Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Sur l'inutilité de certaines sciences, par A. Bugnion », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [juin] [1772]-[juillet] [1772], p. 161-170

Par Mr Bugnion de Londres.
Y a t’il des sciences ou des parties de sciences
parfaitement Inutiles aux hommes?

Je me suis souvent étonné, Messieurs, qu’une
Grave accademie, qui doit toûjours avoir la balance
à la main, dans ses Jugemens eut pû couronner
l’Eloquente declamation du Philosophe de Genève
contre les sciences et les Arts; Est un Paradoxe
revétu de Couleurs aussi brillantes, que si en était fait sans
<162> sans doute pour seduire de jeunes cervelles où l’Imagination
commande despotiquement à toutes les autres facultés, mais
non pour entrainer des suffrages que la raison seule devrait
dicter; Aussi l’Accademie de Dijon n’a t’elle pas moins cultivé
et encouragé les sciences, depuis qu’elle essaya de les flétrir
en donnant le Prix à son détracteur, et lui même a bien prouvé
ce qu’il pensait de sa Thèse et de ses approbateurs en ne
cessant d’écrire depuis et en donnant des systèmes d’édu=
cation, où le dévéloppement de la raison et l’application
aux Sciences entrent essentiellement. Rien ne ressemble
moins à l’homme sauvage que son Emile; et à un Chef
de hurons que son mentor. Ce beau sermon contre
les sciences à même agi en sens contraire, comme il
arrive assés souvent, puisque depuis l’Instant où il fut
prêché à l’Europe, on a vû sortir de divers endroits
et de ceux même qui ne paraissent pas même faits
pour de telles productions, des ouvrages nouveaux, qui
rassemblent toutes les sciences, et l’Empressement
à les acquerir, a prouvé en même tems que ce n’était
pas là un effort de gens de lettres, pour resister
aux entreprises de l’usurpateur qui voulait Envahir
leurs Privilèges; Mais le Cri de l’humanité, qui sentend
ses besoins voulait y remedier en acquerant le Tresor
des connaissances, ou qui convaincue de l’utilité qu’elle
en avait déjà tiré se plaisait à rendre hommage
à ses biens faiteurs en se familiarisant avec leur
procedé et leur histoire. Le stile magique de J. Jacqes
n’a donc rien prouvé dans le fait contre les
sciences, et je crois que leur existence seule démontre
leur utilité generale pour l’homme, puisqu’il n’en est
aucune qui ne lui ait coûté des efforts et des Travaux
qui le peinent naturellement, mais l’instinct moral
que personne ne s’est encore avisé de lui refuser
serieusement, cherchait son Aliment, et l’a trouvé dans
<163> dans les differen objets de connaissances humaines, tout comme
les besoins phisiques ont inventé aussi tant de nourritures
differentes; et on pourrait dire aussi des choses tres spirituelles
et tres vraies contre l’usage du Pain du Ris, et de toute espèce
de comestible; Il n’en est aucun qui n’ai donné des indigestions
et des maladies dans certains cas; Il n’en est aucun qui ne
puisse être mal préparé, et des là devenir nuisible. On
ne s’est pas épargné non plus à invectiver contre leur usage,
Mr Linguet a fait il n’y a pas longtems une tres belle décla=
mation contre le froment; Cependant on continue à en man=
er, et on continuera vraisemblablement aussi longtems
qu’on pourra s’en procurer, et je crois qu’il n’en est aucune
de parfaitement inutile en general. Pour le prouver
complettement il faudrait les parcourir toutes; Mais pour
cela il faudrait avoir été initié dans toutes; Et en
vous disant, Messieurs, que j’en suis immensement éloigné,
J’Espere que vous ne m’accuserés pas d’une subtilité d’a=
mour propre, qui se déprime, pour que les Temoins de
cette injustice le relevent davantage; Mais je puis au moins
dire deux mots des Principales, et vous pouvés, Messieurs,
suppléer à ce que je serai forcé d’ometre.

Je commence par celle qui s’éleve jusqu’au Ier Principe,
et en la prenant suivant la première acception, pour la
connaissance de l’être Créateur et conservateur actuel de
l’univers, pour être un jour le Juge de tous les êtres
Moreaux, pourrait on avancer qu’il en soit un seul
qui n’en ait besoin, pour se rendre quelque raison à lui
même de son existence, pour y prendre l’Idée de ce premier
devoir, et le motif le plus sensible à toutes les vertus
pour se soutenir dans la pratique du bien, malgré les
injustices frequentes des hommes, en trouvant dans la
reflexion secrette sur son origine, et sur sa destination
de quoi s’en dédommager, et pour se consoler ainsi de toutes
les disgraces de la Vie, par l’esperance d’une retribution de toutes si
<164> si essentielle au Dieu bienfaisant que la Religion lui annonce.

