Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée XXXVI. Lecture de la "Fable des Abeilles" de Mandeville », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 18 janvier 1744, vol. 2, p. 41-54

XXXVI. Assemblée

Du 18e Janvier 1744. Présens Messieurs Polier Professeur, Ba=
ron DeCaussade, DuLignon, Seigneux Boursier, Seigneux Assesseur, D’Ap=
ples Professeur, DeCheseaux fils, Rosset Chatelain.

Messieurs, Dans la Dissertation que vous lutes Samedi MrDiscours de Monsieur le Comte.
Schmauss traite De la nature de l’Obligation morale et légale.

Il établit dabord que l’Homme tend naturellement à rechercher ce
qui lui est agréable, et à s’éloigner de ce qui lui est désagréable et nui=
sible, mais qu’il est beaucoup plus efficacement porté à éloigner le mal
qu’à se procurer le bien, et qu’il préfére souvent de renoncer à un bien
pour se garantir d’un mal.

C’est ce penchant de l’homme qui le rend, selon lui, susceptible d’obli=
gation, c'est-à-dire, qui le met en état de modérer et de renoncer à des
appétits qui le portent vers ce qui lui est agréable, si cela lui paroit ac=
compagné d’un mal plus grand que le bien qu’il espéroit de se procurer
en suivant ses appétits.

A la vérité les Hommes varient dans l’idée des biens qu’ils doivent re=
chercher et des maux qu’ils doivent fuïr; cependant tous conviennent en
ce qu’ils redoutent plus un mal présent qu’un mal éloigné, et les maux
qui menacent le corps ou la vie plus que tous les autres.

De tout cela l’Auteur conclud que la Nature et la Force de l’O=
bligation est placée dans la crainte. On l’apelle naturelle et interne,
quand l’Homme s’impose à lui même librement et volontairement
/p. 42/ la nécessité de renoncer à quelques plaisirs pour éviter les maux qui en pou=
roient être la suite. On l’apelle extérieure, quand on y renonce par la crain=
te des maux, que quelcun plus puissant que nous veut nous infliger, si nous
ne renonçons pas à ce qui nous paroit agréable pour faire ce qui lui plait.

Enfin l’Auteur ajoute que les Traités particuliers faits dans l’état de na=
ture n’auront aucune force qu’autant qu’ils sont soutenus et appuiés par la
crainte de quelque mal qui pouroit en revenir à celui qui les violera.

Vous m’avez montré, Monsieur Polier, que l’espérance et la craintea Mr le Professeur Polier.
ne doivent pas être envisagées comme la source de nos obligations, mais
comme des moiens par lesquels Dieu veut que nous soions instruits de
sa Volonté, qu’il veut que nous pratiquions tout ce dont l’observation
est accompagné de recompenses, et la violation suivie de ces peines na=
turelles. Que ce qui fonde notre obligation, c’est l’autorité de Dieu et le
Droit qu’il a de nous commander.

Par raport aux Traités particuliers, vous m’avez dit qu’ils devroient
toujours avoir une force obligatoire sur nous, quand même nous n’au=
rions à craindre aucun mal en les violant; parceque le desir de nous
conformer à la Volonté de Dieu doit être un motif assez fort pour
nous les faire observer.

Vous m’avez dit, Monsieur DeCheseaux, que l’Auteur avoita Mr le Conseiller DeCheseaux.
mal défini l’Obligation. Elle vient de la crainte de la peine, ou de
l’espérance de quelque avantage, de la connoissance de son Devoir et
des Loix, et de la connoissance du Législateur.

a Mr le Conseiller DeSt GermainVous m’avez fait voir, Monsieur DeSt Germain, qu’on ne peut
se sentir obligé à observer des Traités faits hors de la Société qu’en
reconnoissant un Supérieur qui veut que nous les observions.

a Mr le Professeur D’Apples.Vous avez distingué, Monsieur D’Apples, le sentiment de l’obli=
gation, davec le fondement de l’obligation. Le sentiment est chez nous,
c’est l’espérance et la crainte qui nous le donnent, mais le fondement
de l’obligation, c’est un Supérieur.

a Mrs Seigneux Assesseur et DuLignon.Vous m’avez dit, Messieurs, que la crainte est ce qui nous pousse et
nous excite avant toutes choses; parceque le prémier degré du bonheur
que nous recherchons c’est de n’avoir point de mal. Et vous avez ajouté
que la crainte est le vrai principe de la moralité.

a Mr le Baron De Caussade.Vous avez remarqué, Monsieur DeCaussade, que la crainte retient
dans le devoir un plus grand nombre de personnes que l’espérance. Que
toute personne qui craint Dieu doit observer les Traités.

a Mr le Boursier Seigneux.Vous m’avez montré, Monsieur le Boursier, que le principe de l’o=
bligation, c’est le droit que quelcun a de me demander compte de ma
conduite; celui qui a ce droit est un Supérieur: et que celui qui a ce
/p. 43/ droit absolument et entiérement est le vrai et le prémier Supérieur.

a Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.Vous avez remarqué, Monsieur DeBochat, que l’esperance et la crain=
te sont des motifs suffisans pour retenir les Hommes dans le Devoir, puis=
que le général des Hommes n’en reconnoit pas d’autres. Vous avez dit que
vous n’aprouviez pas ce que Mr Schmauss a dit sur l’obligation; mais
que, de même que Monsieur Polier vous regardiez l’espérance et la crain=
te comme des indices par lesquels nous pouvions nous assurer de la Vo=
lonté de Dieu, dont la bonté paroissoit en ce qu’il ne vouloit pas que
nous fissions rien, qui ne nous fut agréable.

