Transcription

La Harpe, Frédéric-César de, Lettre à Henri Polier, Saint-Pétersbourg, 28 septembre [1784]

Petersbourg le 17/28 7bre

Je ne sçais mon cher Polier! çe que je dois penser de vôtre Silençe envers moi.
Je ne puis croire çependant que vous m'aïés oublié 3 mots biffure davantage
depuis le début de la ligne biffure
, mais j'attribuë vos fautes et vos manque=
mens à vôtre aversion pour l'Ecriture, et çest elle que j'accuse ici, car
enfin je pourrois vous la passer lorsque je vous verrois de tems en tems,
mais lorsqu'il y à 2 ans et demi que nous ne nous somes vûs, et lorsqu'il
s'en écoulera encore une dizaine avant que nous puissions nous réjoindre;
coment réparer çe Tems, si çe n'est pas par une Correspondançe réglée?
Il ne se passe pas un Jour mon cher Polier! sans que je sois pour quelques
momens avec vous, et si vous connoissiés la nature de mes occupations et le
Tourbillon dans lequel je suis entrainé, vous m'en tiendriés compte j'en suis sur.
Il est vrai que çelui qui est né sur les bords du Lac de Génêve, et 2 mots biffure
dont les yeux y voïent des amis, des Personnes chéries, et tant de Souve=
nirs d'un bonheur jouï sans Remords, et sans trouble, y ramene tout natu tout
naturellement des Regards et qu'à celà il n'y à rien d'extraordinaire, mais il
me semble du moins, que pour être rélégué vers le Pôle, je n'en suis pas
moins digne qu'on pense à moi, et que pour vivre à la Cour, je n'en mérite
pas moins d'être aimé de ceux que j'aime. Come qu'il en soit, mon cher Polier,
je vous prie, et bien sérieusement, de m'écrire au plutôt, et celà fort au long, je
me recomande à çet Effet à Me votre Epouse qui connoit les foibles de Mr
son Epoux, et sans doute aussi les moyens de l'en corriger, et j'espère qu'elle
voudra bien vous condamner en réparation de vos Torts à m'écrire dix bonnes
grandes mrges, sans marges &c. J'ai appris avec beaucoup de
plaisir le mariâge de notre ami Samuël: heureux et mille fois
heureux celui qui aime une personne dont les qualités du Coeur et de l'Esprit
s'accordent 1 mot biffure avec les siennes, et qui plaçé par la nature dans
des Circonstançes favorâbles ne se trouve jamais dans l'affreuse Néçessité,
ou de sacrifier les Convenançes à son amour, ou son amour aux
Convenançes! je le sens mieux que personne moi qui n'aimai jamais
que pour me rendre malheureux, et qui né avec un Coeur sensible
à l'exçès et brûlant d'aimer, mais avec une raison armée de bonne
heure contre les acçès de la folie et une Délicatesse fondée en principes,
n'ai jamais sçû oublier ma Sensibilité ou ma Raison et ai toujours
eû à reprocher au Ciel l'une ou l'autre. mais j'en reviens à mon Sujet,
faites je vous prie mille et mille amitiés à Samuël, et priés le de ne pas
m'oublier au milieu de son Bonheur.

