Transcription

Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Groningue, 10 mai 1727

A Groningue, ce 10 Mai 1727.

Depuis que j’ai reçû, Monsieur, vôtre Lettre du 30. Janvier, diverses choses m’ont
fait renvoier de jour en jour à répondre à Monsr de Lewe, dans le paquet
de qui je me proposois aussi de vous répondre. Je vous suis infiniment obligé
de la maniére si empressée dont vous vous intéressez pour ce jeune Seigneur, &
de la peine que vous vous êtes donnée pour vous informer de ce que je vous avois
demandé sur son sujet. J’avois déja fait la paix avec Mr son Pére,
quand j’ai reçû vôtre Lettre: mais j’ai été pourtant bien aise de pouvoir la
communiquer; elle aura achevé de dissiper toutes les fâcheuses impressions que
certaines apparences avoient données. Mr d’Aduard vous est bien obligé de toutes les
bontez que vous avez pour Mr son Fils, & vous prie de les lui continuer. Pour
moi, je vous aurai autant d’obligation, que si c’étoit pour quelcun de miens.

J’avois reçû enfin vôtre Nouveau Testament, & je vous en remercie de nouveau.
Je puis vous dire sincérement, de quelque peu de poids que soit mon suffrage, que
cette Version, à tout prendre, me plaît beaucoup. Elle a une simplicité élégante,
& bien des tours fort heureux, que je ne crois pas être empruntez d’ailleurs. Il
n’est guéres possible, que du prémier coup elle aît toute la perfection où elle peut
être portée, sur tout étant de différentes mains: mais la disposition louable où
l’on est de la revoir pour une autre Edition, & de recevoir pour cet effet des
avis; est un bon garant, qu’elle se fera estimer de plus en plus de tous ceux
qui ne sont pas esclaves des préjugez. J’en lus d’abord tout l’Evangile de S.t
Matthieu
, le Testament Grec á la main; & j’y fis quelques petites remarques, que
je pourrai continuer quelque jour, si vous le souhaittez. Ce ne sont que des bagatelles;
mais telles qu’elles sont, il me suffira qu’elles vous témoignent ma bonne volonté.
Il m’est tombé depuis sous les yeux un passage de l’Epitre à Tite, où il y a
un tour qui me paroît des moins exacts. C’est le fameux passage au sujet de
l’Hérétique, III, II. Sâchant qu’un tel homme – péche, quoi que sa propre
conscience le condamne
. Ce quoi que me paroît là très-mal placé, & capable de donner
une très-fausse idée. Si la qualité de l’Action n’étoit pas déterminée, & qu’en parlant
d’une chose qui peut être bonne ou mauvaise, on eût dit, il fait ceci ou cela, quoi que sa
conscience le condamne
; alors tout iroit bien, & le mal viendroit de ce qu’on agit contre ses
lumiéres. Mais après avoir dit qu’un tel homme péche, quoi que sa conscience le condamne;
cela va à insinuer, qu’on ne péche point d’ailleurs, quand on est condamné par sa Cons=
cience. Il falloit, ce me semble, d’autant plus éviter ce quoi que, que l’Original, étant
condamné par sa propre conscience, n’a rien qui doive obliger à prendre un autre tour. Et
si on veut absolument une conjonction, j’aimerois mieux, parce que sa propre &c. Mais en
voilà de reste. L’importance du passage en lui-même m’a donné lieu de faire attention
à la nouvelle traduction. Et ç’a été à l’occasion d’un Ouvrage, que j’ai envoié à Amsterdam,
& qui, à ce que j’espére, sera bien tôt sous la presse, s’il n’y est déja. C’est un
Traité de la Morale des Péres de l’Eglise, où en défendant un Article de la Préface
sur Pufendorf, contre l’Apologie du P. Ceillier, on fait diverses Reflexions sur plusieurs

<1v> matiéres importantes. Je ne pensois d’abord qu’à faire une Dissertation, pour joindre à cette nouvelle
Edition de Pufendorf, que mon Libraire différe depuis si long tems, par une négligence qui ne peut
guéres venir que du mauvais état de ses affaires: mais, quelque soin que j’aie eû d’abréger,
l’Ouvrage a grossi de maniére à devoir 2 mots biffureprendre un autre titre, & à passer seul, quoi que d’une
forme à pouvoir être un jour joint à l’Ouvrage, auquel il a du rapport. Il y aura, je crois, plus
de trente feuilles d’impression. J’y ai traité la matiére de la Tolérance, plus au long que
toute autre; & quoi que, selon mon plan, je parle principalement de la Tolér. Civile,
j’en dis assez sur la Tolér. Ecclésiastique, pour faire sentir ce que je pense. Du reste,
je parle par tout en Protestant, qui ne suit que les principes généraux, communs à tous ceux
qui se sont separez de l’Eglise Rom. & par là je me débarrasse aisément d’objections, par
lesquelles le P. Ceillier croioit me terrasser. Je lui abandonne tous les Protestans, qui ne suivent
pas les principes de la Réformation; & je me borne à la différence qu’il y a là-dessus entre
les catholiques Rom. & les Protestans, à l’avantage de ceux-ci. J’y ai aussi traité la
matiére des Allégories, en sorte que, quoi que ce soit uniquement par rapport à Origéne, &
autres Péres: les Coccéiëns ne me sauront pas fort bon gré de mes remarques. Mais vous
jugerez de tout cela en son tems, quand le Livre sera imprimé. A peine ai-je été
quitte de ce travail, que je me suis laissé persuader d’en entreprendre un autre, plus
pénible, & que j’avois autrefois refusé. C’est une Traduction de Cumberland, de
Legibus Naturæ. Le Livre doit paraître bien tôt en Anglois, avec des Notes d’un Mr
Maxwell, Prêtre en Irlande, qui y a joint quelques Dissertations sur l’imperfection de la
Morale des Paiens
. J’ai en main une partie des feuilles de cette Traduction. Les Notes, jusqu’ici,
sont peu de chose; je les joindrai pourtant aux miennes; aussi bien que les Dissertations, si
elles en valent la peine. L’Original, bon en lui-même, est fort abstrait, & écrit
d’un stile fort dur, & peu exact. Il faudra tâcher de remedier à cela, autant qu’il
sera possible, & mieux que n’a fait le Traducteur Anglois, à mon avis.