La Philosophie ne vient elle pas aussi aider l’homme à se
connaître, en lui montrant par leurs effets les differentes
facultés qu’il possède, en lui decouvrant le Dedale de son
propre cœur, et en lui prêtant le fil dorhiadre pour se
tirer s’il le veut avec succès de ses principaux détours.

Ne fixe t’elle pas ses yeux sur le beau moral
& des là ne donne t’elle pas à certaines ames un
nouveau motif à la Vertu: Elle leur prépare, même mille
plaisirs en les elevant à des contemplations interessantes
par la grandeur de leurs objets, et surtout par la Conscience
de leur force; satisfaction reelle et delicieuse pour tout
être animé, qui n’est jamais plus heureux, que lors
qu’il fait usage de son pouvoir et de ses facultés.
Je sais, Messieurs, que cet argument pour l’utilité
de la Philosophie n’est pas fait pour être senti
par la multitude; Mais quel est l’homme cependant
assés borné pour n’en pas convenir, si nous fixons
ses regards sur sa partie pratique, et sur tous les Arts
Mechaniques, qui après avoir puisé leurs Principes
dans les observations de la phisique, sur les corps et
leurs differentes proprietés, vont sous mille faces
differentes dans la societé adoucir et embelir l’existence
de l’homme, qui sans eux serait mille fois plus dure que
celle de la Brute, sujette à moins de besoins, et pourvue
d’un instinct presque toûjours sûr pour y pourvoir?

Est il un état utile après celui de Triptolème,
Jusqu’à celui qui a soumis l’Ocean à l’homme, qui n’ait
pour base, ou l’Astronomie avec laquelle on distingue
les saisons la Catoptrique et la Dioptrique, qui lui fournissent
des instrumens pour observer, ou la Dinamique qui lui
apprend à mettre en œuvre les forces mouvantes, la
Trigonomatrie qui mesure les distances inaccessibles, la Geometrie
qui lui rend compte de celles qui sont à sa portée, et qui
<165> et qui fait le partage des surfaces de la Terre, l’Algebre qui oppere
qui opère tous les calculs necessaires à la societé, dès qu’une fois la
propriété y est admise, c’est à dire, dès l’instant qu’elle existe, ou
la Metalhurgie qui facilite tous ses travaux?

N’Est ce pas aux mêmes sciences qu’il doit encore tous les Arts
agreables, et si la Philosophie ne lui eut pas appris à faire des
observations, à extraire des Idées de ces observations, à comparer &
à juger d’après ses idées; Dans quel Cahos, dans quelle situation
horrible ne serait pas encore l’espèce humaine? Il n’est pas même
possible de s’en faire une idée tant soit peu Juste, parce qu’=
on ne peut chercher des exemples que dans quelque horde
barbare du Nord ou du Midy, ou malgré son avilissement,
il a cependant eu quelques idées, on a vû, jugé et com=
paré, Jusqu’à un certain point, et qu’on ne peut point,
et qu’on ne peut point dire qu’il n’y ait ni Art ni science,
ni difference, d’habileté, ou si l’on veut de stupidité par=
mi les individus qui la Composent.

Je répons ainsi à la première partie de la question pro=
posée, et je dis qu’il n’y a aucune science considérée en
general, qui soit inutile au bonheur de l’humanité,
et qui ni ait au moins contribué pour quelque chose;
L’Experience vient au secours du raisonnement pour prouver
que des connaissances cherchées peniblement par l’homme
sans y être poussé par les sens, et cultivées ensuite avec
tant de soin doivent avoir quelque utilité pour lui; Mais
je suis fort éloigné de croire, qu’il en soit de même de
toutes les parties des sciences, et il me paraît au contraire
que nous avons les mêmes titres pour en exclure plusieurs
de la classe des choses utiles.