<1v> Je n'ai pas besoin, mon cher Polier de vous faire un nouveau Reçit de tout çe qui
me conçerne, les Lettres que j'ai éçrittes à mes Parens vous aurront été com=
muniquées et vous aurront été mis au fait. La mort inopinée de
mon bon Protecteur, au moment où il aur m'étoit le plus utile, aurroit
pû déranger beaucoup mes affaires, si je n'avois eû pour toute Recoman=
dation que le bonheur de lui avoir plû, mais 2 mots biffure si la Considération qu'il
me témoignoit dans toutes les occasions, si les Prévenançes sans égard à mon
Rang et sa Politesse en avoient impôsé, et j'étois connû, estimé et je crois aimé
en ville pour moi même, et indépen jugé capâble de mon offiçe indépen=
dament de toute Protection: on pensoit même que je n'avois été porté à ma
plaçe que par les Recomandations de Mr De Grim chargé de trouver des homes
capâbles; or cette opinion m'étoit favorâble. a toutes ces Considérations se
joignoit encore celle çi, ma Capaçité avoit été reconnuë, et mes Conseïls
jugés non seulement bons et utiles, mais devoient être suivis; 1 mot biffure sorte j'avois
même eû l'Honeur de les présenter à S. M. dans un mémoire auquel çette
gde Prinçesse n'avoit pas dédaigné de mettre en marge quelques Lignes honorables
pour moi; enfin j'étois en offiçe, et mes Supérieurs avoient confiançe
en moi. voilà mon cher à quoi les choses en étoient lorsque le Général
est mort: je l'ai beaucoup regretté pour lui même, et sa mémoire me sera
toujours chère, mais cet Evênement ne pouvoit être d'aucune mauvaise
Conséquençe pour moi, aussi mes Regrêts ont-ils été purement donnés à
sa perte, et je suis peut être le seul de tant de çentaines, qui ai honoré sa
Cendre avec sans aucun mélange d'intérêt personnel. Une seule chose
me fait pourtant plaisir, ç'est que çe galant-home à emporté avec lui
dans la Tombe la Persuasion d'avoir rendû Serviçe en me présentant:
le jour qui préçédà sa maladie, il vint tout exprès à moi pour me féliçiter
de l'aprobation qu'avoit eû mon mémoire, et pour me dire qu'il avoir reçu 1 mot biffure
des remerçiemens en son propos à çe Sujet.

Il y à 8 Jours que nous
somes arrivés içi de la Campagne. Mes Fonctions sont 1 mot biffure de veïller à
la partie des Etudes. Dans çe moment je donne des Leçons de francois au
Cadet, et j'en donne de Géographie à l'ainé qui comprend déja
assez de françois pour çelà: bientôt même je lui donnerai quelques
Principes d'Histoire, consistant prinçipalement en anecdotes intéressantes
propres à former son Coeur, et à l'armer contre les fléaux auxquels sa
Qualité est sujette. Tous les deux sont extrêmement aimâbles, bons, et
sans auçun mélange apparent de viçes. Leurs figures sont trés intéressantes; l'ainé
surtout à une Phisionomie touçhante qui déçide toute la Douçeur et l'aménité
<2r> de son Caractêre: il est impossible d'avoir meïlleure grâçe. la Physionomie du cadet
est plus mâle, et décèle plus de Pétulançe, et n'est guéres moins belle que celle de son frère
quoique dans un autre genre. Vous ne sçaurriés croire combien je suis attaché à
çes deux Enfans: je les aime come s'ils étoient miens, et peut être davantâge; de
leur côté ils me considèrent, me craignent, et paroissent m'aimer. Quand je les tiens
entre les bras, çette Espérance 1 mot biffure d'une partie de 1 mot biffure l'Asie et de l'Europe j'ai
peine à croire que çe soit moi à qui celà arriîve: puissai je seulement réüssir!
et puissent tous ces peuples n'avoir aucuns Reproches à faire à ceux qui se sont
chargés de leur former des prinçes dont ils attendent leur bonheur! Ah! Polier!
si (lorsque je serai sur les bords du Lac de Genève) les Gémissemens sourds des
peuples malheureux se faisoient entendre à moi, je passerois le reste de mes Jours dans
l'affliction, et le Sentiment d'une Consçiençe pure ne suffiroit pas pour me
consoler, mais si au contraire le bonheur de la Russie se faisoit sentir jusques
à moi, alors je me croirois plus heureux que tous les gds de la Terre ensemble, et je
mourrois content d'avoir contribué au bonheur de l'Humanité.