Après ce Discours Monsieur le Boursier Seigneux a lu une Piéce
sur la Fable des Abeilles. Il s’étoit chargé de refuter cet Auteur qui dé=
crie dans son Ouvrage les Ecoles de charité. Mais avant que d’entamer
cette matière il a examiné si Mr Mandeville Auteur de cet Ouvrage
là écrit sérieusement ou en stile ironique.

Monsieur le Comte et Messieurs,

Vous vous être proposé dans ces Conférences de tendre toujours à laDiscours de Mr le Boursier Seigneux.
Vérité, et d’y tendre par diverses routes, pour multiplier les avantages
et les agrémens qu’elle nous présente. Tantot vous la puisez dans un
sujet de votre choix traité dabord avec méthode, et enrichi ensuite
par une espéce de cottisation volontaire que chacun fournit selon ses
forces. Tantot par des Lectures intéressantes et variées vous ouvrez de
nouvelles carrières à la réflexion toujours impartiale et indépendan=
te des Systhèmes, souvent assez forte pour les redresser, quelquefois as=
sez neuve pour y ajouter encore.

Sans épuiser les Sujets, ni vous épuiser vous mêmes, sans vous épuiser ...
proposer des travaux Académiques, vous vous en procurez, Messieurs, l’uti=
lité et le plaisir. Tout ce que vous avez fait jusqu’ici tendoit à rendre
la Religion plus respectable, l’Homme plus humain, l’Esprit plus juste et le
Cœur plus droit. Les Princes (j’ose le dire) auroient pu y trouver de
quoi se faire adorer du Genre humain, en adoptant les principes, les
maximes, et les motifs qui substituent la vraie Grandeur à celle dont
la basse adulation les enyvre. Les Politiques subtils et toujours flo=
tans y auroient reconnu des régles plus sures, que celles qui n’ont pour
base que l’intérêt et l’ambition demesurée des Rois. Ceux qui pronon=
cent tous les jours de l’air du monde le plus décisif sur ce qu’ils ne con=
noissent pas, auroient appris avec quelle mesure et quelle delicatesse
on en doit parler.

En tout cela, Messieurs, vous avez receuilli les fruits du savoir
des uns, et les réflexions simples et naturelles des autres. Vous n’a=
vez rien méprisé, et c’est le seul fondement de ma confiance. Apellé
/p. 44/ à vous présenter quelque chose, j’ai taché de reunir vos deux objets, en
tirant d’une Lecture, le sujet de l’Essai que je soumets à vos lumières.

J’avois choisi l’Essai de Mr Mandeville sur les Ecoles de Charité; et
comme l’Auteur traite auparavant de la Pitié et de la Charité qui en
sont les sources, blessé de ses principes, je cherchai attentivement s’il
étoit possible de les justifier à l’aide de l’Ironie pour laquelle il se dé=
clare, et qu’il met en effet très souvent en œuvre, au sujet des vices et
des foiblesses des hommes: le desir que j’avois de trouver ce beau Génie
exempt des sentimens honteux de l’Irreligion, ou de ce grossier mé=
pris que les Libertins affectent, pour les sources les plus pures de la
Morale, me fit recourir à tous les moiens possibles. Je quittai la plu=
me pour lire sans distraction, ce qu’il avoit fait de mieux. Sa Fable
des Abeilles passe dans l’esprit des Anglois pour un Chef d’œuvre de fine
Satyre. Outre tous les traits faits pour sa Nation, il est vrai qu’il y
a d’admirables morceaux sur les richesses et le luxe, sur la prodiga=
lité et l’avarice, sur l’oeconomie et la pauvreté, sur le faux honneur,
sur la parure &c. On trouve par tout un feu, un sel, une liberté qui
dévoile tout, qui n’épargne rien, qui fait tomber tous les masques, et
qui dépouille l’homme de ces envelopes trompeuses sous lesquelles
il a coutume de cacher ses vices réels, sa nudité, sa misère. Un Phi=
losophe le lira avec fruit, et souhaittera pourtant qu’il ne tombe
pas en toutes sortes de mains. Dans ce que je viens de dire je lie le
Commentaire sur la Fable avec la Fable elle même, comme on l’a
fait assez communément dans les divers jugemens qu’on en a porté.
Cet Ouvrage fut dénoncé au Banc du Roi par les Grands Jurés
de Midlesex, comme tendant à renverser toute Religion et tout Gou=
vernement civil, et une lettre fulminante addressée a Mylord C…
contre le même ouvrage, jointe à la dénonciation précédente donné=
rent d’assez fortes impressions pour engager Mr Mandeville à y ré=
pondre par une espèce d’Apologie.

