Transcription

Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean-Pierre de Crousaz, Groningue, 11 mai 1722

A Groningue ce 11 de Mai 1722.

Vôtre lettre, Monsieur, & très-cher Ami, m’a navré de douleur. Quis talia fando, Myrmi=
donum dolopumve, aut duri Miles Ulixei Temperat à lacrymis ? Jugez quelle part je dois
prendre à une si triste & si imprévuë catastrophe, qui tombe sur les meilleurs Amis que j’aie.
La malédiction de Dieu est sur vôtre Canton; l’esprit d’étourdissement l’a frappé: l’Humanité, le
Christianisme, les Principes de la Réformation, & ceux de la bonne Politique, tout y est foulé aux
pieds; on n’y écoute plus que des passions furieuses. Heu fuge crudeles terras, fuge litus
avarum
.
Il ne tiendra pas à moi, que je ne vous en tire, & que je ne profite de cette
fâcheuse circonstance, pour vous rapprocher de moi. Que diriez-vous, si vous redevenions Collégues?
Cette idée agréable m est la seule chose, qui puisse me consoler de vôtre disgrace: elle m’a
d’abord animé à tenter fortune, quoi que je sûsse que les Curateurs avoient fait il y a quelque
tems une nomination de deux Professeurs, un en Medecine, l’autre en Pphie & Mathématiques. Jeudi
passé je reçûs vôtre lettre: je serois d’abord allé à la Campagne de Mr d’Adward, le même
Seigneur dont je vous parlois dans ma précedente , si je n’avois sû qu’il devoit nous envoier le
Samedi son carrosse, pour y passer la journée, comme nous ferons désormais toutes les semaines, pendant
la belle saison. Je lui appris en confidence la triste nouvelle que vous me mandiez, & qu’il ne
savoit point, les Gazettes n’en aiant pas dit la moitié de ce qui est. Là-dessus je lui dis, qu’il
m’étoit venu une pensée: que c’étoit une bonne occasion pour procurer à nôtre Université une
personne qui lui fît autant d’honneur que vous: Qu’en tout autre tems, j’aurois été le prémier
à vous dissuader de quitter vôtre Patrie, par l'intérêt que je prenois à ce qui vous regardoit, & qui
me le faisoit préferer au mien propre: mais qu'après la tyrannique résolution de vôtre Canton,
je ne pouvois que vous solliciter de toutes mes forces à quitter une ingrate & malheureuse
Patrie, qui alloit se rendre l’horreur de tous les bons Protestans: Que je m’estimerois fort heureux,
si en même tems que je me procurerois la satisfaction de me rejoindre avec un si intime Collégue,
je pouvois fournir occasion à la Province de prévenir d’autres Puissances, qui, soit dans ces Provinces
ou ailleurs, ne manqueroient pas de s’empresser à profiter de la faute de ceux qui ne sont
pas dignes de vous posseder. Ce Seigneur entra d’abord dans tous les sentimens que je souhaittois,
& d’indignation contre vôtre Canton, & d’empressement à mettre tout en usage, pour faire
réussir mon dessein. Il me promit de venir exprès en Ville hier Lundi: il y fut dès le
Dimanche au soir; & hier, après midi, il vint chez moi, me dire, qu'il avoit parlé à deux
ou trois Bourgmestres, des plus accréditez de la Ville; qu’il avoit trouvé en eux les plus favorables
dispositions, & en sorte qu’on pouvoit comme sûrement compter sur l’approbation du Conseil de
la Ville. Il saura bien lui-même nous ménager celle des Ommelandes, dont il est le plus
puissant & le grand mobile. Il n’a pas témoigné, que la nouvelle de vôtre disgrace lui vint
directement de moi, afin que ces Mrs, qu’il a renvoiez à moi pour lui rendre plus ample
témoignage de ce qu’il a dit d’avantageux en vôtre faveur, ne soupçonnassent pas que j’agisse
par intérêt; & c’est pour cela que nous sommes convenus que je n’irois pas les voir moi-même pour
leur en parler, comme je l’aurois fait sans cela. Si vous connoissiez les affaires de la Pro=
vince, vous verriez qu’il est très-rare qu’en si peu de tems on aît pû concevoir tant d’espérance
de la réussite d’une affaire de cette nature. En un mot, on m’a assûré, que, pourvû que vous
voulussiez venir à des conditions qui ne fussent pas trop hautes, on croioit réussir, malgré la diffi=
culté qu’il y a à réunir les deux Corps de la Province, qui, pour des bagatelles, laissent quelquefois
traîner ou tomber toutes les autres affaires. J’ai dit là-dessus, que je croiois pouvoir les assûrer, que
vous vous en remettriez à leur générosité; & c’est certainement le meilleur parti. Au reste,
quelques offres qu’on vous fasse ailleurs; comptez qu’il y a par tout des désagrémens qui balancent
les agrémens qu’on s’y promettroit de plus qu’en d’autres endroits. Utrecht est un beau séjour:
mais les vins y sont plus chers de beaucoup, qu’ici: il y a beaucoup de moindres gages & plus d’impôts pour les Professeurs;
& ils y sont dans la plus grande dépendance du monde des Magistrats; au lieu qu’ici, nous faisons
<1v> ce que nous voulons, & ne reconnoissons d’autre Tribunal, que celui de l’Université, qui a la Jurisdiction
sur tous ceux qui en sont Membres, à l’exclusion des seuls Crimes qui méritent peine mor de mort, &
c’est, comme vous voiez, l’avoir toute entiére. Tout Ce que je ne puis pas vous promettre, c’est une
grande société, de gens avec qui vous puissiez avoir beaucoup de plaisir: mais je crois que, pour vous, vous passerez
là-dessus sans beaucoup de peine; nous plaignons surtout Madame de Crouza. A cela
près, nous pourrions au moins contribuer de toute nôtre possible, à vous rendre vôtre réfuge moins
dur, sur tout aiant eu le tems de connoître les êtres & les maniéres du païs. Si la chose
réussit, je bénirai doublement la Providence, & en ce qu’elle m’ea amené ici avant l’orage
de vôtre païs, où j’aurois été enveloppé, & en ce qu’elle m’a mis en état de vous y préparer
les voies. Il faut, s’il vous plaît, me répondre incessamment, & me dire dans quels sentimens vous
êtes, afin que je puisse donner parole précise, sans me commettre auprès de nos Seigneurs, qui
sont si aisément entrez dans la proposition dont je leur ai fait l’ouverture. Peut-être qu’une autrefois
nous ne trouverions pas les choses si bien disposées; un rien peut faire tout échouer. Le secret
sera gardé ici en attendant: & pour cet effet je n’ai point voulu publier la nouvelle de vôtre disgrace,
que je vois qu’on ignore; je ne l’ai communiquée qu’à un Suisse, Mr Tavel qui est Gouverneur des Fils de
nôtre Patron, Mr d’Adward, & 1 mot biffure frére de celui qui a épousé la Fille de Mr le
Doyen Constant. La Gazette de hier dit, que Mrs les Banderet & le Conseiller Tiller
ont été nommez pour aller à Lauzane faire signer le Consensus, selon la résolution des Deux
Cents: (bel emploi pour ces Mrs, de faire la Dragonnade!) On ajoûte, que le bruit court,
que dans quelques Ecclésiastiques font difficulté de signer cette formula purement & simplement.

