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Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Groningue, 17 décembre 1726
A Groningue ce 17 Decembre 1726.
Il est vrai, Monsieur, que j’étois fort impatient d’apprendre de vos nouvelles; & je pensois à vous écrire,
pour vous en demander, quand j’ai reçu vôtre lettre. J’avois bien craint, que vos incommoditez ne fussent
cause de vôtre silence. Jusques à quand vos Amis feront-ils des vœux inutiles pour le rétablissement de vôtre
santé! J’en ai sujet, plus qu’aucun autre, par l’amitié que vous ne cessez de me témoigner. Il y a long
tems que je ne pensois plus à l’affaire d’Angleterre, pour laquelle vous vous êtes intéressé si affectueusement: &
j’apprends néanmoins, que vous êtes revenu plus d’une fois à la charge. Je suis bien fâché de vous avoir
commis, quoi que vous soiez assez bon, pour n’en avoir aucun regret. J’ai été trompé par des apparences,
auxquelles je vois trop tard qu’il ne falloit pas se fier.
L’idée avantageuse, que vous témoignez avoir de nôtre Jeune Seigneur de cette Province, m’a
fait plaisir. Comme je crus, que cela n’en feroit pas moins à Mr d’Aduard son Pére, je
lui écrivis à sa Campagne, pour lui communiquer l’article de vôtre Lettre. Il fut en Ville dès le
lendemain, & me vint voir. Il me dit, qu’il avoit reçû d’ailleurs quelque autre témoignage
à peu près de la même nature, mais que cependant il n’étoit pas content lui-même: & comme il
me fait l’honneur d’avoir en moi quelque confiance, il m’ouvrit son cœur sur ses griefs,
& sur les raisons que Mr son Fils avoit de ne pas lui donner des sujets de plainte, après tout
ce qu’il avoit fait pour lui, qu’il destine à soûtenir l’honneur de la Maison. Il s’est proposé,
outre les Etudes, que ce Jeune Homme ne négligeât pas les occasions de voir le beau monde,
& fuît avec soin toutes celles qui pourroient corrompre la bonté de son naturel & de ses
mœurs. Pour le prémier, il lui a recommandé de chercher à voir des compagnies honnêtes de l’un &
de l’autre sexe; cependant son Fils lui parle des Dames de Genéve, comme si on ne pouvoit guéres
fréquenter que celles avec qui on est sur le pié de les voir tête à tête; & il ne lui paroît pas non plus
par ses Lettres, qu’il aît fait connoissance avec bien des Messieurs, dans une Ville où il y en a
tant, dont le commerce lui seroit avantageux. A l’égard de l’autre article, Mr d’Aduard craint
que ce Jeune Homme ne soit la duppe de quelcun de ces gens qu’on trouve par tout, qui savent épier
& mettre à profit la facilité d’une Jeunesse sans expérience. Certaines dépenses, qui paroissent à
la vérité un peu exorbitante, l’ont fait entrer dans cette pensée. Il a cru voir aussi, que Mr
son Fils avoit plus perdu, que gagné, aux liaisons contractées à l’occasion du voiage qu’il
fit avec un Genevois, chez qui il fut logé en arrivant, & dont le Pére lui écrivit alors une
lettre. Il se trouve, que quelcun, qui connoissoit Genéve, ne lui a pas parlé fort avantageusement
de cette famille; & je lui avouai là-dessus, que, sans avoir connu d’autre, que celui, que nous avons
vu ici, j’avois toûjours cru, qu’il seroit bon que la 1 mot biffure familiarité ne fût que pour le tems du
voiage. Quoi qu’il en soit, aprés avoir rassuré & appaisé, autant que je pûs, ce Seigneur, qui a
véritablement à cœur la bonne éducation de Mr son Fils (chose très-rare dans ces païs) & après
l’avoir même fait revenir de certaines pensées qui me paroissoient aller trop loin: il me chargea de vous
témoigner, combien il étoit sensible à la bonté que vous aviez de vouloir bien qu’il fréquentât
vôtre Maison, quand vôtre santé & vôtre commodité le premettroient; mais que vous lui feriez aussi un
grand plaisir, si, par vous-même ou par autrui, vous lui procuriez le moien d’être introduit
dans des Compagnies honnêtes de l’un & de l’autre Sexe; ce qui serait en même tems un moien
& au cas que vous apprissiez qu’il en fréquentât de mauvaises, de me le marquer franchement, aussi
bien que tout ce qui pourroit venir à vôtre connoissonce; à quoi il fût besoin de remedier. Il avoit
recommandé encore à Mr son Fils de ne pas sortir de Genéve pour aucun voiage sans sa participation:
& cependant il surprit une Lettre, que ce Jeune Homme écrivoit à son ancien Gouverneur (le Gendre de
Mr de Crousaz malgré lui) dans laquelle il lui disoit, qu’il ne se divertissoit pas bien à Genéve, & qu’il
vouloit aller en Suisse. Tout cela a obligé Mr d’Aduard, à limiter ce que ce Banquier
devoit fournir pour les dépenses ordinaires: & pour juger, si, dans les comptes qu’il reçoit, elles ne
<1v> sont pas mises au delà de la vérité, il souhaitteroit de savoir, comme un échantillon, ce qui se donne
pour les Maîtres d’Exercice, & pour la pension où il est; aussi bien que quelles gens ce sont chez qui
il loge (car il ne me l’a point dit, ne s’en souvenant pas) & s’il y a là des gens de façon.
