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Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Groningue, 29 mars 1729
A Groningue ce 29 Mars 1729.
J’ai bien reçû, Monsieur, vôtre Lettre du 10 Janvier. Mais celui, à qui vous l’aviez adressée
à Amsterdam (je ne sai qui il est) au lieu de me l’envoyer d’abord par la poste, la donna à
quelcun, qui la garda une quinzaine de jours dans sa poche. Je vous rends mille graces des
vœux que vous faisiez pour moi, & pour ma famille: vous pouvez être assûré qu’on ne
sauroit en faire pour vous & pour toutes les personnes qui vous sont chéres, de plus ardens
& de plus sincéres, que ceux que moi & les miens faisons.
Vôtre paquet m’est enfin parvenu, mais depuis peu: parce que les canaux ont été fermez
par les glaces, pendant ce rude Hyver, dont nous ne voiyons pas encore la fin. Je n’ai trouvé dans
ce paquet, quoi que bien cachetté de vôtre cachet, que vôtre Réponse à Mr de Bionens; vôtre
Sermon sur le Jeu: & un Formulaire de Priéres publiques. Cependant, dans vôtre précedente, vous me
disiez qu’il y avoit aussi vos deux derniéres Théses, qui me manquent; c’est-à-dire, apparamment,
De Veritate Rel. Christ. Pars IV. V. car je n’ai que la III. partie De Miraculis, publiée en 1721.
afin que vous puissiez voir, s’il ne m’en manqueroit pas quelque autre de celle que vous avez données sur la
Vérité de la Rel. Chrétienne, je vais vous marquer toutes celles que j’ai: De Verit. Rel. Chr. Pars I. de
Prestantia doctrinæ Pars II. De Charactere Magistri &c. Adversus Incredulorum difficultates, Pars, I.
Pars II. De Verit. Rel. Chr. pars III. quæ est de Miraculis &c. A cette occasion, je vous prierai de me
procurer, s’il se peut, une autre de vos anciennes disputes, qui me manque depuis long tems, & que je n’ai
pû recouvrer; c’est celle de Christo audiendo. Quand je l’aurai, & les autres qui me manquent, je
ferai tout relier ensemble, crainte que quelcune ne s’égare.
Je vous suis fort obligé des Piéces que j’ai reçûes, & que j’ai luës d’abord avec beaucoup de
plaisir. Il doit vous avoir été desagréable sans doute d’être obligé à vous défendre contre un
homme, qui vous a fort malhonnêtement attaqué: mais il faut qu’il soit bien vain & bien
entêté, s’il ne se répent de cette équippée. Je me suis mis d’abord à faire un Extrait
de vôtre Réponse, & en même tems de la Lettre & de l’Apologie de vôtre Censeur. Il se
trouve que j’ai reçû en même tems ces deux derniéres brochures, que Mr Polier m’avoit
envoiées l’année passée, mais qui furent arrëtées à Amsterdam par les glaces. Cela est venu
fort à propos: car j’ai pû par là mieux juger de l’impertinence de Mr de Bionens, &
dire, sur son Apologie, des choses qui serviront à le faire encore mieux connoître, que par sa
Lettre & par vôtre Défense. Je ne crois pas qu’il puisse y avoir guéres d’Esprit plus faux,
& en même tems plus présomtueux, que ce Monsieur. Je me ferai un plaisir d’user de la
liberté d’un Journal Anonyme, pour dire les choses par leur nom. L’Extrait est tout fait, &
je l’envoyerai pour être inseré dans les Mois d’Avril, Mai, Juin. Je vais vous marquer quelques
endroits du commencement. Aprés avoir témoigné ma surprise de ce qu’on vous a attaqué, & que
l’Aggresseur est un Tolérant &c. je dis: “Un Examen fait tout exprès, publié comme en cachette, &
répandu cependant avec beaucoup de soin; certains traits, piquants, certains airs de confiance,