J’ai fait remettre à la poste vôtre lettre pour Mr Hartsoeker, avec qui je n’ai aucune
connoissance. Je ne suis point informé des vacances d’Utrecht, pour l’Eglise, ou l’Université; à
moins que, pour la prémiére, la place de feu Mr Martin ne soit encore vacante. Mais c’est
une place qui sera sans doute bien recherchée par divers Ministres des Eglises Wallonnes. Je voudrois
de tout mon coeur pouvoir contribuer quelque chose à la consolation de tous ceux qui seront
enveloppez dans vôtre disgrace: mais que je ne n’ai nulles habitudes ailleurs, qu’ici, ni nul credit;
& vous savez que je ne suis point propre à m’en procurer. Mes vœux au moins ne leur
manqueront pas, & j’espére même que les Etats Protestans, animez d’un zéle tout opposé à
celui de Berne, se feront un devoir & un plaisir de donner retraite à tant de
braves gens, qui ont eu le courage de faire ce que les Ecclésiastiques de Berne ne
feroient pas, si on leur proposoit de signer l’Alcoran sous peine de perdre leurs bénéfices.

Mille amitiez à nôtre cher Mr Polier; je reçûs sa lettre, il y a une quinzaine de
jours; je n’ai ni le tems, ni le courage de lui répondre aujourdhui. Il compte bien que je
prens part à l’honneur du Martyre, dont il témoignoit croire qu’on vous feroit grace
à tous, mais que les Deux Cents ont bien voulu lui accorder de compagnie. Quand j’y
pense néanmoins, j’ai de la peine à croire qu’une résolution si violente puisse être exécutée.
Il semble que vos Ennemis même, par principe de sage inimitié, auroient dû ne pas pousser
si loin les choses. En voulant tout avoir, on peut n’avoir rien: & peuvent-ils se promet=
tre, que le malheur de tant de gens, auquel une infinité d’autres prend s’intéresseront
nécessairement par les rélations qu’ils ont avec eux, ne causera pas quelque révolution, qui
forcera à prendre des mesures toutes contraires? Le tems nous l’apprendra: mais assûré=
ment le Dieu de ce siécle a aveuglé l’entendement de ceux qui ont amené les affaires
à un tel point: & il faudroit une grace bien particuliére & bien irrésistible, pour les éclairer
& les convertir. Je la leur souhaitte; ils en ont grand besoin. Ma femme vous fait bien des
condoléances, & à Madame de Crouza: en attendant que nous tâchions de vous consoler de vive
voix & de nôtre mieux, si cela vous convient, comme je le souhaitte, au défaut de mieux.
Promte réponse, s’il vous plaît, & claire & nette. Comptez, Monsieur & très-cher Ami, qu’en
toute occasion je vous montrerai, par des effets plus que par des paroles, & selon mon petit pouvoir,
avec quelle tendresse & quelle sincérité je suis

Monsieur & très-honoré Collégue

Vôtre très-humble & très-=
obéïssant serviteur

Barbeyrac

Peut-être ferez-vous bien de
ne communiquer ce que je vous réponde, qu’aux intimes.

<2r> Nôtre Salomé aiant sû que je vous écrivois, m’a donné cette lettre pour ses parens, que je vous
prie de faire remettre à la Poste. Je vous écris fort à la hâte; mais je suis fort pressé,
& je n’ai pas voulu manquer cette poste. J’envoie même ma lettre à Amsterdam, afin
qu’elle vous parvienne plus sûrement & plus promptement.


Enveloppe

A Monsieur

Monsieur de Crouza, Professeur en Philosophie
& en Mathematiques

A Lausane


Etendue
intégrale
Citer comme
Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean-Pierre de Crousaz, Groningue, 11 mai 1722, cote BCUL Fonds Jean-Pierre de Crousaz, IS 2024/XIV/12. Selon la transcription établie par Meri Päivärinne pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/791/, version du 27.06.2016.
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