Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Sur la raison et le sentiment, par A. Bugnion », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [juin] [1772]-[juillet] [1772], p. 137-144

Pourquoi cultive t’on toûjour la
raison aux dépens du sentiment.
Par Monsieur Bugnion.

Entrope avait deux fils dont l’Education l’occupait
presque uniquement, L’ainé nommé Menetés était vif,
impetueux, et toûjours agissant, Nosis le Cadet était
au Contraire froid, serieux, sans manquer de Capacité
ni de gout pour le Travail; Entrope avait comme
la plus part des Pères la passion de voir ses fils former
de grands établissemens, et crût que Nosis y était
infiniment plus propre que son frère; Aussi s’attacha-=
t’il particulierement à son éducation, et n’épargna
rien pour l’élever; Il le fesait refléchir surtout ce qui
se presentait, et l’accoutumait en toute occasion à tirer
des consequences de ses observations; Il lui donna de plus
<138> plus les meilleurs maîtres dans toutes les sciences qui tiennent
au Calcul; l’un lui enseigna par le secours de la Geometrie
à mesurer tous les objets, et à bien Juger de leur grandeurs
respectives, un autre au moïen de l’Aritmetique, à faire
toûjours des combinaisons justes, et plusieurs autres lui aprirent
à connaître les erreurs et les fautes des hommes, et à penétrer
dans les vrais motifs de leurs actions, en sorte que Nosis
observait, reflechissait, calculait toûjours, et repondait
ainsi merveilleusement aux vuës interessées de son Père.
Celui ci ne se proposait point de négliger l’éducation de
Menetés, mais il voulait tout à la fois par prudence
et par oeconomie, qu’il profitat des maîtres de son
frere et qu’il prit les mêmes Leçons, Menetés ne si refusa
point, et la bonté de son cœur lui faisait souhaiter de
pouvoir répondre aux vuës solides de son Père, quoi
qu’elles ne fussent pas de son gout. Mais il trouva bien
tôt trop penible, de ne voir que pour regarder, de
ne regarder que pour observer, et de faire des observations,
que pour en extraire des principes à consulter ou à
suivre; Le Maître de Geometrie l’ennuïa, les Calculs le
fatiguerent, et les raisonnemens des autres Docteurs
qui devaient former les deux frères lui parurent si
longs et si pesans, auprès des saillies et de la marche
vive et legère qui lui était naturelle, qu’il resolut de
s’en tenir à celle ci; Mais elle avait été si negligée ou
si mal dirigée, qu’il ne se trouva plus les mêmes
forces, ni seulement le même feu, et il eut la morti=
fication de se voir dans l’age mûr aussi inferieur à son
frère, qu’il lui avait paru superieur dans l’enfance.

