Transcription

Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Lausanne, 16 juin 1713

A Lausane ce 16 Juin 1713.

Je souhaitte, Monsieur, que vous jouïssez d’une meilleure santé, que dans le tems que
vous écriviez vôtre derniére lettre, & que le lait d’anesse, avec l’air de la Campagne,
vous procurent du moins un long répit. Pour moi, je me suis trouvé depuis quelques
jours plus incommodé qu’à l’ordinaire; mais cela n’est pas allé bien loin, & je n’ai
discontinué pour cela ni mes leçons publiques, ni des particuliéres que je fais avec
Comtes de Hohenlo, qui étoient venus exprès à Lausanne & y avoient demeuré tout
l’hyver en attendant que ma santé me permit de leur faire un Cours.

Je suis bien aise que Mrs Rillet & la Rive soient arrivez & partis heureusement
de Paris. J’ai reçû réponse à la lettre que je leur donnai pour Mr Coste, &
en même tems une lettre fort obligeante de Mr Remond, Conseiller du Duc
d’Orléans, qui avoit pris la peine de consulter sur mon incommodité les plus
habiles Médecins de Paris. Ils s’accordent tous à croire que des eaux balsami=
ques & adoucissantes, telles que celles que je veux prendre, me seront fort utiles; & à
ne se prescrire d’ailleurs qu’un grand repos, un exercise modéré, & un choix d’alimens.
Là-dessus ce Mr Remond, qui est un fort habile & fort Galant homme, me
dit plaisamment; «Vous voiez bien, Mr que je n’ai pas mis l’avis des Charlatans,
dont cette Ville abonde. Peut-être même n’ai-je pris que celui d’Hippocrate, que nos
Médecins reconnoissent pour le Dieu de la Medecine, sans daigner en lire les Ecrits;
ils en usent à peu près avec lui ainsi que la plûpart de nos Théologiens, qui ne
lisent point le N. Testamt cependant ils ordonnent beaucoup & très-aisément les
uns & les autres: je ne sai si les Ames & les Corps s’en trouvent mieux.» Vous
pouvez juger par là du caractére de cet honnête homme.

Mr l’Abbé Bignon m’avoit dit là-même chose, qu’à vous, au sujet de
la Bibliothéque qu’il ramasse. Il me marquoit que, s’il ne la faisoit que pour soi-=
même, il y apporteroit du choix; mais que, comme il vouloit qu’elle fût à l’usage
de tout le monde, il y falloit tout; le méchant & le bon; depuis l’in folio
jusqu’à la feuille volante.

Croiriez-vous que les Nouveaux Dialogues de l’Archev. de Cambrai sont
très-peu connus à Paris? Mr Coste, à qui j’écrivis là-dessus, n’en avoit point
du tout entendu parler. Un Abbé, qui a depuis long tems des rélations très-parti=
culiéres avec l’Archev. de Cambrai, lui a dit depuis, que la plûpart de ces
Dialogues ne sont pas de lui cet Archevêque; & que ceux qui sont de lui ont été
volez par le même Valet de Chambre, qui a volé Télémaque. L’Archevêque
n’avoit jamais songé à publier ni l’un ni l’autre de ces Ouvrages; mais ce Valet de
Chambre, à mesure qu’on les lui dictoit, en gardoit copie. Pour les Dialogues des Dieux,
<1v> l’Auteur, qui est un jeune homme, les a publiez sans le cons en parler à
son frére, Mr Remond. L’Abbé du Bos a dessein de les critiquer. On
dit qu’il y a de bons endroits.

Je trouvai ce Mr Fiot, dont vous me parlez, chez les Comtes de
Wartensleben, & j’ai ouï parler de lui à Genéve d’une maniére fort desavantageuse.
Mais il ne faut que bien faire l’Orthodoxe, pour trouver de certains Patrons;
l’Orthodoxie couvre multitude de Péchez. J’ai ouï dire fort sérieusement
à des Ministres, qu’un Proposant qui avoit dit commis quelque péché scanda=
leux devoit être reçû, plûtôt qu’un autre soupçonné de sentimens particuliers quel=
que réguliéres que fussent les moeurs de celui-ci.

Le n. Roi de Prusse signale les commencemens de son Régne par se
rendre odieux à ses Sujets. Berlin est dans une consternation générale. Quantité de
gens ont ressenti les effets de son économie & de son humeur féroce; les autres sont
dans la crainte, voiant bien que leur tour viendra. De 180 & tant, d’Officiers françois,
il y en a cinquante dont les pensions sont supprimées, & celles des autres réduites, à un,
à deux, à trois, ou à quatre Ecus par mois; il y a des Majors mis sur ce pié-là. Mal=
heur à ceux dont les pensions se sont trouvées sur certaines quaisses, dont il a déja fait
la revuë: Mr l’Enfant y a perdu 150 Ecus: Mr Dartis, Min. de Berlin, a été
réduit de 400 & tant d’Ecus, à 50 par an; Mr Couvenant, d’Orange, à 30 Ecus.
Mr Teissier, qui a tant barbouillé de papier, a perdu toutes ses pensions. Je ne
vous parle pas d’une infinité d’autres, que vous ne connoissez point. L’Evêque Ursinus,
& les autres Min. Allemans de la Cour, ont été tous retranchez; les Apôtres, dit ce
bon Roi, n’alloient point en Carrosse. Il verra avec le tems le tort qu’il se fait.
Ses Etats se vont dépeupler. Il y a plus de 1500. maisons à vendre à Berlin;
chacun pense à vendre ses effets. J’ai un frére & deux soeurs, qui se sont
ressentis de l’orage: on ne me dit pas que Mr Chauvin en aît encore
souffert; j’attens de ses nouvelles par des gens qui sont en chemin; car désormais on
ne fera guéres que venir de ce païs-là, peu de gens y iront.

La montre va assez bien présentement: je me suis servi de la petite machine
faite pour avancer ou réculer. J’ai crû d’abord qu’il y avoit quelque défaut dans l’éguille;
car le seul jour que la montre s’est arrêtée, peut-être parce que je ne l’avois pas montée
tout-à-fait; pendant que je la montois, l’éguille tomba avec la petite cheville où elle
est enchassée; mais j’ai reconnu depuis que c’est apparemment par un effet de la constitution
particuliére de cette éguille, à laquelle je n’en avois vû aucune de semblable, qu’elle n’est ferme
que dans un petit espace du cadran autour de l’endroit où elle se trouve, & que dans tout le
reste elle est lâche, mais en sorte que quand elle a marché un moment elle s’affermit
sur ces endroits-là. Quoi qu’il en soit, nous serons toûjours à tems de l’envoier à l’Ouvrier.
Je veux tâcher d’avoir un bon Cadran solaire portatif, pour la régler là-dessus. Du reste,
il n’y que moi qui y ait jamais touché, & il ne peut y avoir rien de fracassé.

<2r> Mes respects, s’il vous plait, à Madame, à qui je souhaitte une
bonne santé, aussi bien qu’à Marquet. Je suis avec les sentimens
ordinaires, Monsieur, Vôtre très-humble & très-obéïssant
serviteur

Barbeyrac.


Enveloppe

A Monsieur

Monsieur Turretin, Pasteur & Pro=
fesseur en Theologie & en Hist. Eccles.

A Genéve


Etendue
intégrale
Citer comme
Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Lausanne, 16 juin 1713, cote BGE Ms. fr. 484, ff. 145-146. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/869/, version du 10.02.2024.
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