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Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Groningue, 23 juin 1736
A Groningue ce 23 Juin 1736
Vôtre Lettre, Monsieur, du 30 Janvier, est bien parvenuë à moi en son tems. Mais je n’ai
reçû que dans le mois passé le paquet des nouvelles pièces de vôtre façon, que vous m’avez fait la
grace de m’envoier. Comme je les attendois de jour en jour, pour vous en remercier, cela
est cause en partie, que j’ai tant tardé à vous répondre. Rien ne pouvoit me faire plus de plaisir,
que d’apprendre par cette Lettre, que vous étiez exemt, depuis quelque tems, des longues & violentes
attaques, auxquelles vous avez été si souvent exposé. Je souhaitte de tout mon cœur, que vous soiez
de plus en plus moins sujet aux plus plus legéres. Mais je suis fort fâché de ce que vôtre Gou=
vernement continuë d’être dans un état, qui n’a que l’apparence de tranquillité. Après des
mouvements comme ceux dont il a été agité, il faut bien du tems avant que les choses puissent
être remises dans l’ordre. Ce que vous m’apprenez des attentats séditieux de Mr Du Crest, ne
me surprend point. Je croiois bien, qu’il n’oublieroit rien pour pêcher en eau trouble, & s’il
eût trouvé moyen de parvenir à quelque execution de ses mauvaises desseins, c’étoit l’homme dont
vous aviez le plus à craindre. Dieu soit loué, de ce qu’il a rompu lui-même ses mesures, en
offensant les Chefs de vôtre Bourgeoisie; & de ce que, s’il comptoit sur la protection du Duc de
Maine, cette ressource lui est entièrement ôtée. J’avois reçû, l’année passée, le Mémoire justificatif
de Mr Trembley, & je vous en suis fort obligé. J’y ai 1 mot biffurevu avec plaisir le fond des affaires
& l’origine de la Révolution, dont on ne pouvoit se faire qu’une idée imparfaite sans ce
détail. Il étoit bon que le Public en fût ainsi instruit. L’Auteur, en plaidant sa
cause particulière, a plaidé la cause publique du Gouvernement. Je doute fort, que ceux que
vous me dites avoir voulu la refuter, aient trouvé de quoi détruire des raisons fondées sur
tant de preuves de fait, qui paroissent incontestables.
J’aî lû, avec bien du plaisir, vôtre Dissertation sur les Loix Naturelles, & vôtre Sermon sur le
Jubilé de vôtre Réformation. Tout en est digne de vous; & je souhaitterois fort que
les exhortations à la Paix, que vous fites aux Citoiens dans le Sermon, eussent fait sur eux
les impressions qu’elles étoient capables de produire. A l’égard de l’Ouvrage de Mr Vernet, tiré de
vos Thèses, je suis tout-à-fait de vôtre avis, que les Preuves de la Religion Chrétienne devoient
précéder. C’est le grand fondement. La beauté & l’exellence de Dogmes & de la Morale
de cette Religion, servent en suite à fortifier les Preuves. Mr Vernet a cru apparemment
devoir disposer les Esprits à mieux se rendre aux Preuves de fait, en montrant que la Révélation
est digne de Dieu. Ainsi ce n’est qu’une différence de route pour parvenir au même but. La
manière dont Mr Vernet a traité la matière de la Trinité, selon vos idées, est assûrément la
plus raisonnable, & les Théologiens les plus rigides ne sauroient raisonnablement y trouver à
redire. Mais pour ceux de ce païs-ci, s’ils lisoient les Livres François, ce que je crois qu’il y
en a peu qui fassent; je suis fort trompé si cela les contenteroit. Ils ne démordent point de
leurs idées & leurs termes scholastiques; & quiconque ne parle pas tout-à-fait comme eux, est
hérétique dans leur esprit. Après tout, je suis 1 mot biffure persuadé, que ce nouveau Tome de
Mr Vernet sera très-bien reçû en lui-même de tous ceux qui ont quelque Liberté d’esprit &
quelque goût.
