommes d’être exempts d’erreurs
en matiere de Religion, on ne peut s’empêcher de convenir que
l’homme tire d’une Religion fausse, des avantages qu’il ne trouve=
rait jamais dans l’absence de toute Religion. Peu capable souvent
de saisir des vérités métaphysiques, dont la subtilité ou la profondeur
lui échappent, il saisit une erreur qui plait à sa grossiere imagi=
nation et qui lui tenant lieu du vrai, maintient dans son esprit
l’idée de sa dépendance d’un Dieu à qui il doit chercher à plaire,
et le défend contre les dangers de l’athéisme.

La Compagnie a oui avec plaisir la Lecture d’un memoir aussi bien
écrit, plein de feu, d’esprit, et de bonnes choses, Cependant sans nier
absolument les principes de l’auteur, nous n’avons pas crû pouvoir
admettre dans toute leur étendue les conséquences qu’il en tire, Le
troisieme article en particulier nous a paru sujet à des difficultés
considérables et tendre trop à éterniser le regne des erreurs religieuses
et de la superstition toujours nuisibles.

Memoire de M^r De MontagnyMonsieur Demontagny nous a lû ensuite un mémoire sur le
meme sujet. Dans le quel il remarque d’abord que quoique suivant
la définition donnée dans le Probleme à résoudre, Le prejugé soit une
erreur, cependant il n’en est une qu’aux yeux de celui qui le qualifie
ainsi, et non dans l'esprit de celui qui l’adopte comme une vérité
Il observe ensuite que les préjugés sont pour ceux qui les adoptent
des motifs aussi déterminans que pourraient être les vérités les plus
incontestablement démontrées. C’est ce dont il nous fournit des preu=
ves intéressantes dans des faits curieux, présentés avec avantage
De là M^r De Montagny passe à l'examen de la question proposée,
et il croit trouver des préjugés utiles aux hommes, par l’efficace avec
la quelle ils les déterminent dans diverses occasions qui interessent
la societé. Ainsi il met au rang des utiles préjugés Cet attachement
patriotique qui fait que le Citoyen se dévoue pour la societé dont
il est membre; cette préférence que nous donnons dans notre estime
à notre Nation sur les autres comme si elle avait sur elles en
effet une supériorité réelle de mérite; ces haines nationales
qui font que l’on se tient en garde contre les entreprises d’un
peuple que l’on craint, et que l’on prévient Les mauvais desseins.
<5> Combien certaines erreurs particulieres n’ont elles pas souvent produit
d’utiles effets pour une Nation, sans le préjugé des Romains qui
se crurent destinés à devenir les maitres du monde, ils ne se
seraient jamais élevés au dégré de grandeur où ce prejugé leur
fit travailler à parvenir. en effet un préjugé qui nous fait espérer
avec confiance de réussir est un excellent moyen d’assurer le
succès d’une entreprise qui demande de la Vigueur et de la Cons=
tance.

L’Egalité naturelle des hommes, et le droit à la liberté est un prin=
cipe vraï; mais incompatible avec la police des gouvernemens.
Quelle societé serait gouvernée sans les préjugés qui nous font croire
que les hommes ont le droit de commander aux autres. et
quels désordres n’occasionnerait pas celui qui persuaderait au
peuple que chaque homme est libre, et que l’autorité que les
princes exercent n’est qu’une usurpation que le prejugé seul rend
respectable.

Le préjugé qui fait respecter une noblesse que l’on ne doit qu’à la
naissance est un préjugé nuisible, mais dans son origine, l’idée
que le titre de Chevalier méritait à celui qui en était décoré un
plus grand degré destime que l’on n’en devait à celui qui n’avait
pas cette distinction, cette idée, dije, fut utile, puisqu’elle produisit
des héros. le titre cependant n’ajoutait nul mérite à la personne
à qui on l’accordait. Elle serait utile encore, si l’on envisageait la
noblesse aquise par la naissance comme un motif à la en mériter
les privileges par une superiorité réelle de Vertu.

Il y a donc des préjugés utiles. c’est la Conséquence qui resulte des
principes de M^r De Montagny.

Ce mémoire rempli de choses intéressantes, et qui témoigne combien
son auteur aime La societé dont il est membre, a été oui avec
un vrai plaisir; Les anecdotes fournies en preuve ont paru
curieuses et dignes d’attention, on a remarqué cependant que
l’auteur accordait peut être trop de mérite au patriotisme guer=
rier et conquerrant des Romains, attribuait trop d’utilité aux
haines et aux préférences nationales puisque ces dispositions
toujours nuisibles au genre humain en général sont souvent
funestes à la Nation même qui se livre à leur impulsion.

Mémoire de M^r De Corcelles<5v> M^r De Corcelles nous a aussi lû sur la meme question un memoi=
re écrit avec force dans le quel il prouve plutot qu’il est impossible
que l’homme soit sans préjugés, qu’il n’établit qu’il en est d’utiles qu’il
faut respecter pour les avantages dont il sont la source.

Suivant M^r De Corcelles l’homme naturel ne jugeant que d’après
ce qu’il sent ce qu’il éprouve, n’a point de préjugés, il les aquiert
en se civilisant, parce qu’alors il commence à juger d’après ce qu’il
n’a point connu ni vérifié par lui-même; Cest à cette maniere
trompeuse de juger qu’il doit ses idées, sur l’inégalité des homes,
qui n’est pas réelle quant aux droits; sur l’autorité des loix humai=
nes qui n’expriment que les volontés de nos égaux et qui par elles me=
mes ne sont pas obligatoires; ainsi de joug en joug, de prejugés en
prejugés l’homme est devenu esclave de l’erreur.