J’espére, Monsieur, que vous pourrez me répondre sur tout cela d’une maniére qui n’aura rien
de pénible pour vous, ni de désagréable pour personne. C’est sur ce pié-là que je vous le
demande, en faveur d’une personne, pour qui vous m’avez promis de vous intéresser.
Je savois déja, que Mr de Traytorens avoit emporté d’une voix la Chaire de Philosophie, &
qu’en même tems que l’Académie de Lausanne avoit aquis un si bon sujet, on lui avoit donné un
espion en la personne de Mr Salchly. On avoit remué ciel & terre pour le Fils de Mr De
Crouza, mais je n’ai jamais cru qu’il réussît; & quelques Bernois qui passérent ici au mois d’Août,
dont un étoit fils de Mr de Diespack, me parlérent d’une maniére à témoigner, que les appa=
rences ne lui étoient pas favorables. Le Pére, qui a écrit aux uns & aux autres dans ce païs,
bien des choses, qu’on sait fausses, s’ennuie, dit-on, beaucoup à Cassel; & sa femme encore plus.
Il y en a qui croient, qu’il iroit volontiers en France, si on l’y appelloit. Il a été fort fâché
de la publication des Memoires sur les Troubles de Suisse &c. & il témoignoit craindre, que cela ne nuisît
à l’établissement de son Fils. Je ne sai si à Berne on l’a soupçonné d’être l’Auteur de ce Livre;
mais je ne sâche personne dans ce païs, qui y aît pensé. Ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’il
s’inscrivoit en faux contre certains faits, qu’on peut prouver par des Lettres qu’il écrivit lui-=
même alors en Hollande.
J’ai fait demander aux Libraires de la Haie, que vous m’indiquez, le paquet qui doit être dans
quelcune de leurs Balles; ils ne les avoient pas encore reçûes. Cependant je vous remercie d’avance
de cette nouvelle Version, que je lirai avec plaisir. Je ne doute pas, que, quoi que de diverses
mains, & faite à diverses reprises, elle ne surpasse toutes celles dont qu’on a vuës jusqu’ici, &
dont on a pû voir le fort & le foible. Vous me faites trop d’honneur, Monsieur, de
croire que je puisse vous fournir quelques Remarques sur un Ouvrage, auquel tant d’habiles
gens ont travaillé, ou concouru, & cela sans se presser. Cependant s’il y avoit quelque
petite chose qui me parût avoir échappé à leur attention, je prendrai la liberté de vous le
communiquer, pour vous témoigner la volonté que j’aurois de contribuer, si j’en étois capable,
quelque chose de plus considérable, pour amener à la perfection une Version qui sera toûjours
recommandable par cela seul qu’elle est la prémiére introduite dans le Monde Protestant par
autorité publique. Cela me fait souvenir, que Mr Dartis, à ce que j’ai appris, a publié
à Hambourg, où il est présentement, un Libelle fait violent contre la Version de Berlin.
