Transcription

Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Lausanne, 15 janvier 1715

A Lausanne ce 15 Janvier 1715.

Depuis le commencement de cette année, j’ai été obligé, Monsieur, de renvoyer de poste en
poste à vous écrire, comme j’en avois fait dessein, pour vous renouveller dans cette circonstance les voeux que
je fais continuellement pour vous. Si je suis fâché, d’un côté, que vôtre lettre obligeante m’aît prévenu,
je suis ravi, de l’autre, de voir par là que vous êtes en état d’écrire; car je craignois bien que vous
n’eussiez eu depuis quelque tems de fréquentes & violentes attaques; & c’est en partie ce qui faisoit
que je ne vous avois pas écrit depuis le voiage de Mr De Crouza dans vos quartiers. Je voudrois
bien que les voeux de tous vos amis pour vôtre santé, qui est tout ce que l’on peut vous souhaitter,
fussent plus efficaces pour l’avenir, qu’ils n’ont été par le passé. Si la sincérité & l’ardeur y
contribuoient, je me flatte de ne céder à personne à cet égard; & Quand je n’y serois pas porté
par l’inclination la plus forte, jeey serois engagé par reconnoissance, à prier Dieu pour vôtre
conservation, & pour le rétablissement entier de vôtre santé. Je C’est aussi ce que l’on peut souhaitter
de plus avantageux à Madame vôtre Epouse, & à vôtre cher Enfant: à qui je souhaitte d’ailleurs
toute sorte de bénédictions. Ma femme, qui vous est très-obligée de vôtre souvenir, joint ses voeux
aux miens de tout son coeur.

Vous m’avez fait plaisir, Monsieur, de me donner des nouvelles de Mr Baulacre, & de Mr
Coste. J’ai été d’autant plus aise d’en apprendre du dernier, que je n’en savois point depuis que long tems.
Le pauvre Mr de la Motte, qui m’en donnoit, est retombé malade d’une fièvre quarte, qui est cause
qu’il ne m’a point écrit depuis le mois d’Octobre passé. Je ne savois point que Mylord Shaftesbury eût laissé
de un fils: j’en suis bien aise; il faut esperer qu’il aura hérité des bonnes qualitez de son Illustre Pére: &
Mr Coste est très-propre à les cultiver l’esprit & le coeur de ce jeune Seigneur. Quoi qu’il doive être las du
mêtier de Gouverneur, il ne pouvoit refuser cet emploi. Mylord Shaftesbury l’aimoit tendrement, & en
agissoit fort généreusement avec lui. Il lui avoit fait entendre, qu’il lui assûreroit une pension après sa
mort; & je ne doute pas qu’il ne l’aît fait. Mr Coste doit avoir d’ailleurs une petite pension (si je ne
me trompe, de vint piéces) qui lui avoit été promise pour le reste de ses jours par le Pére d’un autre Jeune
Seigneur qu’il se chargea d’éléver, aprés être sorti de chez Madame Masham. Ainsi le voilà en
état de subsister, après cette derniére corvée, sans dépendre de personne. On doit avoir imprimé de lui
à Paris une Traduction des Captifs de Plaute, que je n’ai pas encore reçuë. Il revoit, outre l’Essai
sur l’Entendement
, sa version du Livre de Mr Locke, Que la Rel. Chrétienne est raisonnable; & cette
derniére Version est actuellement sous la presse à Amsterdam. Avec le tems il ne manquera pas de nous
donner d’autres bonnes pièces, comme sa Traduction d’Hérodote &c.

Je n’ai pas encore vû le II. Tome de la Bibl. Ancienne & Moderne. Je devois l’avoir depuis
long tems; mais il faut que quelque balle d’un Libraire de Gênéve, où ce livre devoit être avec plusieurs
autres, aît resté long tems en chemin, ou que le Libraire aît négligé de m’envoyer mon paquet; car je
reçûs hier dans une balle adressée à Lausanne un envoi d’autres livres postérieur. Si les livres que vous
attendez, sont partis depuis long tems, comme je sai qu’on vous les devoit envoier dès le mois d’Octobre, les miens
pouvoient bien être ensemble: mais apparemment vous les auriez déja reçûs; car ceux que je reçûs hier
n’etoient partis que le 27 de Novembre. J’écris à Mrs Fabri & Barillot, afin qu’ils tâchent de me
déterrer celui des libraires de Genéve qui a reçû quelque balle de Mr Humbert d’Amsterdam.

Ce que vous me dites de Sacheverell, est surprenant; & j’admire la patience du Roi d’Angle=
terre. Pour le livre de Mr de Cambrai, je ne doute pas qu’il n’y aît du plaisir à le lire; & je ne
refuse pas l’offre que vous faites de me le prêter; mais à vôtre commodité, car cela ne presse point.
Je me souviens à cette occasion, que j’ai encore vôtre Dion Cassius. Comme j’ai eu souvent besoin
de ce livre, & que je crois que vous en avez une autre Edition, je ne me suis pas pressé de vous le
<1v> renvoyer: mais ce seroit abuser vôtre bonté, que de le garder plus longtems. Je profiterai de la prémiére
occasion qui se présentera. Peut-être aurons-nous enfin l’Edition qu’on promet depuis long tems en Angleterre.