Mais parmi ces erreurs, ou préjugés, il en est qui sont utiles, Les
sacrifices devouemens de soi meme à la chose publique, Les sacrifices de nos
gouts à ce que nous croyons être nos devoirs, L’honneur des femmes,
le point d’honneur chez les hommes en qui il est encore un reste
de la liberté primitive. Le respect pour les etablissemens politiques
et pour les Loix civiles. En tout cela beaucoup de préjugés mais
ils sont utiles, il en resulte d’heureux effets.

Peut être pourrait on se permettre, devrait-on meme entreprendre
de détruire tous ces prejugés, si l’on avait la certitude de la vérité
que l’on substituerait à l’erreur détruite; mais qui peut s’en
flatter; et cependant il faut mettre une idée à la place de celle qu’on
nous ote, et vaut-il la peine d’attaquer un préjugé pour lui en
substituer un autre; et tout ce que nous pensons est il autre
chose qu’un préjugé? il vaut donc mieux garder ceux que nous
avons, avec les quels nous sommes arrangés; que d’en chercher
d’autres auxquels il nous serait penible de nous accomoder, et
auxquels nous ne tenterions peut étre pas sans danger d’assortir
nos idées et nos volontés. Il faut donc respecter les prejugés reçus,
autant qu’ils ne sont pas incompatibles avec notre bonheur; ou
qu’ils ne nous rendent pas nécessairement misérables. C’est la
Conséquence qui découle du mémoire de M^r De Corcelles, qui
voyant que rien n’est a l’abri du préjugé ici bas ne se promet que dans
une autre vie la connaissance du vrai.

Le Memoire de M^r De Corcelles nous a paru très bien raisonné
<6> et bien écrit, mais la pensée que tout est préjugé a paru trop forte outrée prise à la
lettre; quand on la prend dans le sens de l’auteur elle ne peut que choquer
l’amour propre du dogmatiste orgueilleux. elle est bien humiliante pour
l'esprit humain, qui se trouve forcé de convenir qu’il est bien peu de sujets sur les=
quels il ne doive pas sa croyance en partie au préjugé. Il n’est pas prouvé
cependant, que tout ce que l’auteur de ce mémoire met au rang des préju=
gés en soit un, c’est à dire une erreur, selon le sens de ce mot, déterminé par
l’auteur de la question.

Memoire de M^r PascheM^r Pasche qui avait proposé lui meme la question, et qui en détermi=
na le sens, nous a lû sur ce sujet un mémoire dans le quel il veut
établir la proposition, que nulle erreur ne doit être respectée;

Il prouve d’abord que l’erreur elle meme est un mal, une imperfection,
qu’ainsi elle ne saurait mériter des égards, que l'esprit fait pour le vrai,
doit le chercher en tout, et regarder l’erreur comme un obstacle à son con=
tentement.

Il établit ensuite directement sa these en nous faisant voir qu’il est
dans la Religion, dans la morale, dans la Politique des Erreurs
répandues, qui sont des sources bien réelles de maux pour les humains,
que bien loin de mériter les égards et le respect des hommes, elles doivent
avoir pour ennemi jurés tous les Citoyens qui pensent. Ainsi dans la
Religion, la Crainte servile qu’on inspire comme pour un tyran cruel, à
l’égard d’un Etre qui ne peut être que Bon et Sage, Les remords inquietans
pour des actions qui sont innocentes, l’affreuse idée qu’il faut vanger
la divinité, en persecutant ceux qu’on croit dans l’erreur; De meme
dans la Politique Les droits respectes des Tyrans, La légitimité de l’iné=
galité des rangs, La proprieté exclusive de ce qu’on dit posseder; Le pou=
voir arbitraire des supérieurs. Dans la Morale Le point d’honneur
entre les hommes, Le deshonneur dont on accable un mari dont la
femme est infidele. Ce sont là certainement des Erreurs admises sans
éxamen comme des vérités, partant des préjugés, mais des préju=
gés nuisibles que rien ne rend respectables, que tout au contraire
nous fait une loi de combattre et de détruire

L’auteur approuvant sans doute, que prouver qu’il est des préjugés
nuisibles qu’il faut détruire, ce n’est pas prouver qu’il n’en est aucun
qui soit respectable, et qui doive être ménagé ou meme conservé
conclut sa dissertation par inviter chacun de nous à indiquer les
<6v> spécialement les préjugés que nous croyons devoir être respectés afin
de resserrer et d’eclaircir la question.

Ce mémoire très bien écrit, a été généralement gouté, mais on a bien
senti à sa lecture la nécessité de la demande par laquelle il se ter=
Question renvoyée à la quinzainemine, et en conséquence on a décidé à la pluralité des voix qu’on
traiterait encore la meme question dans la quinzaine en s’attachant
surtout à indiquer Les préjugés particuliers qu’on peut regarder comme
respectables, ou les vérités dont on peut dire que leur manifestation
seroit nuisible soit à l’humanité en général, soit à la societé, soit au
particulier.
Nouvelle question par M^r De CharlusMonsieur Le Comte de Charlus, propose pour objet d’examen la ques=
tion, Quelles sont les qualités qui procurent le plus certainement à celui
qui les possede, la supériorité sur les autres hommes. Cette question a
été unanimement admise.

Question proposée par Le Président pour la prochaine séanceM^r Le Président propose pour sujet d’examen Dimanche prochain
la question donnée par M^r Van Berchem sur les traductions en vers des
Poètes anciens; on a agrée le choix de ce sujet.