Comme ce que je rapporte indique la Route que j’ai tenu pour
chercher à disculper cet Auteur, j’avouerai que sa défense m’a paru
froide, cavaliere, et insuffisante. Il ne paroit pas même prendre
fort à cœur le soubçon d’une Irreligion cachée sous un fond de
Liberté Philosophique. Il ne se défend proprement que d’avoir éle=
vé le vice au dessus de la Vertu, d’y avoir excité les Hommes, et
d’avoir usé d’aucune parole blasphématoire, profane ou scanda=
leuse. Il proteste de n’avoir eu aucun mauvais but; il se retranche
sur ce qu’il n’a point écrit pour le vulgaire, et se félicite d’avoir
fait un Livre dont la Morale, dit-il, est également sévère et sublime.
/p. 45/ Il s’aplaudit en particulier d’avoir suivi l’amour propre pas à pas dans
ses plus ténébreuses retraites.

Quoiqu’il convienne (et sans doute ironiquement) que son Livre n’est
qu’une Rapsodie sans ordre ni méthode, d’un stile fort inégal… , il
conclud ainsi. « Cependant je suis satisfait de mon Livre; puisque tel
qu’il est, il a diverti des personnes également vertueuses et spirituelles,
et qu’il ne peut manquer de produire cet effet sur toutes celles qui leur
ressemblent par de si beaux côtés. Les accusations affreuses qu’on a fait
contre la Fable des Abeilles, m’autorisent à lui donner plus de louanges
que je ne ferois dans toute autre circonstance. » Quand je dis qu’il con=
clud de cette manière, je ne dis pas que ce soient les dernières expressi=
ons de son Apologie, qu’il termine en protestant que s’il se trouve dans
la Fable des Abeilles aucun trait profane ou blasphématoire il con=
sent qu’elle soit flétrie par la main du Bourreau, ou s’offre de la bru=
ler lui même en public avec le désaveu le plus solennel.

Malgré cela, je crois qu’on peut s’en tenir au jugement des Au=
teurs de la Bibliothèque raisonnée Tom. III. Part. II. p. 410; 411. « Que
s’il se trouve dans cet ouvrage des pensées fausses, hazardées et dan=
gereuses, il s’y trouve des réflexions justes, ingénieuses et peut être
nouvelles. » Il m’a paru que Mr Mandevil, et tout homme qui
publie volontairement un ouvrage, dont le Public n’est jamais pressé,
aura les pus grands reproches à se faire, en s’expliquant sur des su=
jets importans de Religion, d’Etat, ou de mœurs, s’il ne le fait de la
maniere du monde la plus mesurée; et combien ne sera-t-il pas plus
coupable encor, si touchant à la base de ces augustes édifices, il paroit
les heurter sans précaution et sans correctif.

C’est ce que je n’oserois entreprendre de justifier dans Mr Mande=
vil, fussé-je même l’un de ses plus outrés admirateurs. Car si après
lui avoir accordé toute la faveur dont il a besoin pour la Fable des
Abeilles, je vais ensuite le rechercher dans les Discours, ou il étoit le
plus indispensablement obligé de respecter les principes fondamentaux,
de la Morale, apellé du moins à s’expliquer à cet égard avec retenue,
je ne saurois en trouver aucune.

Ainsi lorsque dans ses Recherches sur l’origine de la Vertu mo=
rale
(Dissertation particulière qui se trouve à la tête du II Volume,)
au lieu de chercher l’origine de la Vertu dans ses sources les plus res=
pectables, tout son industrie se tourne à donner à la Vertu une
base purement humaine; que dis-je! à ne lui donner d’autre base
que la ruse et l’intérêt des Législateurs humains, l’orgueil & la
crédulité des Peuples, qui se sont laissés prendre à cette chimère d’hon=
neur /p. 46/ et de honte; Que puis-je penser d’un tel Systhème et des vues secret=
tes qui l’ont fait naitre?

Peut être croiroit-on que l’Auteur cherche au moins les raports si vi=
sibles de la Vertu avec la nature de l’homme, avec ses besoins, ses espérances,
et son bonheur: Non; voici tout le parti qu’il en tire. « Plus, dit-il, nous
examinerons la nature de l’homme, plus nous nous convaincrons que lesTom. II. p. 14.
Vertus morales sont des productions politiques que la flaterie engendra de
l’orgueuil ». Ou l’on voit que rempli de mépris pour le Genre humain dont
les foiblesses favorisent son gout dominant pour la Satyre, il se plait à
confondre en toute rencontre les Vertus fausses qui ne sont que trop com=
munes avec la Vertu elle même, dont l’idée primitive ne sauroit dépen=
dre d’une pratique si vicieuse.

