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Société littéraire de Lausanne, « Sur les qualités les plus propres à nous concilier la bienveillance des autres hommes, par F. Verdeil  », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [25 juin 1780], p. 170-178

<171> Sur les qualités les plus propres
à nous concilier la bienveillance des autres
Hommes.

Par Monsieur Verdeil

La Bienveillance est un sentiment qui porte à vouloir
du bien à quelcun. De Bien et vouloir est resulté le
composé bienveillance, au grand étonnement de la Langue
Française, qui n’admet gueres de Composés.

Il me semble qu’on a souvent confondu la
Bienveillance avec l’amitié et qu’on le fait encore journel=
lement. L’Abreviateur de Richelet, Auteur estimable
à nombre d’egards, en fait les sinonymes parfaits, il y
pretend que la Bienveillance est une Action qui mar=
que de l’Estime, de l’amitié; C’est certainement trop
dire, l’Academie definit la Bienveilance, une affection
bonne volonté ou disposition favorable envers quelcun
et ne la distingue pas assés de l’amitié qu’elle dit
etre une affection que l’on a pour quelcun et qui
d’ordinaire est mutuelle.

Il est tres difficile d’exprimer les nuances qui
distinguent les sinonymes d’une Langue. Ce mot
est échapé à l’Abbé Girard, dont le pinceau est
si delicat et si énergique.

La Bienveillance et l’Amitié ne sont pourtant
pas la meme Chose. La Bienveillance conduit
à l’amitié et peut éxister sans Elle; l’Amitié au
contraire suppose toujours la Bienveillance. Je
trouve entre la Bienveillance & l’Amitié une diference
qui me paraît avoir de l’analogie avec celle qu’il
y a entre la possibilité et l’existence. La Bien=
veillance est une simple disposition de faire du
Bien à quelcun; L'Amitié
<172> l’Amitié est plus qu’une disposition, c’est
un sentiment vif, qui necessite d’une façon
imperieuse, non seulement à vouloir, mais à
faire du bien à quelcun; Le Bien
dans le monde porte davantage à l’exterieur
aux avis du visage, aux manieres affectu=
euses, aux paroles douces & flatteuses,
aux empressements obligeants; l’Amitié
au contraire est, si j’ose dire, plus interieure
elle va au solide, à de bons offices, à des
services essentiels, à la vie, à la mort.

Fondée sur la vertu, l’amitié est aussi
clairevoyante que chaude et active, la Bien=
veillance qui est ordinairement l’effet d’une
impression agreable, est quelque fois un
sentiment aveugle, souvent involontaire, tou=
jours automatique.

On nous a conservé l’emblème, sous lequel
les Romains representoient l’amitié «C’etait
dit-on, la figure d’une jeune personne, vetue
d’une tunique, sur la frange de laquelle
on lisoit ces mots, la mort & la vie, sur
son front étoient gravés ces mots, l’Eté &
l’Hyver.
La figure avait le coté ouvert
jusques au cœur, qu’elle montrait du doigt
avec ces mots, de près et de loin» Je crois
qu’on pourrait faire l’emblème de la Bien=
veillance, en la representant sous la figure
d’une femme tres jeune et apuiée sur le
Globe de la Terre, couvrant legerement ses
yeux d’une main et tendant l’autre avec
un geste doux & affectueux. S'il

<173> S’il est une qualité qui soit plus propre que
les autres à se concilier la Bienveillance des
hommes, je crois que ce doit être cette bonté
naturelle, qui se fait remarquer à l’exterieur,
dans les Actions importantes, comme dans les plus
indiferentes.

Un penchant naturel, un sentiment plein
d’attraits & pour ainsi dire machinal, nous porte
constamment à vouloir du bien à un homme,
dont la bonté caracterise toutes les actions.

Alphonse le Magnanime, assiegeant la Ville
de Gaète descendit de Cheval pour aller secourir
un Païsan. Ce trait de bonté fit plus que le
Canon, ce grand moyen des Rois, il força les murs
de la Ville, où toutes les batteries n’avoient pu
faire ouverture en plusieurs jours.