La nouvelle Edition du Concile de Constance de Mr Lenfant, est achevée.
Les Wetsteins viennent de publier, sur l’Edition d’Angleterre, le Terence & le Phédre du
P. Bentley, qui va s’attirer par là bien des Critiques. Le D. Hare, qu’il a fort
peu ménagé, a déja mis en piéces son Phédre, dans une Lettre anonyme, qu’on a rimprimée
en Hollande. Mr Burman, qui, je ne sai pourquoi, n’a pas été non plus content
de l’Edition de Phédre, va se brouiller, à cette occasion, avec cet Ami, qu’il s’étoit
fait par leur animosité commune contre Mr Le Clerc. Il doit pour cet effet publier
au prémier jour une Edition du même Auteur. Vous aurez vû son Ovide, qui paroît
depuis quelque tems, en 4. voll. in quarto, & où il ne laisse échapper aucune occasion
de maltraiter Mr Le Clerc 1 mot biffurepardessus tous autres qui ne lui plaisent point. Les Wetsteins
sont convenus avec Mr Le Clerc, pour l’impression du reste de ses Comm. sur le
Vieux Testament
; & avec Mr Fabricius, pour celle de son Edition de Dion Cassius.
Ils doivent, à ce qu’ils disent, mettre bien tôt ces deux Ouvrages sous la presse.
Mr de la Chapelle leur a promis une Traduction des Sermons Anglois de Ditton sur
la Résurrection. L’Edition de Montagne, in 12° est achevée; je ne l’ai pas encore
vuë, mais je suis sûr qu’elle vaudra mieux que les précedentes, quoi que celles-ci soient d’une forme & d’un
caractére plus magnifique, j’entens celles de Londres & de Paris, toutes de Mr Coste.

<2r> Le Journal de la Haie annonçoit, il y a quelque tems, vôtre Abrégé d’Histoire
Ecclésiastique
, comme devant être au prémier jour sous presse. Je souhaitte que cela
soit, & que vous vous déterminiez enfin à nous le donner. Rien ne sauroit être plus
utile. J’apprens de Mr Polier, que vous avez publié quelque nouvelle dissertation,
sur la Vérité de la Relig. Chrétienne; & que vous vous disposiez à en donner quelque
autre, sur les Prophéties. Celle-ci sera fort de saison, à cause de Mr Collins.

Mr de Crousaz étoit oublié ici: il est arrivé depuis peu une chose, qui en
a rappellé malheureusement le souvenir. La Maison, où il demeuroit, qui étoit vuide long tems avant
qu’il y entrât, & qui avoit demeuré vuide depuis son départ, aiant été occupée, le
nouveau Locataire, qui faisoit travailler à une petit Jardin qu’il y a, y trouva, peu
avant en terre, une boette avec un Enfant. Tout le monde a dit d’abord, que c’étoit
l’Enfant de la Fille cadette de Mr de Cr. & tout le monde couroit en foule, pour
le voir. Le Magistrat, à qui on en donna connoissance, dit qu’on n’avoit qu’à remettre
l’Enfant où on l’avoit trouvé.

Il faut finir; car je ne veux pas laisser passer cette poste. Je souhaitte, Monsieur,
que vous jouïssiez d’une meilleure santé dans cette saison, à vôtre campagne, où
vous vous tenez sans doute. Mes respects à Madame Turretin, Ma femme
vous fait bien des amitiez à l’un & à l’autre. Je suis avec mes sentiments ordinaires
Monsieur, Vôtre très-humble & très
obéïssant Serviteur

Barbeyrac


Enveloppe

A Monsieur

Monsieur Turretin Professeur 
en Theologie & en Hist. ​Ecclésiastique

Genéve


Etendue
intégrale
Citer comme
Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Groningue, 10 mai 1727, cote BGE Ms. fr. 484, ff. 251-252. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1001/, version du 10.02.2024.
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