La raison seule suffit d’abord pour nous indiquer, qu’un
Etre borné tel que l’homme ne peut que s’égarer dès
qu’il veut sortir de sa sphère et penetrer dans des objets
qui tiennent à l’Infini, et c’est aussi ce que l’experience nous
a montré plus d’une fois: Ainsi la science même de la Religion
<166> Religion a été dans tous les tems, et dans toutes les Sectes la boëte
de Pandore, dès qu’on a dedaigné les notions simples et
sublimes qu’elle donnait à la Divinité, La Superstition a
commencé là où finit la veritable pieté, moins avide de
connaître que de pratiquer, et dès que l’homme voulut en
scavoir plus que Dieu n’avait voulu lui apprendre, la
terreur et la Cruauté masquées du beau nom de zèle
prirent la place des lumières douces, et des vertus tranquilles;
La Philosophie même si favorable et si utile à la véritable
connaissance du premier être, fournit mille sophismes
à une vaine curiosité pour défigurer sa sainte idée
dans les cœurs; La methaphisique qui peut être si
utile à l’homme modeste prêtà mille subtilités à
l’orgueïlleux pour faire passer ses propres imaginations
dans la Religion, pour lui substituer même ce qui
n’était point elle; De là ces dogmes bisarres qui ont
fait couler tant de sang, et qui auraient détruit pour
Jamais la Verité même, si elle n’était pas immortelle
comme son Auteur.

De là encore tant d’erreurs monstreuses dans la Morale,
malgré les caractères lumineux et profonds dont elle
est empreinte dans tous les cœurs; Ces grands traits étaient
Ineffacables; Mais la Vanité et l’orgueil de l’homme qui
voulut inventer dans la Religion les couvrirent
bientôt de la boüe des préjugés et des passions Effrenées
qui y cherchaient un abri; Plus la vraye science de la
Religion et des mœurs étaient saintes et nobles, plus
leur corruption, plus leur corruption fut affreuse, et ce
fut un des plus déplorables excès où l’homme put se laisser
aller; Cette partie de science fut donc tout à la fois inutile
et funeste.

Une autre science infiniment noble aussi, donna
lieu à une curiosité tout aussi vaine, quoi que moins
coupable, l’homme ne se contenta point de contempler les
<167> les Astres qui s’offraient à ses regards, une marche constante
et uniforme, suffisente pour regler la division des tems, Il voulut
aller plus loin et leur assigner des effets et des Influences dont l’absurde
collection fut Appelée Astrologie Judiciaire, par une contre
verité frappante, puisqu’elle ne servit jamais qu’à donner une
nouvelle preuve de l’imbecilité et la déraison de l’Esprit humain
lors qu’il sort de sa sphère.

Cette Puerilité en fit naître d’autres tout aussi pitoyables,
et qui ont cependant serieusement occupé une grande partie du
genre humain; La Magie, la Chiromancie, la Metoposcopie
firent pendant longtems l’Etude de ceux qui voulaient être ses
Instituteurs et ses maîtres. Les Chimères sont detruites au=
jourd’huy, ou releguées au moins dans quelques coins obs=
curs, d’où il n’est point à craindre qu’elles sortent jamais
pour asservir de nouveau l’univers sous le joug du
mensonge et de l’Imposture. Mais n’est il plus de partie
de science futile parmi ceux même qui les cultivent
aujourd’huy avec succès et qui rient de ces anciennes
misères?

Plusieurs Mathematiciens s’occupent encore de la
découverte de la quadrature du Cercle, qui a fui Jus=
qu’à present toutes les recherches, et dont l’utilité se
reduirait presque à zero, à quoi qu’on voulut l’ap=
pliquer: Le mouvement perpetuel, est toûjours la
Chimère favorite des plus grands Mechaniciens, quoi
que le plus simple raisonnement en démontre l’im=
possibilité, puisqu’il faudrait pour le trouver ôter à
la matière cette destructibilité qui fait le Caractère
ineffaçables de toute chose Créée: La recherche du
grand œuvre, fait fumer encore plus d’un fourneau,
et continue à deshonnorer la Metalhurgie, un des Arts
scientifiques les plus ami de l’homme.

Il est mêmes des parties de science dont l’objet, pour
n’être pas si Chimerique, n’en est pas moins vain, telles que ces
<168> recherches profondes de Chronologie sur le tems précis auquel
un Tiran succeda à un autre, en Egypte, ou en Assyrie, sur tel
usage d’un Peuple ancien, qui n’avait pas de fondement plus
raisonnable que ceux de tant de peuples modernes, dont on
ne s’avise pas de s’occuper dès qu’on l’a luë une fois dans la
relation d’un Voyageur dans quelque Isle inconnüe; Telles
encore que ces discussions scavantes sur la monnaye de cuir
ou de fer d’une Antique bourgade du Latium, ou de la Grèce,
et sur le jour où elle élisait ses préposés.