qui échappent de tems en tems à L’Examinateur, malgré la retenuë & la modestie dont il se
pique: tout cela fait d’abord soupçonner quelque chose de personnel, quelque 3-4 mots biffure
qui a été le grand mobile de cette levée de boucliers. L’Auteur attaqué nous découvre ce
motif secret, cette raison du cœur: & la suite fait voir qu’il n’a plus besoin qu’on l’en croie
sur sa parole, quoi qu’assûrément on eût pû l’en croire. Son Aggresseur a bonnement avoué
la dette (je cite ici plusieurs endroits de son Apolog. p. 27, 28). On verra dans la Préface de Mr
Turrettin, comment il se justifie sur tous ces Sujets de plainte que son Aggresseur prétend
avoir eus: car un Journaliste ne doit point entrer dans le détail de pareilles choses. 1 mot biffure
<1v> Mr de B., au reste. ne prend pas garde, que, plus on conviendra avec lui des faits, & des consé=
quences qu’il en a tirées, & plus il se rendra suspect d’avoir été poussé à entreprendre sa
critique par quelque mouvement de passion, dont il devoit se défier. – Malè verum examinat om=
nis Corruptus Judex – Pour éloigner ce soupçon, il dit (pag. 29) que rien n’empêche qu’on ne puisse
avoir plusieurs vuës &c. Mais ignoroit-il alors ce qu’il applique ici à Mr T. Je savois quel
fond de tendresse tous leurs Auteurs ont pour leurs Ouvrages: Ou se croioit-il le seul, qui même en
faisant son prémier cous d’essai (p. 33) fût d’abord exemt de cette foiblesse, & pût soûtenir, avec
une insensibilité de Stoïcien, les jugemens désavantageux qu’on avoit (dit-il) porté de ses pro=
ductions, & les obstacles qu’il prétend qu’on avoit suscitez, pour l’empêcher de les mettre au journl.
Je ne vois rien de plus dangereux, que de prendre la plume, dans la situation où Mr de B. se
représente lui-même; & il faut peu connoître le Cœur Humain, pour n’en pas tomber d’accord.
On est fort sujet alors à ne pas assez consulter ses propres forces: Si natura negat, facit
indignatio versum. On trouve de la difficulté, de la contradiction même, où il n’y en a point:
on s’arrête à des bagatelles: on se fait mille illusions: on trouve à mordre dans la
moindre apparence d’inexactitude, ou de méprise. Ceux qui liront avec soin les trois Pièces, dont
on a vû le tître, jugeront si cela n’est pas arrivé au Censeur de Mr T. Nous allons en
donner une idée suffisante pour les autres, qui ne les ont pas encore vuës &c.
Vous jugerez, Monsieur, par ce debut, que je n’épargne pas vôtre homme. Tout le reste est sur
le même ton, & j’ai tâché de bien représenter en même tems le fond des choses, & la foiblesse
des raisons & des objections de vôtre Aggresseur. Je remarque, en finissant, la déclaration que vous avez
faite, de laisser tomber la dispute: & j’ajoûte: Nous savons de bonne part, que Mr T. est moins
disposé, que jamais, à rompre son vœu.
Je mettrai à la suite de cet Extrait le Fragment de vôtre Lettre, au sujet de Mr Buddeus.
J’ai écrit à Amsterdam, pour qu’on m’envoiât la Dissertation de ce Théologien, si elle s’y trouve.
En ce cas-là, je verrai si je puis en dire quelque chose: mais c’est en contretems, que vos deux der=
niéres Théses aient été ou égarées, ou oubliées. Le Traité de Mr Sercy, sur les Miracles,
paroît; & il y soutient vôtre sentiment. Il cite vos Dissertations, dans sa Préface. On ne marque point,
si ce Livre est traduit de l’Anglois. Comme l’Auteur dit avoir étudié à Genéve, peut-être sait-il
assez de François pour écrire en nôtre Langue.