Si l’on suit avec attention le petit Discours dont je parle, l’opposi=
tion continuelle ou Mr Mandevil met la nature et la Raison, le ri=
dicule qu’il jette tantôt à pleines mains, quelquefois avec mesure et
d’une façon plus imperceptible; sur le renoncement à soi même, sur
la Vertu sublime, sur les victoires apparentes que le Sage remporte
sur lui même; on sera presque forcé de croire qu’il a voulu ruiner
de fond en comble toute idée de Moralité et d’imputation.

Je sai bien que cet Auteur & tous ceux qui parlent de cette ma=
nière croiront éviter le blame; en avertissant qu’ils placent la scène
dans l’état de nature, et qu’ils ne dégradent tout au plus que la Vertu
Paienne, dont la base étoit la chimère de la vaine gloire.

Mais que l’on pèse ses paroles, que l’on en embrasse l’art et l’en=
chainure, et l’on sentira combien la transition est facile d’une Epoque
à l’autre. Combien les raisonnemens qui sappent la Vertu même
Paienne, deviennent spécieux contre la Vertu en général. En sorte
qu’il sera malaisé à des Lecteurs qui perdent le fil, et auxquels cet
Auteur cherche souvent à le faire perdre, de n’en pas conclure, que
si l’idée primitive de la Vertu n’est que Politique, la Vertu elle
même n’est que folie, et tous ses sacrifices des productions ridicules
d’un enthousiasme qui fait bien des dupes.

L’Auteur avoit trop de pénétration pour ne pas sentir combien
son Systhème seroit revoltant, aussi avoue-t-il sur la fin de cette
pièce, que « le Lecteur croira peut être ses idées sur la Vertu mora=
le contraires au Christianisme ». La Religion en imposant aux
hommes les plus corrompus, il faloit du moins la respecter en appa=
rence; comme si l’on pouvoit respecter la Religion en méprisant la
Vertu, dont la pratique soutenue est le principal objet qu’elle se propose

« J’espère, dit-il, que le Lecteur reprimera ses censures s’il faitIbid. p. 23.
/p. 47/ attention que ces notions servent à relever la gloire de la Sagesse éter=
nelle. Rien ne peut en effet faire briller à nos yeux avec plus d’éclat la
profondeur impénétrable de la Sagesse Divine que la considération de cet
homme destiné par la Providence a vivre en Société. Cette créature peut
non seulement être mise dans le chemin du bonheur temporel, par le moi=
en de ses foiblesses et de ses imperfections; mais encor elle peut recevoir, de
la considération du défaut apparent des Causes secondes, une teinture de
cette connoissance que la vraie Religion doit perfectionner dans la suite
pour son bonheur éternel. »

Mais comment, je vous prie, le sentiment de ses foiblesses le fe=
ra-t-il remonter à l’excellent secours de la Religion, si ce sentiment in=
térieur ne mérite pas d’être écouté, et c’est ce que me paroit dire l’Auteur
d’une manière assez expresse dans la période qui précède immédiatement
son Apologie. Voici comme il parle sur cet important Article:

Ibid. p. 22.« L’homme le plus humble qu’il y ait au monde est obligé de recon=
noitre que la satisfaction intérieure qui sert de recompense à l’action ver=
tueuse, consiste dans un certain plaisir que cause la vue de son mérite
personnel. Or et ce plaisir et la Cause qui le produit, sont des indices
aussi certains d’orgueuil, qu’un visage pâle et que des genoux tremblans
le sont de la peur, qui nous saisit à la vue de quelque danger. »

Que si la satisfaction de l’homme de bien n’est autre chose que l’a=
plaudissement de sa vanité, les remords du méchant ne seront à leur
tour que les reproches, ou le mécontentement de l’orgueuil blessé de ne
pouvoir orner son triomphe de ces actions que les rusés Législateurs
ou l’imbécille vulgaire font passer pour vertueuses.

C’est ainsi que la Conscience, ce Tribunal de Dieu dans l’homme,
devenant, s’il m’est permis de le dire, le méprisable bureau de l’amour
propre, ce n’est sans doute que par une pure mommerie qu’un Auteur
qui avilit ainsi la Conscience veut paroitre encor lui supposer quelque
sentiment de moralité et de Religion.

Suspendons neammoins, Messieurs, autant que nous le pourrons
avec justice, l’indignation que de pareils traits méritent. Peut être l’or=
gueuil que Mr Mandevil regarde comme la cause de la satisfaction inté=
rieure, est-il par cela même une preuve que la Vertu pure est propre
à relever l’homme; et pour qu’elle lui donne quelque dignité, il faut
qu’elle ait nécessairement une réalité permanente, une valeur et
une beauté intrinséque. Tout comme pour pouvoir se féliciter de
la dignité que donne la Vertu, il faut pouvoir s’assurer de sa réalité
par des caractères indubitables.

C’est là précisément ce qu’avoit établi Mylords Schaftesbury dans
Tom. II. p. 139/p. 48/ ses Caractéristiques &c. et voici comme Mr Mandevil le raporte au
commencement de sa Dissertation intitulée Recherches sur la Société.