Les Princes, par leur Elevation, font plus en
une que les autres hommes, leurs vices & leurs
vertus ont plus de force, parce qu’ils sont
puissants, les consequences en sont plus marquées,
plus inevitables, parce que la terre entiere a
les yeux ouverts sur eux, et que la posterité ne
manque jamais de les juger. C’est dans leurs
histoire que le Philosophe peut trouver de grands
traits et qu’il peut prendre ses tableaux, sans
craindre de se tromper autant que dans la
vie privée et obscure des simples particuliers.

En repassant dans ma memoire la petite liste
des Princes qui ont merité la Bienveillance de
leurs sujets, de leurs contemporains, et même de
la posterité, je n’y trouve que les noms de ceux
dont la bonté a été la premiere vertu. C'est

<174> C’est parce que Titus croiait avoir perdu sa
journée, lorsqu’il n’avait pas fait un heureux,
qu’il fut apelé l’amour & les delices du genre
humain
. C’est parce que Louis XII surnom=
mé le Pere du Peuple, faisoit regner avec lui
les vertus d’un bon Roi «que ses yeux, dit un
historien, ne pouvoient se lever qu’ils ne rencon=
trassent un Ami, que ses voyages étoient des
Triomphes, que les gens de la Campagne accouroient
de 10 & de 20 lieues à la ronde, l’entourroient,
le pressoient, faisoient toucher des linges à sa
personne, à ses habits, à son Cheval & les em=
portoient chés eux, comme les plus precieuses
reliques.» Vous saves Messieurs avec quel enthou=
siasme les Français ont aimé le feu Roi, il lui
a fallu beaucoup de peine pour se faire haïr, et
encore n’y reussi-t-il pas complettement.

Les Italiens ont un proverbe qui dit, Tanto
buono
, che non vale niente
. Le Chancelier Bacon
qui par Parenthèse etoit meilleur Philosophe
speculatif que moraliste, trouve ce proverbe tres
mauvais, et il n’a pas tort, il aurait cependant
pu voir buono, bon etoit pris ici pour le sinonyme
de faible, même de bête. C’est dans ce sens
que Messieurs les Jurisconsultes Allemands, qui
ne sont pas ordinairement fort plaisants, apellent
un Cocu Vir Bonus, un bon homme. C’est encore
dans cette acception sinonyme, que l’epithete de
bon homme est devenuë en français une sorte
d’Injure.

Il est sans doute peu flatteur, de passer dans le
monde pour un bon homme, ou un Vir Bonus mais
<175> Mais cette qualité même quelque ridicule qu’elle soit
est propre à se concilier une sorte de Bienveillance.

Un bon homme ennuye, mais il ne se fait point
haïr. S’il excede, on prend de l’humeur contre lui
mais bien tot la Bienveillance gagne le dessus en
sa faveur. Vous aures souvent vu qu’on se mocquait
dans la societé, d’un bon homme, mais vous aures
aussi observé qu’on finissait toujours par cette phrase
C’est pourtant un bien bon homme; sorte de repentir
qui ne peut etre que l’expression de la Bienveillance.

Il est une sorte de bonté, ou de bonhommie
qui est l’Effet immediat du Temperamment, de la
faiblesse, d’une espèce d’indolence ou d’apathie; Cette
bonté est aussi propre à gagner la Bienveillance des
hommes, quoi qu’elle ne vienne que de l’impossibilité
de faire du mal, et que dans le fond elle soit peu
meritoire. Aucun homme, si je ne me trompe
n’avait cette qualité negative, comme le Celebre
Lafontaine, aussi étoit-il aimé de tout le monde
meme de ses confreres les Academiciens, au point
qu’ils voulurent enfreindre en sa faveur leurs Loix
pecuniaires. Racine & Despréaux qui étoient au
contraire mechants, furent dechirés, mollestés, tour=
mentés pendant toute leur vie. Au milieu de
l’orage qui ballotait ces deux hommes Celebres, le
bon Lafontaine, non moins celebre qu’eux, coula sa
vie paisiblement: il s’en fut comme il etait
venu.