Y a t’il plus d’utilité dans tant de productions bisarres
de la methaphisique, que de pretendus philosophes donnent
souvent sous le nom Pompeux de sistemes, pendant que la
raison ne peut leur en donner d’autres que celui de Rèves
ou de difficiles nuge, dans tant de Theorie sur la formation
de la Terre, sur la construction de ses entrailles, pendant
que plusieurs parties de sa surface nous sont encore
inconnues, et que leur description exacte pourrait cependant
nous être un peu plus utile, que celles des differents lits
de sable et d’argile qu’elle doit récéler dans son sein?

La saine raison approuvera t’elle davantage ces
veilles d’un homme, d’ailleurs tres estimable, pour
dissequer la trompe d’un Insecte qui échape à l’œil ordi=
naire, ou pour mesurer la force et la direction des sauts
d’une puce, quoi qu’il nous ait appris le fait singulier,
que c’est le seul animal dans la nature, qui s’éleve par
un seul élan 400 fois au dessus de sa hauteur? La Critique
une des plus utiles parties de la Litterature, quand elle
encourage les bons, et intimide les méchants Auteurs,
nous fera t’elle priser l’Art pernicieux et vain des Zoïles,
qui n’ont d’autre occupation, ni d’autre revenu que de
deprimer le mérite, et d’encourager l’ineptie? Et il n’y a t’il
pas peut être encore bien d’autres parties de science tout
aussi inutiles, mais qui me sont inconnues
& on pourrait dire ici un mot de l’Art.
Je crois

<169> Je crois, Messieurs, que pour traiter plus complettement ce
sujet, il faudrait à present poser un principe, au moïen duquel
on pût déterminer le point où une science utile en General com=
mence à dégéneral en productions qui ne lui ressemblent plus,
et distinguer celles ci des autres. L’Experience pourrait être à cet
égard, comme à tant d’autres le premier guide sûr, pour un
homme qui se voüe aux sciences et aux lettres, et lui montrer
au naturel tous ces objets qui ont donné tant d’inutiles tortures
à ces predecesseurs, elle pourrait les lui presenter comme autant
d’écueils sur lesquels repose un nuage éternel, et dont il doit
s’éloigner, s’il ne veut pas y perdre miserablement ses facultés,
ou tout au moins son tems.

Il n’y a qu’une présomption injustifiable qui puisse persuader
aujourd’huy à un commençant dans les sciences, que les Cieux
et la Terre lui reservent la connaissance de ces mysteres qu’ils
ont derobé jusqu’à present aux Mortels; Et on ne peut pas
objecter ici que si ce principe eut été admis, nous aurions
perdu de découvertes modernes; Celle de l’electricité, la seule
qui distingue ce siècle ne peut point être appellée abso=
lument nouvelle, puisqu’on l’avait remarquée depuis long=
tems dans plusieurs corps, et tout ce qu’on a gagné à cet
égard a été la connaissance de la marche de cette proprieté
de la matière mal observée jusqu’à nos jours. Je voudrais
d’ailleurs, Messieurs, mettre une grande difference entre les
sciences phisiques, et celles qui sont purement intellectuelles,
Telles que la Théologie, la metaphisique, et en general la
Philosophie speculative: une curiosité excessive me paraît
beaucoup moins dangereuse, dans celle là que dans celle cy.

Il est manifeste de plus, pour peu que l’on observe l’hom=
me, qu’il est beaucoup plus appellé à agir qu’à speculer:
le travail et l’action sont beaucoup plus necessaires que
la pensée à la conservation et au bonheur de son individu.
Et si vous le considerés en societé, il faut encore à celle ci pour
son bien être beaucoup de bras dirigés par peu de têtes: De
<170> là, Messieurs, je tire cet autre principe; Toute science ou partie
de science qui n’a pas trait à la pratique, qui ne peut rendre les
hommes, ni meilleurs, ni plus contens de leur existence, ni plus
amis les uns des autres, porte un Caractère marqué d’Inutilité,
qui donnera pour elle de l’Indifference, et même du dédain à
tout homme sensé et vertueux.

Sans se borner uniquement à la question d’un bon Citadin,
au sujet d’une pièce nouvelle, Cela fera t’il amender le pain?
L’ami des hommes aura cependant cette idée d’utilité, pour pierre
de toûche, et il y appliquera tout objet proposé à ses recherches,
soit par les autres hommes, soit par les Caprices de l’Imagination,
trop sujette à se laisser éblouïr par l’extraordinaire, plûtôt que
par le vrai beau, qui ne saurait se trouver là où il n’y a
rien à profiter pour le bien ou les plaisirs de l’homme.

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur l'inutilité de certaines sciences, par A. Bugnion », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [juin] [1772]-[juillet] [1772], p. 161-170, cote BCUL, IS 1989 VII/4. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1408/, version du 07.02.2024.
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