« Considérant de plus la Vertu et le Vice, par raport au Genre humain,
Mylord est dans l’idée que ce sont des réalités permanentes, qui doivent tou=
jours être les mêmes dans tous les Siécles. Il croit que toute personne, qui
a l’entendement sain, peut, en suivant les régles du bon Sens, non seule=
ment découvrir le BEAU, et L’HONNETE dans la Morale, tout comme
dans les Ouvrages de l’Art et de la Nature; mais encor se gouverner par
le moien de sa Raison avec autant de facilité qu’un bon Cavalier con=
duit par le moien du mords et de la bride un cheval bien dressé. »

Voila, Messieurs, deux idées bien simples, découvrir l’honnête et
se conduire en conséquence à l’aide de la Raison qui nous est donnée.
Mais selon Mr Mandevil nous ne pouvons ni le connoitre ni le pratiquer.
« Quiconque (dit-il) aura lu avec attention les pièces qui ont précédé, s’ap-
percevra sans peine, qu’il n’est pas possible de trouver deux Systhèmes
plus opposés que celui de ce Seigneur et le mien. »

En effet l’un établit une régle fixe de conduite, l’autre n’en veut
aucune, et y attache même un ridicule dont le Systhème opposé
n’est point susceptible. « Ses notions (dit-il) je l’avoue, ont quelquep. 141.
chose de généreux et de sublime… à l’aide d’une petite dose d’en=
thousiasme &c. » et plus bas voici comme il les ravâle.

p. 154.« Des plans de conduite aussi mitigés, et des vertus aussi tranquil=
les que celles qui sont recommandées dans les Caractéristiques ne va=
lent rien que pour former des génies pesans. Elles peuvent donner à
un homme les qualités requises pour gouter les plaisirs stupides d’une
vie monastique, ou tout au plus pour exercer l’emploi de Juge à
paix à la Campagne ».

Voila, Messieurs, dans quels termes cet Esprit hardi espère de
s’élever au dessus d’un des plus beaux génies d’Angleterre par le tri=
omphe qu’il croit avoir remporté sur le beau et l’honnête. Or
vous jugerez bientot, Messieurs, si tout autre que lui même lui eut
decerné la Palme.

Son grand but étoit de prouver la nécessité absolue du Malp. 141.
moral pour établie & pour conserver les lustres et la prospérité d’une
Nation; objet déja bien propre à calmer les inquiétudes que donner
le vice, pour ne rien dire davantage.

« Dans ce dessein (voici ses propres paroles) j’examinerai avant
toutes choses, si le BEAU et l’HONNETE, le τò καλòν dont les An=
ciens ont tant parlé, est effectivement quelque chose de réel. Je
discuterai s’il y a du mérite et une excellence réelle dans certains
/p. 49/ objets. J’examinerai s’il y en a quelques uns qui aient effectivement
quelque prééminence qui soit apperçue par tous ceux qui les connois=
cent; Ou s’il y en a bien peu pour ne rien dire de plus, qui aient été
également estimées, et dont on ait porté le même jugement dans
tous les Païs et dans tous les Siécles. »

Pour procéder à l’exécution, le raisonnement l’eut mal servi, le
plus court étoit de brouïller tout, et de replonger tout dans le cahos;
d’enveloper les plus grands & les plus petits objets dans la même incer=
titude, et au lieu de convenir des sujets sur lesquels les hommes rai=
sonnables de tous les tems ont eu des idées fixes et déterminées, son u=
nique souci devoit être de ne présenter à ses Lecteurs que de conti=
nuelles variations. Pour cela il parcourt celles qu’on a observées de
tout tems dans les gouts & les sentimens des hommes par raport
aux ouvrages de l’art et de la nature, aux modes et aux usages re=
çus ou abolis selon le caprice, blamés ou aplaudis selon l’intérêt
dont on se laisse bercer. De ces legers traits plus amusans qu’éclai=
rés Mr. Mandevil conclud ainsi.

« Nous voions par là que l’amour ou l’approbation que nousp. 149
donnons aux choses dépend principalement de la mode et de la
coutume, des reglemens & de l’exemple de nos Supérieurs, ou en gé=
neral de ceux que nous croions en quelque manière nous surpasser. »

Enfin de ce que la Tulipe, l’Auricule et l’œillet ont partagé
les Fleuristes, ou de ce qu’on a inhumé les morts tantot dans du
linge et tantot dans des étoffes de laine, notre habile voltigeur
conclud qu’il n’y a pas plus de certitude dans la Morale.

Ici l’on n’aura nulle peine à comprendre ce qu’il dit en finissantp. 216.
cette piéce; « J’avoue qu’en écrivant cet ouvrage je me suis moins
proposé de gagner l’approbation que de m’amuser. »

Il n’y a qu’une chose qui m’embarasse et que je ne puis com=
prendre, c’est comment il est possible qu’un homme qui n’est pas
blessé s’amuse à rendre suspectes la Morale et la Religion.

Je dis la Religion, car comme elle doit, si elle est réelle, avoir
au plus haut degré le beau et l’honnête dont la réalité est l’ob=
jet de sa Critique, il a fallu nécessairement s’expliquer sur cet
objet de la vénération commune des hommes.