Je vis en
très bonne amitié avec mes Collégues, avec quelques uns desquels je suis même
lié très étroitement, mes Supérieurs me témoignent de la Confiance, et je crois
en général qu'on ne se défie point de mon ambition depuis qu'on en connoit
l'Espèçe, et qu'on me veut plus de bien que de mal. Pour un homme
vain rien de plus agreäble que la Plaçe de mes Camarades et la mienne
(sauf l'Institution qui ne seroit pas du gout de tout le monde). nous 1 mot dommage
les Entrées à légal des Chambellans, et gds Seigneurs, et tandis qu'une foule
de 1 mot biffure Généraux ne pouvent entrer dans les appartemns intérieurs,
nous françhissons sans obstacle le pas redoutâble des Chevaliers gardes
qui sépare la chambre haute de çelle des Comunes, ou si vous aimés mieux
l'Empirée, de la terre. 1 mot biffure Par là nous pouvons assister à toutes les fêtes
qui se donnent dans les appartemens intérieurs, telles que les Bals, Conçerts
&c. Il y en à là certainement plus qu'il n'en faut pour tourner
une partie des Têtes du monde 1-2 mots biffure mais quant à moi, bien que je sois très recon=
noissant d'une semblâble Distinction, je ne scaurrois me persuader d'en
être vain, et je me considère toujours come une plante hétérogène, peu propre
à pousser dans un pareïl Terrein. Je n'ai çhangé, ni de Ton, ni de manière
d'être, je ne suis, ni bas, ni fier, mais je me tiens à ma plaçe, et pense qu'un
home sâge doit aux Loix et aux Usâges de les respecter en témoignant
les Egards publics que les uns et les autres éxigent en faveur de certains Rangs, et
qu'il n'appartient à personne de se mettre audessus sans néçessité; en partant de là
mon çher ami! je suis respectueux envers çeux que l'Usâge m'ordonne de respecter,
mais je ne fais rien au delà, et ma fierté començe là où çette obligation
finit, à moins que je 4 mots biffure décisive pour joindre. Lorsque vous me
reverrés mon çher ami! j'espére que vous me retrouverés le même Ennemi de la bassesse,
le même Ennemi de la flatterie, le même Ennemi des Vanités, et surtout le même
Ennemi de la Tyrannie, et de l'aristocratie oligarchique.

<2v> J'ai lû avec un plaisir infini le Livre du Gouvernement des moeurs  et je l'ai fait lire
à différentes personnes qui en ont posé le même Jugement. Mr Epinus  dont je vous ai fait
l'Eloge plus d'une fois, m'a dit qu'il n'avoit point lû d'ouvrâge moral ou l'auteur
eût autant insisté sur les Causes collectives, et les faits collectifs, qu'on ne
considère malheureusement que par parties séparées, et il me fit çette remarque
pr me montrer par où il estimoit çet ouvrâge. Le suffrâge d'une bonne Tete
fera plaisir à Mr votre parent, ainsi je vous prie de lui en faire part; je ne parle pas
du mien, car je ne suis rien encore dans la balançe. je ne désespére pas de faire aller çe
Livre plus loin.

Deux frères du Colonel de Lanskoÿ que vous avés connû partentiront dans peu pour aller à Morges
ou je les ai addressé à Monod qui s'est chargé de les plaçer, je leur remettrai un Billet pour
vous; et je vous les recomanderai. come les attentions et l'acceuïl de cette famille me
sont toujours présent,
Je desirerois qu'ils se trouvassent bien là où ils seront: Ils ne sont
pas riçhes, mais ont çependant de quoi vivre honêtement. L'acceuïl amical de tous les membres
de çette famille me fait desirer que ces jeunes gens en trouvent un pareïl chez moi, et je
serois bien aise d'honorer la Cendre du Général qui me voulloit tant de bien, en rendant Serviçe
aux Siens. Ce sont de touts à fait bon Enfans. Le frère du Général sensible à votre Souvenir
vous fait mille et mille complimens. Je vous prie mon bon ami de présenter mes homages à
Me Polier, a Mes dames vos Soeurs, mes Respects à toute votre famille, embrassés le nouveau
marié de ma part, mes Complimens à la Mothe, à d'Eyverdun et à toute la Bande joyeuse,
surtout au Juge, à Mr De Saussure de Morges, et à Mr Bugnion. Le comte Stroganof me parle toujours
souvent du 1er. Enfin mon cher Polier, je vous embrasse de tout mon Coeur, imités ma prolixité,
et surtout aimés toujours un ami qui pense à vous châque Jour et qui se croit heureux en pensant
qu'à son Tour vous l'aimés, et prenés part à çe qui l'intéresse. Adieu mon cher, adieu. 


Enveloppe

A Monsieur
Monsieur De Polier de Loÿs
Sgr de Bottens &c. çi devant
Officier au Régiment d'Erlach
a Lausanne
En Suisse


Note

  Public

Cette transcription a été établie dans le cadre du projet La Harpe et la Russie (1783-1795).

Etendue
intégrale
Citer comme
La Harpe, Frédéric-César de, Lettre à Henri Polier, Saint-Pétersbourg, 28 septembre [1784], cote ACV P René Monod 495. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/694/, version du 29.05.2019.
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