Je me souviens, que je vous parlois dans ma dernière Lettre, des nouvelles affaires que Mr de la
Chapelle s’étoit attirées par un Article de Babillard, de sa façon, qu’il supprima trop tard. Vous
aurez sû sans doute, que, sur la fin de l’année passée, il subit là-dessus humblement une Censure
du Consistoire de La Haïe; & qu’ensuite, de son pur mouvement, il fit, le premier jour de cette
année, dans un Sermon, une espèce d’amende honorable; demandant pardon du scandale qu’il avoit
causé & offrant d’aller de porte en porte faire reparation à chacun, si celle qu’il faisoit ainsi
ne suffisoit pas. Sa Femme, qu’il n’avoit point avertie de son dessein, jetta les hauts cris dans
l’Eglise, & s’évanouït. Quand le Prédicateur fut descendu de Chaire, Mr de Twikel, 1 mot biffure
Frère de Mr d’Obdam, alla dans le Consistoire embrasser Mr de la Chapelle, & lui dit qu’il lui
rendoit son amitié. Mr de la Chapelle envoia même son Sermon à Mr d’Obdam, le laissant le
maître de le faire imprimer, s’il vouloit. Cependant tout cela n’appaisa point la Famille de Mr
Saurin, & quelques autres des Offensez, qui paroissent le plus dans cette affaire; & on ne douta point,
qu’ils ne concourussent avec le Synode prochain, dont la plûpart de Membres sont Saurinistes, pour
exiger quelque chose de plus de l’Offenseur, & pour tâcher de le perdre, s’il pouvoient. On croioit,
<1v> que les Etats de Hollande préviendroient, autant qu’il dépend d’eux, les poursuites; & on avoit même publié,
que les Députez avoient envoié ordre à tous les Ministres de la Province de ne prendre aucune part à
l’affaire, si elle étoit proposée dans le Synode, qui s’est tenu à Flessingue. Mais il s’est trouvé que l’ordre
étoit seulement pour le Consistoire de La Haïe. Mr de la Chapelle, qui sut qu’on alloit mettre son
affaire sur le tapis, s’en retourna incessamment à La Haïe, croiant éviter par là l’orage. Mais on ne
laissa pas de passer outre. Des Députez de huit Eglises furent envoiez à La Haïe, chargez d’une
Délibération, qui portoit, Que Mr de la Chapelle confesseroit, qu’il avoit parlé avec irrévérence du Dieu,
1 mot biffure& calomnié & noirci injustement la mémoire de Mr Saurin: Qu’il feroit réparation à la
famille de Mr Saurin, à Madlle du Perez, & à Mlle Martin &c. Que, si, dans la terme de
trois semaines, il ne se soûmettoit à tout cela, il seroit suspendu pour six mois provisionnellement.
Mais, à ce qu’on m’écrit, quoique le Députez eussent procédé à le suspendre, Mr de la Chapelle,
continuë ses fonctions, étant puissamment protégé par le Grand Pensionnaire, & autres personnes du
premier ordre. Je pourrois peut-être vous dire là-dessus quelque chose de plus exact, si Mr de
la Motte ne me manquoit. Il a presque perdu la vuë, & est d’ailleurs infirme. Je reçus néanmoins de
lui une courte Lettre, il y a quelques jours, qui me donne quelque espérance que sa vuë pourra se rétablir
un peu. Au reste, pour revenir à Mr de La Chapelle, vous verrez bien tôt sans doute le nouveau
Livre qu’il vient de publier, en forme de Lettres, pour répondre au Jésuite Scheffmacher de Strasbourg.
Il y traite la Controverse d’une manière qui souvent n’est pas connue, & comme vous pouvez bien le
croire, avec sa vivacité ordinaire. Le pauvre Jésuite y est bien malmené, & le mérite bien.
Vous ne serez pas surpris de voir, dans la Bibl. Raisonnée, un Eloge Historique de Mr Le Clerc,
& vous dévineriez aisement que cette pièce est de moi. Mais vous trouverez assez singulier, qu’au même tems
qu’elle paroîtra, dans ce Journal, on la voie rimprimée à part, en gros caractère, revuë & augmentée, &
accompagnée d’une Préface, aussi bien que d’une Estampe du Portrait de Mr Le Clerc. Quelques personnes &
sur tout Mr de Normandie, firent naître aux Libraires la pensée de cette rimpression pendant que l’Eloge
étoit sous presse. Je donne, dans la Préface, une petite Histoire de la Dispute de Mr Le Clerc avec Mr
Bayle, dont je n’avois rien dit, parce que je ne voulois point toucher à toutes les Disputes dont le champ
de Bataille a été dans les Journaux de Mr Le Clerc; ce qui m’aurait mêné loin. Et d’ailleurs je voulois
éviter de parler en aucune manière du terrible P. Burman. Aussi n’en ai-je rien dit, quoi que j’en eusse
occasion, en racontant l’attaque brutale par Mr Bentley, dont les Emendationes in Menandri furent publiées
par le Professeur d’Utrecht, & accompagnées d’une sanglante Préface. Mais par Mr Bentley, je ne l’ai pas
épargné. Du reste, je n’ai point pris de ton de Panégyriste, & mon Eloge est véritablement historique, si je ne
me trompe. Ce que j’ai dit de Mr Burman, me fait souvenir, qu’il ne cesse sur ses vieux jours de mordre &
par là de s’attirer des ripostes. J’attens au prémier jour une Satyre contre lui, qu’on dit être sanglante. Elle
vient d’être imprimée à Leipsig, sous le nom de Florence, & avec l’année marquée 1734. L’Auteur en est à ce
qu’on croit avec beaucoup d’apparence, Mr Verburg, Recteur de l’Ecôle Latine d’Amsterdam, & le même qui
eut soin de la dernière Edition des Contes de Ciceron, imprimées en trois formes.