« Quelle est, dit-il, la meilleure Religion?... Demandez le
a Peking, a Constantinople et à Rome, vous recevrez trois répon=
ses extrémement différentes. … Informez vous des differentes
Sectes qui divisent les Chrétiens, quelle est la véritable Eglise de
Christ? Ceux de chaque Secte vous diront que c’est celle dont ils sont
/p. 50/ membres, et pour vous en convaincre ils vous prendront par les oreilles. » Que
pensez vous, Messieurs, de ce misérable lieu commun du Déisme, par lequel
on cherche à rendre la vérité responsable des vices des hommes?

Dira-t-on ici, comme on a osé l’avancer dans l’Avertissement
qu’on lit à la tête du I Volume, « que l’Auteur s’exprime d’une ma=
nière à convaincre le Lecteur qu’il parle ironiquement », et quelques
lignes plus bas, « nous ne comprenons pas comme on a pu se mépren=
dre sur la manière d’écrire de cet Auteur, il dit lui même qu’il a écrit
ironiquement. »

Si nous pouvions nous arrêter à discuter la nature, le but et les
usages de l’Ironie, je crois, Messieurs, qu’il seroit aisé de prouver,
qu’il est de Sujets avec lesquels ce jeu de l’esprit est inalliable: tels sont
ceux qui ne réveillent rien que de grand, et dont la seule idée écarte
tout ce qui a l’air de jeu, de liberté excessive et de bagatelle. Ainsi
la majesté des Loix, l’Autorité Souveraine sont des objets trop nobles
et trop imposans pour admettre le badinage inséparable de l’Ironie.

Il est même des Sujets dont le caractère sérieux exclud absolu=
ment une figure aussi enjouée. Je mettrois dans ce rang toute passi=
on assez vive pour remplir l’ame toute entière, l’affliction, la terreur,
le desespoir. Dans la douleur l’Ironie seroit choquante, dans l’expressi=
on d’un amour violent elle seroit peu probable.

Il est enfin d’autres Sujets plus privilégiés encor, ce sont ceux
qui joignent à leur nature sublime, l’idée des Devoirs les plus indis=
pensables, et des routes les plus décisives pour notre bonheur. Ainsi
la Divinité, la Religion, la Vertu présentent des idées si graves, si
respectables & si intéressantes; qu’il n’est pas possible qu’un Esprit
sensé s’en laisse distraire par des minucies, ni qu’il puisse en supor=
ter l’absurde mélange. Le but de l’Ironie étant de donner une es=
pèce de change à l’Esprit, de le tenir dans une sorte de doute, ne
sauroit quadrer avec les idées fixes et invariables qu’il importe
d’avoir de ces grands objets.

Je laisse donc à penser si l’Ironie étoit à sa place dans les Su=
jets et dans les endroits que j’ai indiqué; si même il est à pré=
sumer qu’un Auteur ait eu dans l’Esprit cette figure de Rhétori=
que dans un Discours qui revient précisément aux propositions
suivantes,

La Religion n’est que variation;
La Morale n’est qu’incertitude;
La Vertu n’est que Chimère et le phantôme de la Politique
La Conscience n’est que le langage de la vanité et de l’amour propre

/p. 51/ Si ces propositions ne decoulent pas nécessairement du langa=
ge de cet Auteur, il faut convenir du moins qu’il n’a rien négligé
pour y donner lieu, et pour induire un Lecteur peu affermi ou mal
disposé à tirer ces pernicieuses conséquences.

Par raport à la Religion, si son unique but étoit de blamer les
divisions, le Schisme, l’opiniatreté et l’intolérance, il falloit du moins
mettre à couvert les objets fondamentaux et invariables de la Religi=
on, donner quelque azyle à la Vérité, bien loin d’insinuer qu’elle ne
trouvoit nulle part.

Par raport à la Morale, quand il seroit vrai comme il l’est en
effet que les Législateurs humains ont su profiter prudemment des
impressions que faisoient sur les hommes, l’honneur et la honte, la
gloire ou le blâme, l’Auteur devoit du moins laisser apercevoir que
ces habiles Politiques batissoient sur des notions générales et certaines
dont ils n’étoient pas les Auteurs; Que leurs Loix les plus sages étoient
entées sur des principes constamment reçus qui n’étoient rien moins
que l’ouvrage de leur artifice.

Sur la Vertu, il est inconcevable que Mr Mandevil ait osé met=
tre en doute, s’il y a quelque chose au monde qui ait une bonté et
une excellence réelle; s’il se trouve quelque idée, quelque principe ou
quelque sentiment qui soit beau et honnête en soi, qui en ait incon=
testablement les caractères de l’aveu du plus grand nombre ou de la
partie la plus saine du Genre humain, sans que le caprice et les va=
riations dont il parle aient jamais pu détruire ces notions communes.