Fontenelle avait une sorte d’Apathie qui lui
donnait l’exterieur de la bonté, et lui aquit la bien=
veillance de tous ceux qui le connoissoient; Quelcun
lui ayant demandé un jour, par quel moyen il s'etoit
<176> s’etoit fait tant d’Amis et aucun Ennemi;
Par ces deux axiomes, repondit-il, tout est possible
et tout le monde a raison
; Un homme qui
croirait à ces deux prétendues axiomes, seroit
sans contredit, un sot: mais Fontenelle, qui s’en
mocquoit au fond du cœur, s’il est vrai qu’il
en eut un, fit par sistème, ce que la bonho=
mie de Lafontaine faisoit machinalement et
ce que la bonté éclairée fait par principe.

Il reussit en consequence, si ce n’est à se
faire veritablement aimer du moins, à n’avoir
point d’Ennemis, à se concilier une espece de
Bienveillance;

Il paroit donc evident que cette bonté raisonnée
qui se manifeste dans toutes les Actions, et ce
qu’il y a de plus propre à gagner la Bienveil=
lance universale, et cela d’autant mieux, que
la simple apparence de cette vertu; n’a jamais
manqué à concilier une espece de Bienveillan=
ce à ceux qui l’ont possedée; Je suis
neammoins fort eloigné de penser que la bonté
soit la seule qualité, exclusivement à toute autre
qui puisse produire cet effet; En morale ainsi
qu’en Phisique, un effet est presque toujours
le resultat d’un concours de plusieurs causes.

C’est ainsi qu’on veut du bien à un homme
ou parce que sa figure plait, ou parce que
son Esprit a des graces, ou parce que ses
manieres ont quelque chose qui charme &ea

Toutes ces choses prises separement pouvant
faire naitre plus ou moins de bienveillance, il
est clair que ce sentiment, si doux à inspirer est
<177> est quelques fois l’effet de plusieurs causes.

En examinant donc quelles qualités, apres la
bonté, sont les plus propres à captiver la Bienveil=
lance, je n’en vois d’autres que le don de plaire.
Ce don, ou si vous l’aimes mieux, cet art, donne de
la vie aux grandes qualités, du charmes aux
parolles, de l’ame aux actions, du lustre à
toutes les beautés.

Un auteur Espagnol, nommé Baltasar Gracián,
sorte de Machiavelliste en morale, dit, dans un
Livre intitulé l’homme de Cour, que le don de
plaire est une magie de Courtoisie, une plausibilité
d’Actions, un moyen d’apetit, un Grochet galant;

Ce galimathias est inintelligible, mais l’auteur
en conclud que le don de plaire sert à gagner la
faveur universelle, et il me paraît qu’il dit une
verité que l’experience confirme journellement.

Il serait interessant d’examiner sur quels prin=
cipes ce fonde ce don ou cet art de plaire, qui
n’est pas tout à fait celui qu’Ovide a chanté.
Sans doute depend trop des circonstances pour
pouvoir s’assujettir à aucun principe imperieux.

Il me paraît sans entrer dans d’autres de=
tails qu’il tient de la reflexion, qu’il doit
beaucoup au tact, mais que son plus beau lui
vient de la nature.

Quelques Philosophes acoutumés à se payer des mots
ont dit que pour avoir le don de plaire, il fallait
posseder le Je ne sais quoi. Ce langage rassemble
aux facultés ocultes, ou aux natures plastiques
d’Aristote dont on s’est tant moqué; Pour moi
qui ne saurais attacher aucune idée à un je ne sais quoi
<178> quoi, je preferaierois le crochet galant de
Baltasar Gracián, qui dit au moins quelque
chose.

Quoi qu’il en soit de ce je ne sais quoi, sur le
quel le Pere Bouhours a gravement disserté,
il est certain qu’il doit jouer un grand rolle
dans les qualités qui servent à gagner la bien=
veillance. Quelcun a dit que les actions ont
leur sage femme, et que c’est à ce je ne sais
quoi
, qu’elles sont redevables d’accoucher heureu=
sement. Si cette idée est vraie, j’en conclud
en finissant ce verbiage que nous ne pouvons
manquer de faire naitre la bienveillance, lorsque
je ne sais quoi accouche la bonté dans
nos actions.

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur les qualités les plus propres à nous concilier la bienveillance des autres hommes, par F. Verdeil  », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [25 juin 1780], p. 170-178, cote BCUL, IS 1989 VII/4. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1409/, version du 08.02.2024.
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