Entrope eut aussi alors des regrets; La prudence
n’était pas son seul partage, et il aimait beaucoup
le plaisir, sur tout celui qu’il pouvait goûter avec
ses Enfans. Mais le serieux Nosis l’amusait rarement,
parce que sa froideur naturelle s’était renforcée dans
<139> toutes les occupations serieuses, parmi lesquelles il avait
passé sa Jeunese, et Entrope trouvait autre fois à s’en dédom=
mager dans les saillies et le feu de Menetés; Mais les choses avaient
bien changé, s’il était alors presque éteint, ou s’il se ralumait
de tems en tems, c’était avec tant de fumée, qu’il en perdait beau=
coup de Chaleur, et presque tout son brillant; Ainsi Entrope se
reproche beaucoup d’avoir plus fait pour Nosis, que pour
Menetés, en consultant toûjours les dispositions et les gouts de
celui là, sans penser presque aux dispositions de celui ci, et s’il
eut eu à recommencer leur éducation il y aurait fait la meme
attention pour tous les deux, et se serait proposé de perfec=
tionner egalement leurs differens Caractères; Le serieux Nosis
n’aurait pas été continuellement occupé à observer, à reflechir
et à disserter; On lui aurait fait mettre quelque fois de
côté les Calculs, pour se livrer aux impressions des
objets sensibles: On n’aurait pas fait vivre toûjours
l’Ardent Menetés dans la froide Region des raisonnemens
et des preuves, et loin de chercher à éteindre son feu, on
n’aurait travaillé qu’à le diriger sur les objets qui pour=
raient lui fournir un aliment pur et durable. Voilà,
Messieurs, à ce que je crois l’histoire de la raison &
du sentiment chés la plus part des hommes; On fait
tout pour la cultiver, pendant qu’on neglige celui
ci; L’Enfant commence à peine à Balbutier, qu’on s’efforce
déja de le faire raisonner, on pose déja pour lui des prin=
cipes, dont il faut qu’il tire des consequences, si on veut
donner pour base à ses devoirs l’Autorité Paternelle,
Là on exigera de lui l’obeissance, parce que Dieu la
commande, ce qui n’est pas plus clair pour lui; Toutes
les Leçons qui succedent aux Rudimens de sa Bonne,
sont ordinairement du même genre: Les differens mai=
tres, qui occupent sa Jeunesse, lui parlent presque tous
sur le même ton, sans s’adresser jamais à son Cœur;
C’est à la faculté pensente ou à la mémoïre qu’ils en veulent
<140> veulent uniquement; si c’est un certain nombre de mots
ou de faits à retenir; là une combinaison de lignes ou
de surfaces à saisir, plus loin des phrases qu’il faut agencer
ou repeter; Ailleurs et dans les lieux même où on parle le
plus d’éducation perfectionnée, on ne negligera rien pour
lui faire comprendre le rapport de certaines actions, avec le
bien de l’Individu ou de la societé. Mais dans toutes ces
écoles on semble oublier que le Jeune homme a un
cœur qui a besoin aussi d’aliment dans tous les ages,
qui se fletrit et se desseche toûjours quand il est négligé en
raison de son activité. 1° si le hasard fait echapper quel=
ques traits de sentiment, si quelque étincèle décèle ce beau
feu, on donnera peut être froidement au jeune homme
l’epithete de bon, mais les recompenses seront toûjours
pour celui qui a retenu le plus de mots, écrit le plus de
Phrases, ou combiné le plus de lignes, on lui prodiguera
même les secours, pendant qu’on ne se donnera aucun
soin pour fournir au cœur sensible des occasions et des moïens
de se montrer: Il est vrai, Messieurs, qu’il est bien plus
aisé de donner des règles, de faire des preceptes, de
poser des principes quelconques, que de demèler les
traits du sentiment naissant dans un jeune cœur, de
la distinguer de la petulence des sens, ou des jeux de
l’Imagination; Bien plus aisé de suivre les progrès d’un
commençant dans les sciences, que la marche d’un cœur
sensible qui se développe, et sur tout bien plus facile de
fournir des Livres qui traitent des premières, que de
trouver les momens d’action pour le second.

Ne peut on pas encore, Messieurs, donner pour Cause
des progrès de la raison aux dépens du sentiment, le
despotisme qu’exercent aujourd’hui les Talens? On les recher=
che, on les aplaudit, on les encense par dessus tout: Qu’un
Artiste Celebre, ou seulement un homme d’Esprit se trouvent
dans une assemblée avec celui à qui la nature ne donna pour dot
<141> pour dot qu’une Ame sensible, celui ci se sera envain signalé
par les plus beaux traits d’Amitié et d’humanité, les attentions
et les égards seront pour l’autre, et la froide estime seulement
pour lui: Il y a plus ce n’est pas l’Autel seul que l’hypocrisie
souille, ni la seule Religion qu’elle prostitue, Elle prête encor
une de ses marques à de vils discoureurs de sentiment, qui
au moien de quelques phrases éloquentes, et avec le cœur
le plus aride reveillent plus d’hommages dans la societé
que n’en reçut jamais l’homme vraïment sensible, dont la
langue aussi simple que les mœurs ne mandia jamais
la Louange, et laissa le cœur Jouïr dans l’obscurité de
la retraite des douces émotions que la foule ne sait ni gouter
ni meme apretier.

Quel important service ne rend on pas, dès là même
au jeune homme dont on Cultive la raison aux dépens
du sentiment? C’est pour lui que seront les premieres
places, les distinctions, l’estime generale et les hommages du
grand nombre. Avec cela que lui manquera t’il?
Tout le bonheur! qui n’est pas fait pour un cœur où le sen=
timent n’habite point: Dites moi, même d’abord; admi=
rateur aveugle de Talens, s’ils ne reçoivent pas du sen=
timent une nouvelle énergie; sans lui on ne verra
que de l’esprit chés les Artistes, mais Jamais les sublimes
élans du genie, sans lui ce peintre me fera admirer la
richesse de sa composition, la force de ses couleurs,
la distribution de ses figures, le brillant de son Coloris,
mais il ne m’enchainera Jamais par le plaisir devant
son Tableau; sans lui ce Poëte pourra bien me frapper
par la grandeur, et la Justesse de son plan, l’Invention
dans les détails, par la fecondité des Images, par la
pureté de sa diction, mais il ne m’arrachera jamais
ces douces larmes que l’Idolatre même des Talens aime
cependant mieux encor à verser qu’à admirer sans cesse.
Et n’est ce pas ce qui manque au premier des Poëmes dans
<142> dans nôtre langue, au plus parfait de tous; s’il pouvait y
avoir de perfection sans sentiment, La Henriade, ne rem=
plirait elle pas l’Idée absolue du sublime si son Auteur
scavait aussi bien sentir que décrire? Et les simples discours
de son Héros ne nous touchent il pas plus encore dans
l’humble prose de Sully, que dans la Pompe du Poëte?
Mais laissons là les grands hommes, et parlons des effets
du sentimens dans la vie privée et obscure: Autant la voye
du raisonnement est longue et rude; Autant celle du sentimt
est douce et abregée, et malheur à l’homme qui a toujours
besoin d’une démonstration pour remplir un devoir, Le
sophisme si glissera souvent, ci le devoir sera negligé.
Au lieu que celui qui n’a que son cœur à consulter
a déja agi, pendant que l’autre délibere encore?
Faites parler le sentiment dans la Religion, quelle force,
et quelle Onction en meme tems, quelles sublimes idées du
premier principe, et quels retours de reconnaissance et
d’amour! Quelle Charité pour tous les hommes! admettés
y au contraire la seule raison, bientot la methaphisique
vous egare, et vous fait méconnaître par des connaissences
consequences Justes le principe une fois admis, L’Auteur
de nôtre Existence, et ceux de nos semblables qui ne
pensent pas comme nous, nous voïons chés eux des êtres
qui s’égarent malicieusement, parce qu’ils ne veulent
pas suivre le fil de nos raisonnemens; on les accuse de
fermer les yeux à la lumière, on les haït et on leur montre cette
haine en mille manières.