Enfin par raport à la Conscience, il étoit sans contredit in=
finiment dangereux de confondre le plaisir que l’homme prend à
se flater dans tout ce qu’il fait de bien, avec cette satisfaction pure
qui anime et qui recompense déja dans ce monde la Vertu. Ces com=
bats qui précédent le crime, cet effroi qui saisit ceux qui le com=
mettent, ces terreurs qui les accompagnent, ces remords qui les
poursuivent au milieu de leurs grandeurs et de leurs plaisirs, dans
le tems même que la gloire et le pouvoir le plus absolu les en=
vironne; indiquent une force majeure et respectable qui y pré=
side, un mobile plus puissant que celui de l’amour propre supé=
rieur aux préjugés les plus enracinés de l’éducation. Ces sentimens
irréfragables montrent, avec une évidence victorieuse, des Loix
éternelles, un Juge suprème, les peines et les recompenses d’une
autre vie.

C’est là ce qu’il ne faloit pas si soigneusement cacher au
Lecteur, au point même de lui rendre suspecte et méprisable une
/p. 52/ voïx qui lui parle bien différemment lorsqu’il daigne l’écouter, une
voix qui ne parle jamais que pour le bonheur du Genre humain, et
pour l’amandement de chaque homme en particulier.

Ce ne sera donc pas juger l’Auteur d’une manière trop sévère de
dire que, s’il ne peut être convaincu d’avoir formellement enseigné les
propositions les plus irreligieuses et les plus contraires aux bonnes mœurs,
il s’explique du moins à tous égards d’une manière très rela=
chée, et très imprudente; d’autant plus dangereuse qu’elles est re=
vêtue des ornemens du stile, égaiée par un badinage assez neuf, et
abondamment assaisonnée du sel piquant de la raillerie. On sait
combien un tour vif et plaisant, une liberté sans mesure, et une
route presque nouvelle, a de charmes pour la jeunesse. On s’em=
barasse peu ou l’on marche, pourvu que ce soit parmi les fleurs;
l’on ne songe guéres au péril en y allant au bruit des acclamati=
ons, et l’on est sur de les recevoir en flatant le gout dépravé de
la multitude. C’est la l’éceuil ordinaire d’un bel Esprit qui brule
d’être applaudi. Il ne seroit qu’approuvé en écrivant des choses ju=
dicieuses, il sera admiré s’il hazarde les plus hardis paradoxes; Il
charmera sur tout une foule de gens corrompus, s’il ose briser le
joug que la Raison et la Religion leur impose.

Voila sans doute la vraie Cause de la Fortune qu’ont fait
les Ouvrages de Mr Mandevil. Heureux l’Auteur qui craint une
telle réputation, et le Lecteur qui les lit avec une sage défiance.

J’interromps pour le coup ces Essais de Critique, crainte que la
justesse de votre gout ne la fasse retomber sur moi.

Sentiment de Mr DeCheseaux le fils.Monsieur DeCheseaux le fils croit que Mr Mandevil a de l’a=
version pour tout ce qui sent la règle, et qu’il tache d’entrainer
ses Lecteurs dans son sentiment. Monsieur Seigneux l’a jugé bien
doucement.

Monsieur le Professeur D’Apples voudroit qu’on eut lu laSentiment de Mr le Professeur D’Apples.
Dissertation de Mr Mandevil en entier, afinqu’on en pût mieux ju=
ger, non qu’il ne se raporte bien à l’extrait que Monsieur le Bour=
sier en a fait, mais seulement pour en juger avec plus d’impartiali=
té: ou si on ne vouloit qu’exposer dans quelles idées Mr Mandevil
est, qu’on se fut borné aux articles qui sont à la fin de la Disserta=
tion de Monsieur Seigneux. Ce que l’Auteur dit de la Religion, de la
Morale, du juste et de l’injuste suffit pour montrer qu’il donne de
fausses idées de toutes ces choses. Il croit aussi que Mr Mandevil et My=
lord Schaftesbury sont à peu près dans les mêmes idées, quoique Mr
Mandevil dise qu’il est dans de différentes.

/p. 53/ Sur ce que l’Auteur dit qu’il n’y a point de principe fixe du jus=
te et de l’injuste, Monsieur D’Apples croit que l’Auteur a peint plutôt
les Hommes, qu’il n’a donné des principes, pour leur servir de règle de
conduite. L’Entendement fournit les principes de la vérité et des De=
voirs, la Raison les met en pratique; mais l’homme abandonne ces
idées, se jette dans le doute et suit ses passions. Si donc l’homme n’a
point de principes ce n’est pas qu’il n’y en ait, et qu’en puisse avoir,
mais cela vient de ce que ces principes l’incommodent et qu’il aime
mieux n’en avoir point.

Sentiment de Mr l’Assesseur Seigneux.Monsieur l’Assesseur Seigneux a dit que ce qui l’a fait dé=
fier des sentimens de Mandevil, c’est qu’il tache de se justifier et de
prévenir ses Lecteurs pour leur faire recevoir cette proposition, par exem=
ple, et plusieurs autres de même nature, que les vices sont aussi né=
cessaires au bonheur de la Société que la Vertu: quoique, de la mani=
ère dont les choses sont établies dans le monde, on puisse justifier
cette proposition à quelques égards, il croit cependant que l’Auteur
est libertin & son ouvrage dangereux.