Je n’ai pas d’ailleurs de nouvelles litteraires à vous apprendre, que vous ne puissiez savoir
ou par les Journaux, ou pour avoir vû les Livres; si ce n’est peut-être un nouveau Livre Anglois de Mr
Collins, qu’il a fait imprimer à La Haie, quoi que sous le titre de Londres. Cela pourroit faire croire,
qu’il a trouvé quelque obstacle à le publier chez lui; car c’est une Défense de ce Livre Of the ground and
reasons of the Christian Religion &c. contre lequel on a tant écrit. Il donne lui-même le titre de
35 piéces, auxquelles il se propose de répondre en gros dans ce nouveau Traité, intitulé, The Scheme of
literal Prophecy considered &c. Comme des Antagonistes ont pris diverses routes, pour les refuter, il se divertit à les
commettre les uns avec les autres: & après avoir détruit directement ou indirectement toutes les Prophéties de
l’Ancien Testament, toutes les Prophéties qui regardent le Nouveau, soit littérales, ou typiques; il finit en
promettant un Discourse upon the Miracles recorded in the Old and New Testament; c’est-à-dire apparemment
qu’après avoir fait main basse sur les Prophéties, il viendra nous enlever les Miracles.
On aura , je crois, déja chez vous la nouvelle Edition de Joseph, imprimée à Leide, qui se débite depuis
quelques mois. Le nouvel Editeur n’y a presque rien mis du sien, & l’Edition, quoi que belle, n’est pas
<2r> fort correcte; j’y ai trouvé assez de fautes d’impression. Ce Mr Havercamp, Professeur à Leide, s’est chargé
de trop de travail: car il faisoit imprimer en même tems le Lucréce Variorum, qui parut l’année passée. Il
est d’ailleurs de ces Editeurs entêtez de leurs Auteurs, & de plus Théologien, fort Orthodoxe. Il traite avec hauteur
ceux qui regardent comme supposé le fameux passage de Joseph touchant J. Christ. Il n’a pas daigné, ce qui lui
auroit été très-facile, s’il s’en fût donné la peine, marquer du moins en un mot les endroits dans lesquels Joseph ajoûte,
change, ou retranche quelque chose de l’Histoire Sainte. Cela auroit fait un contraste avec les éloges magnifiques
qu’il donne à ce Juif d’Historien très-fidéle, & presque Chrétien.
On a aussi apparemment à Genéve, les 8 prémiers voll. du Code Diplomatique du Droit des Gens &c.
publié par Mr Dumont par souscription. Il y aura non seulement plus de volumes qu’on n’en avoit annoncé,
mais encore l’Auteur promet une seconde Collection, presque aussi vaste. Ce sera un grand Repertoire.
On imprime en Angleterre Cumberland, de Legibus Naturæ, traduit en Anglois, avec des Notes, & quelques Dissertations
qui ont du rapport à la matiére, par un Mr Maxwell, que je ne connois point, mais qu’on dit être habile
homme. Cela produit un conflict entre les Libraires de Hollande; les Wetsteins aiant résolu de publier une
Trad. françoise de ce Livre; & d’autres Libraires de la Haie aiant aussi fait annoncer une semblable Traduction.
J’avois refusé, il y a quelques années, les propositions qu’on m’avoit faites là-dessus: mais les Wetsteins m’ont
depuis tant pressé, que je leur promis, il y a deux ou trois semaines, d’entreprendre ce travail, & d’y joindre mes
Notes; mais en sorte que je le ferois à mon loisir. Je ne sai ce qui en sera, & si les Libraires de la Haie
trouveront quelcun qui leur expédie la besogne, pour prévenir les Wetsteins; ou si ceux-ci ne chercheront pas
eux-mêmes à en faire autant. Pour moi, je ne m’en embarasse guéres; & j’attendrai fort tranquillement
que ces Mrs m’envoient la Traduction Angloise, & une bonne Edition de l’Original, que je leur ai demandée,
au cas qu’ils persistent à vouloir une Traduction de ma main.
La nouvelle Edition du Concile de Constance, par Mr Lenfant, paroîtra bien tôt; aussi bien que
celle de l’Horace de feu Mr Dacier. Voilà tout ce qui me vient dans l’esprit.
Je renouvelle, Monsieur, les vœux très-ardens que je fais pour vôtre santé: & comme vous
recevrez cette Lettre du commencement de la nouvelle année, où nous allons entrer, je vous la souhaitte
en particulier bonne, & à Madame Turrettin. Ma femme fait les mêmes vœux, & vous saluë.
Je suis avec mes sentimens ordinaires, Monsieur, Vôtre très-humble & très-obéïssant
serviteur,
Barbeyrac
A Monsieur
Monsieur Turretin (Jean Alphonse) Professeur
en Theologie & en Histoire Ecclésiastique
d'Amsterdam A Genéve