Au reste, Monsieur, je dois vous dire, que je ne souhaitte pas qu’on sâche que j’aie aucune
part à la Bibl. Raisonnée, de peur qu’on ne m’y en donne plus que je n’y en ai, & que je n’y en
veux avoir. J’ai été fort sollicité pourde me charger du moins de la moitié de ce Journal;
mais je n’ai voulu m’y engager absolument pour rien. J’ai dit seulement, que si l’envie me
prennoit de faire quelques Extraits à mon loisir, alors je les fournirois. On me demanda d’abord
au moins un Extrait de mon Traité de la Morale des Péres; & je l’ai donné, en deux fois, savoir,
dans les deux prémiéres 1 mot biffureParties. Il m’étoit facile de faire un tel Extrait: & je crois l’avoir fait
de maniére à pouvoir m’en avouer l’Auteur. Vous verrez dans le I. Article du Tome III. l’Extrait
de l’Hist. des Provinces Unies de Mr Le Clerc, qui est aussi de ma façon. Je l’ai fait à la priére du
Libraire; & aussi en considération de l’Auteur, qu’un autre Journaliste n’auroit peut-être pas ménagé
comme je l’ai fait. Car on y voit avec regret des marques sensibles de l’état où il est tombé, par
les négligences & les répétitions qu’on trouve de plus en plus à mesure que l’Ouvrage tendoit à sa
fin. Je l’ai mis en beau, autant que j’ai pû; & l’Extrait contient près de trois feuilles. Celui de
vôtre Dispute avec Mr de B. en fera plus d’une. Voilà, Monsieur, tout ce qu’il y a de moi jusqu’ici dans la
Bibl. Raisonnée; & que je vous apprens en confidence. J’ai promis de donner un Extrait d’un
Ouvrage fort estimé, dit-on, mais que je n’ai jamais vû (il me semble que vous l’avez cité
quelque part) c’est le Traité de la Police de Mr de la Marre, que la Compagnie des
Libraires vient de rimprimer, en 2. volumes in folio.
<2r> On imprime à Amsterdam, en 2. volumes, une Rélation des affaires du fameux Pére
Le Courayer, qui sera, dit-on, curieuse, & bien écrite. Il y a 4. volumes d’imprimez, du
Polybe, avec les Notes du Chevalier Follard: mais ils ne paroissent pas encore, parce que
les Figures ne sont pas prêtes; & il y en a grand nombre. Il n’a pas voulu fournir aux
Libraires de Hollande, bien des choses hardies, que les Examinateurs de Paris ont fait
retrancher: cependant il y en reste encore assez. Sans la protection du Maréchal de
Villars, on l’auroit peut-être fait prendre, & enlever ses papiers. Le Traité du P. Gisbert
de l’Eloquence de la Chaire, paroît, avec des Remarques de feu Mr Lenfant, où il y a
bien du sel. On imprime à Amsterdam, un Livre de Mr Bourguet (un des Auteurs de la Bibl.
Italique) intitulé: De la formation des Pierres & des Cristaux; en forme de Lettre. La nouvelle
Edition de l’Essai de Mr Locke sur l’Ent. Humain, paroîtra dans quelques semaines. Il paroît
aussi une nouvelle Edition de la Geographie de Cluvier, in 4° avec des Notes de Mr de la Martiniére.
On nous promet enfin la Continuation du Journal Littéraire, dont il doit paroître un volume le mois
prochain, & puis tous les trois mois. J’ai reçû la nouvelle Edition des Lettres de Mr Bayle, publiée
par Mr des Maizeaux, qui y a joint bien des Notes à sa maniére, & a rétabli ce qu’on avoit
omis dans la prémiére Edition. Il y a joint quelques nouvelles Lettres. Voilà toutes les nouvelles litteraires,
qui me viennent dans l’esprit.
J’oubliois de vous dire (ce que vous savez peut-être, mais que je ne saurois m’empêcher de remarquer)
c’est que Mr de Bionens , à ce que m’écrit Mr Polier, fait imprimer à Lausanne un
Essai sur l’Apocalypse, où il prétend avoir découvert de grands événemens auxquels les
Protestans doivent s’attendre. Il ne falloit que cela, pour qu’il fit connoître à plein
son génie.
Ma Femme vous fait bien des complimens, & elle & moi assûrons de nos respects Madame
Turrettin. Vous ne me dites rien de l’état de vôtre santé. Peut-être que vous n’avez pas beaucoup
plus incommodé qu’à l’ordinaire dans ce long & rude hyver; car il me semble vous avoir ouï-dire,
que dans celui de 1709 le froid vous avoit été en quelque façon favorable. Je souhaitte de
tout mon cœur, qu’à mesure que vous avancez en âge, vôtre santé devienne moins mauvaise,
s’il ne plaît pas à Dieu de la rétablir entiérement. Je suis avec mes sentimens ordinaires,
les plus vifs & les plus sincéres, Monsieur, Vôtre très-humble & très-obéïssant
serviteur
Barbeyrac
A Monsieur
Monsieur Turretin Professeur en
Theologie & en Histoire Ecclésiastique
Fr : Amsterdam A Genéve