Sentiment de Mr le Baron DeCaussade.On doit savoir mauvais gré, a dit Monsieur le Baron DeCaus=
sade, à ceux qui abusent de leur esprit pour détruire la Religion qui est
la base du bonheur de la Société. Il a vu des personnes de mérite qui
qui croioient, comme Mandevil, qu’il ne faloit pas trop multiplier
les Ecoles de charité, parceque l’éducation qu’on y donnoit aux jeunes
gens leur élevoit l’esprit et le cœur; et leur faisoit mépriser le tra=
vail rude et grossier, qu’il falloit cependant des ouvriers pour culti=
ver les terres. Mr Mandevil et Bayle qui écrivent d’une manière
agréable sont d’autant plus coupables d’avoir donné des ouvrages
ou ils attaquent les bonnes mœurs & la Religion, qu’ils se font lire
avec plaisir.

Monsieur DuLignon a trouvé que Monsieur Seigneux a bienSentiment de Mr DuLignon.
dévoilé les mauvais desseins de Mr Mandevil; cet Auteur s’est jus=
tifié, il en avoit besoin pour se cacher: Il pense qu’il ne faut pas
trop multiplier les Ecoles de charité crainte de tomber dans les in=
convéniens que Monsieur DeCaussade a remarqué. Mr Mande=
vil dit qu’il reste d’un sentiment différent de Mylord Schaftesbury, mais
il ne le dit, a observé Monsieur DuLignon, que pour gagner l’affection
de ses Lecteurs qui sont convaincus du peu de Religion de ce Lord.
Il trouve aussi que les Auteurs qui ont de l’esprit et qui écrivent
avec délicatesse auront un bien grand compte à rendre, lorsqu’ils
emploient ces talens comme Mr Mandevil & Bayle à soutenir
le parti de l’erreur & du vice; et à entrainer dans leur égarement un
/p. 54/ grand nombre de personnes, qui auroient rejetté leurs maximes avec
horreur, si elles eussent été proposées d’une manière simple et éloignée
de tout ornement.

Monsieur le Professeur Polier approuve Monsieur SeigneuxSentiment de Mr le Professeur Polier.
d’avoir montré le faux des principes de M. Mandevil; il les aussi com=
battu par cette raison, c’est qui si l’on fondoit une Société sur ces
principes elle crouleroit bientôt quelque florissante qu’elle parut être
dabord. L’Auteur laisse paroitre trop à découvert son mauvais but
pour qu’on en puisse douter; Les Pensées libres &c. qui sont un ouvra=
ge du même Auteur n’avoient donné aucune mauvaise idée à Mon=
sieur Polier contre lui. Mr Mandevil ne s’est justifié que parce qu’on
l’a accusé; mais il se défend de manière à faire voir que les prin=
cipes qu’on lui suppose étoient dans son cœur. Il croit que l’Auteur
est dans les mêmes sentimens que Mylord Schaftesbury. Ce der=
nier croit que l’homme pouvoit se soutenir dans la Société et la
rendre heureuse par les seules idées du beau et de l’honnête, il
considéroit l’homme avant le péché. Mais comme personne n’a ces
principes dans un degré parfait, que l’homme n’a pas toujours ces idées
présentes, qu’il réfléchit peu, et que souvent même entrainé par ses
passions il agit contre les lumières, en un mot que l’homme tel qu’il
l’a supposé ne se trouve point, il en conclud que l’homme ne peut
point suivre ces principes & que par conséquent il n’a aucune régle
fixe. Mr Mandevil au contraire envisage l’homme tel qu’il est, et
montre qu’il ne suit point de règle.

Mandevil établit que les vices sont utiles à la Société, qu’ils
font fleurir le commerce et les Arts, tels sont par exemple, le luxe
la vanité, la gourmandise, l’avarice, &c. mais la Société en seroit
elle moins heureuse si ces vices en étoient bannis; les Arts utiles, et
le commerces y fleuriroient-ils moins? L’Auteur se contente de faire
voir le désavantage de la destruction des vices, la Société, dit-il, lan=
guiroit, on se contenteroit du simple nécessaire; l’activité, le gout,
et tous les Arts n’y paroitroient point; mais il n’établit tout cela que
parce qu’il suppose les hommes sans vertu, de même que sans vice,
au lieu que si vous substituez la vertu, l’amour du prochain, l’ardeur
à faire valoir ses talens, à les rendre utiles à la Société dont on est
Membre, la générosité; la Société n’aura peut être pas le même lustre
qu’elle a à présent, mais elle en aura un autre qui ne brillera pas
moins, au contraire il n’en sera que plus beau. Dailleurs l’Auteur auroit du
envisager la Société par raport au contentement de l’esprit; et à cet
égard il seroit facile de montrer qu’elle tireroit un grand avantage de la des=
truction des vices.

Note

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intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée XXXVI. Lecture de la "Fable des Abeilles" de Mandeville », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 18 janvier 1744, vol. 2, p. 41-54, cote BCUL 2S 1386/2. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/472/, version du 24.06.2013.
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