La nouvelle Edition de la Traduction de l’Hist. du Concile de Trente de Fra Paolo, par Mr Le Courayer,
vient de paroître, presque aussi tôt que l’Edition originale d’Angleterre. Cette Edition d’Amsterdam est en deux voll.
in quart., bien imprimée, & où tout est mieux disposé que dans celle de Londres, in fol.. J’ai eû occasion de les
comparer, aiant eû ici entre les mains l’Exemplaire que Mr Le Courayer en a envoié à Madame la Princesse
Roiale d’Orange. Car il faut vous apprendre (& je crois que vous n’en serez pas fâché) que le séjour, que cette
Princesse a fait ici avec son Epoux, m’a procuré l’honneur d’avoir accès auprès de l’une & de l’autre de ces
Altesses. Si j’eusse eu l’ambition d’approcher des Grands de cet ordre, il m’auroit été fort facile de voir en
particulier nôtre Prince, depuis que je suis ici. Mais mon peu d’inclination pour la Cour, avoit fait que je
m’étois toûjours contenté de paroître devant ce Prince, lorsque nôtre Université alloit en corps le compli=
menter. Peu de jours après que ces Altesses eurent fait leur entrée ici, il me revint, que la Princesse avoit parlé
de moi, & cela d’une maniére à témoigner assez qu’elle ne seroit pas fâchée de me voir. J’eus occasion de
m’en assûrer de plus en plus. Il se trouve, que Mr Chenorix, son Chapelain Anglois (que j’avois connu à La
Haïe, où il étoit alors Chapelain de Mylord Chesterfield) est Cousin de mon Gendre; & que sa Femme est
une des Mademoiselles de la Princesse. Cette Princesse aime beaucoup la lecture; elle peut passer les quatre ou cinq
heures de suite à lire, ou à se faire lire; comme elle ne comptoit pas de faire ici un aussi long séjour qu’elle
a fait, elle n’avoit pas apporté beaucoup de Livres. Son Chapelain m’en emprunta pour elle, de François, d’An=
glois. Je me trouvai ainsi, comme vous voiez, dans une obligation indispensable de lui faire demander audience;
d’autant plus que, son Chapelain m’aiant offert plus d’une fois de me communiquer l’exemplaire de
Fra Paolo, comme je l’eus refusé honnêtement, par la raison que j’attendois, au prémier jour un exemplaire de
l’Edition d’Amsterdam; un jour elle lui ordonna absolument de me l’envoier. 2-3 mots biffure J’eus donc bien
tôt audience; & étant allé à la Cour un quart d’heure avant celle qu’on m’étoit venu marquer; à
<2r> à peine étois-je entré dans la Chambre du Chapelain, que la Princesse envoia demander si j’étois venu. J’allai
aussi tôt, & introduit de l’Antichambre dans la Chambre de la Princesse, elle me fit l'accueil le plus obligeant
du monde. Elle n’attendit pas que je lui fisse mon compliment, & s’entretint avec moi pendant plus de demie-=
heure, avec un air de bonté & de familiarité, qui auroit rassûré la plus grande timidité. Elle est d’une viva=
cité merveilleuse; & parle très-bien. On sent qu’elle a beaucoup de lumières & de bon goût, sans aucune
ostentation de science. Les Théologiens de ce païs-ci ne sont nullement de son goût. Nous en avions un nouvellement
appellé, à la place de Mr Voget, qui passa à Utrecht l’année passée; c’est Mr Gerdes De Areme qui étoit Professeur
à Duisburg, & que vous devez avoir connu; car il m’a dit, qu’il avoit été à Genève. Il est grand coccéien,
& un des Prédicateurs de l’Académie. Comme il est couru présentement, à cause de la nouveauté, la Princesse
voulut un jour l’aller entendre. Mais, de la manière qu’elle m’en a parlé, l’envie ne lui en prendra jamais
plus. Quand je pris congé de cette Princesse, elle me dit: Ho, je vous verrai encore. Me voilà donc
engagé à une seconde visite, & comme vous jugez bien à voir aussi le Prince. Je ne pus pourtant lui
faire d’abord demander audience, à cause d’un petit voiage qu’il fit pour visiter les Forts des
environs. A son retour, j’eus bien tôt un jour marqué; & il se trouva que le jour auparavant, je
devois encore voir la Princesse. Cette fois-ci, il y eut quelque retardement, & j’en compris la raison par
la suite. C’étoit un Dimanche; le Prince étoit allé à l’Eglise Flamande. Aussi tôt qu’il fut de