Je ne doute pas que la Palaestina ex vett. monumentis illustrata de Mr Reland, ne soit
du nombre des Livres que vous attendez. Je le reçûs hier. C’est un excellent Ouvrage. Le travail en
est immense, & l’exactitude merveilleuse. Il distingue fort bien ce qu’il y a de certain ou de probable,
d’avec les pures conjectures de ceux qui avoient jusqu’ici traïté de la Geographie Sainte, ou qui en avoient
dressé des Cartes. Les siennes sont en grand nombre, & nouvellement faites, sur les meilleurs mémoires. Il
a ramassé de tous les livres de l’Antiquité tous les endroits qui peuvent servir à marquer la situation & la
distance des lieux. Il y a d’ailleurs bien des recherches curieuses faites par occasion. C’est dommage que
l’Auteur, qui n’a que 36. ans, aît une santé infirme: on ne comprend pas comment avec cela il
peut soûtenir de si grands travaux. Voilà le sort des belles connoissances: elles sont négligées par des
personnes d’un tempérament robuste, qui la plupart du tems vivent presque en fainéans; pendant que ceux
qui les aiment & les cultivent sont souvent à lutter avec des maladies & des incommoditez fâcheuses,
qui ne sont pourtant pas capables de ralentir leur ardeur.

Je reçûs aussi hier seulement la nouvelle édition du petit Pufendorf, des devoir de l’homme &c
revuë & augmentée de beaucoup de notes. J’aurai l’honneur de vous l’envoier au prémier jour.

On imprime en Hollande un Supplément de Moréri. Je ne sai qui en sont les Auteurs. Mais je
sai que depuis long tems Mr Bernard avoit promis aux Huguetans d’y travailler. Peut-être que
ses occupations ne lui auront pas permis d’avancer beaucoup son travail. Je devrois aussi avoir reçû son
livre de l’Excellence de la Religion, que vous n’avez peut-être pas vû encore.

Avez-vous vû, Monsieur, l’Etat de la Suisse, par Mr Stanian? Je viens de le
parcourir en gros; & il faut que je vous dise en confidence, qu’on veut me charger d’en faire une espéce
de réfutation. Mr le Baillif d’Aubonne m’en vint faire la proposition, qui ne me plaît guéres. Outre
que cela interrompra mon Grotius, que j’ai à coeur présentement plus que toute autre chose, je n’aime
point à me mêler d’affaires délicates, comme celles qui intéressent le Gouvernement. Cependant je n’ai
me dispenser 1 mot biffure chose refuser la chose, parce que j’ai bien vû que cela venoit du Souverain.
On m’a promis des Mémoires: & je vois par les coups de craion que Mr le Baillif d’Aubonne a
donnez en divers endroits de son exemplaire, qu’il y a bien des erreurs de fait grossiéres, & qui
ne feront par honneur à Mr Stanian. On veut sur tout que je m’attache à refuser ce qu’il dit
du Gouvernement Aristocratique, tel qu’il est à Berne. On m’a dit, qu’il y a aussi des
erreurs sur ce qui regarde Genéve: & en sons tems je vous demanderai des éclaircissemens là-dessus. J’ai
écrit en Hollande, pour savoir si le livre a été publié en Anglois, comme le titre le suppose; & pour
me faire envoier en ce cas-là l’original. Mon Ouvrage sera en forme de lettre, & je laisserai à
quartier les choses trop scabreuses & trop délicates, comme ce qui regarde la Religion. Si pourtant je puis
indirectement faire entrer quelques reflexions utiles, je ne le négligerai pas; d’autant plus qu’il y a
à B.... quantité des Jeunes Seigneurs des Deux Cents qui, à ce qu’on dit, ont de tout autres idées de
Religion & de Politique, que les Vieux. Mais je ne veux point être connu pour Auteur de cet
Ouvrage, si tant est que j’y travaille; & je n’en parlerai qu’à mes meilleurs Amis. Je ménagerai Mr
Stanian, autant qu’il sera possible. Ce sera, à ce que je crois, un travail ingrat, quoi qu’il dût
être avantageux; mais j’espére qu’il servira du moins à empêcher que ceux qui me veulent du mal
ne puissent m’en faire, & qu’il aidera à me maintenir dans l’état de franchise & de liberté où je
vis.

Je vous réïtére les vœux ardens que je fais pour vous, Monsieur, & les assûrances de mes
très-humbles respects, comme étant, Vôtre très-humble &
très-obéïssant serviteur

Barbeyrac


Enveloppe

A Monsieur

Monsieur Turretin, Pasteur & Professeur
en Théologie & en Hist. Ecclésiastique

A Genéve


Etendue
intégrale
Citer comme
Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Lausanne, 15 janvier 1715, cote BGE Ms. fr. 484, ff. 169-170. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/883/, version du 10.02.2024.
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