retour, la Princesse m’envoia appeller. Quand elle eut causé quelques momens avec moi, je vis entrer
le Prince. Je lui témoignai d’abord combien j’étois surpris agréablement de ce qu’il prevenoit ainsi mes
Désirs, & le tems auquel je comptois d’avoir l’honneur de le saluer. Il me dit, qu’il avoit toûjours
souhaitté de me connoître personnellement, & qu’il étoit fâché que dans sa jeunesse, on n’eût pas suivi un
plan qui avoit été formé, de l’envoier étudier ici sous Mr de Crousaz & sous moi. Il ne parut pas d’ailleurs,
entre nous, faire grand cas de Mrde Crousaz, & je fus surpris qu’il me parlât de la conduite que cet
Ami avoit tenuë envers moi, & qu’il blâmoit fort. Je m’entretins ainsi avec le Prince & la
Princesse assez long tems, & comme la Princesse est de fort bonne humeur, il y eut même occasion de
rire. Je croiois que par-là l’audience, que j’avois fait fait demander au Prince étoit donnée d’avance: mais
quand je pris congé, le Prince me dit, qu’il comptoit toûjours à me voir le lendemain, veille de son départ. Je
me rendis donc à son appartement, & je m’imaginois que je n’y serois qu’un moment, pour lui
souhaitter un bon voiage. Mais il fallut s’asseoir, & il s’entretint encore assez long tems avec
moi, de la manière du monde la plus gracieuse. Il me dit même, que, comme il viendroit ici l’année
prochaine, pour quelque tems, il esperoit que je le verrois souvent, & qu’il seroit bien aise de
rappeller 1 mot dommage ses idées de Droit Naturel, qu’il avoit presque laissé effacer depuis le tems
qu’il l’avoit étudié à Utrecht. Le lendemain, quand la Cour partit, comme leurs Altesses montoient
en carrosse, elles dirent j’une & l’autre à mon Gendre, qui étoit là, de me faire bien des complimens
de leur part. Ma fille, comme Femme d’Officier, a toujours été à la Cour de la Princesse, 1 mot dommage
jouer de Cerda. Le premier jour, 2-3 mots biffuredès que la Princesse 1 mot biffurela vit, elle lui demanda de mes nouvelles, quel
âge j’avois, si je me portois bien, si je travaillois toûjours &c. Vous jugez bien, qu’indépendemment
de ce que je savois déjà d’ailleurs, il y en auroit eû là assez pour m’engager à lui demander
audience, & pour me faire esperer d’être bien reçû.
Que dites-vous, Monsieur, de ce grand détail où je suis entré? Excusez-moi un peu, si, plein
encore de l’idée d’une chose si extraordinaire pour moi, je me suis laissé entrainer jusqu’à craindre
de vous ennuier. J’ai fait comme si je me fusse entretenu avec vous de vive-voix, & cette douce
illusion me flattoit agréablement.
Mon Traité du Jeu est enfin sous presse; & le Libraire paroît y aller tant de bon, après tous
ses retardement. Car j’ai déjà une trentaine de feuilles imprimées. Cette Edition sera divisée en
trois petits Volumes; parce qu’outre les additions dans le Corps de l’Ouvrage, j’y joins mon
Discours sur la Nature du Sort, & quelques autres petites pièces, qui ont du rapport à la matière.
J’aurai soin de vous en faire envoier un exemplaire en son tems. Le Libraire a tiré six cens
exemplaires de l’Eloge Hist. de Mr Le Clerc, imprimé à part; & Mr de Normandie en a
retenu cent. Je chercherai l’occasion de vous en faire parvenir un, avec un autre pour
Mr Vernet.
Vous devez, Monsieur, avoir une grande joie de l’augmentation de vôtre Famille, & du bon état où vous
m’apprenez que sont toutes les personnes qui la composent. Je souhaitte que vous jouïssiez long tems de ce plaisir,
& qu’il en vienne souvent de nouveaux sujets. J’assûre de mes respects Madame Turrettin; ma Fille
vous présente les siens à l’un & à l’autre. Je n’ai garde d’oublier Mr vôtre Fils & Madame vôtre
Belle-Fille. Je suis & serai toûjours avec les sentimens les plus vifs & les plus sincères,
Monsieur, Vôtre très-humble & très-obéïssant serviteur,
Barbeyrac
Vous aurez sans doute appris la mort de Mr
Fabricius de Hambourg. Je viens de recevoir le 5. Tome de sa Biblioth. Latin. mediae & inferioris aevi, qui finit
à la Lettre P. & qui étoit achevé d’imprimer peu de jours avant sa mort. Je ne sai s’il aura laissé le reste
en état d’être publié.