Que la raison seule parle encore dans la Societé;
sur ses pas sera la Justice, mais aussi la Sevérité, et
tres souvent la dureté. Mais si le sentiment la Tempère,
l’Equité et le desinteressement viennent en serrer tous
les liens: Tu me prouves froide raison, que je dois
respecter ceux qui m’ont donné le jour, aimer celle avec
qui J’espère de passer ma Vie, et les êtres qui la tiendront de moi
<143> de moi. Mais le sentiment me parle pour eux, et dès cet ins=
tant mon sort est lié au leur, nos plaisirs, nos joïes, nôtre bon=
heur deviennent inseparables, nous ne pouvons plus être heureux
à part, et chaqu’un travaille pour soi même en avançant la
felicité commune. «O sentiment! Douce vie de l’Ame! Je
plains le cœur de fer que tu n’as jamais touché, et l’Infortuné
mortel auquel tu n’arrache jamais de larmes!» Je sais qu’il en
fait verser quelque fois d’amères, et que la raison tranquile
au milieu des pertes et des douleurs regarde alors à pitié le
sentiment navré; Cependant je ne crains point d’avancer
que même dans ces Lugubres instans la douce douleur d’un
cœur blessé, vaut mieux encore pour lui même, et le fletrit
beaucoup moins, qu’elle le ferait la stoïque secheresse, et le
Boucher d’insensibilité dont la raison voulait l’envelopper.

Ne serait il donc pas plus sensé de Cultiver le Senti=
ment au dépens de la raison? S’il falait opter, Je crois,
Messieurs, qu’il n’y aurait pas à hesiter; Tout Vaisseau
pourrait plûtôt se passer de Gouvernail que de Voiles,
parce que l’action et la reaction de l’une à l’autre
pourrait à la fin le conduire au port, au lieu que le
gouvernail seul le laisserait immobile dans l’espace
immense des mers. Mais ce n’est point ici le cas, les deux
principes de Mouvement bien loin de s’exclure peuvent
aider également la manœuvre, et se prêtent même des
forces mutuelles. Le sentiment peut ouvrir chés nous
une source feconde d’Idées, et celles cy rendre le sentiment
plus délicieux encore, en lui donnant plus de durée: Dès
là Il n’y aura jamais que des instituteurs mal adroits ou faux
qui sacrifient l’un à l’autre, et quiconque voudra for=
mer un cœur pour gouter la portion de bonheur accor=
dée à l’homme, y entretiendra avec soin le feu sacré
du sentiment que la nature même y alluma, et
s’efforcera en même tems de la soumettre cependant aux
directions de la raison. C’est sur ce double principe que
<144> que porte tout le sistème de l’Immortel J. Jacques dans son
Emile. Les grandes parties de cet Edifice ont ravi l’admiration
de quiconque a su les bien observer, et produiront le même
effet sur tous ses lecteurs futurs.

Mais il n’en a pas été de même des détails, plusieurs
ont paru Bizares et même ridicule, vraisemblement
ce beau genie avait bien medité avant de poser ses
principes, et qu’il s’est laissé emporter par son imagi=
nation fougeuse dans leur application: J’infère de
là, Messieurs, l’extrême difficulté de l’usage de ces règles
vraïes et scuës en elles mêmes, et je me garderai bien
par là même d’avoir la presomption de l’indiquer;
D’autant plus que la Varieté infinie des Caracteres et
des Esprits à former, demande presque autant de diversité
dans les méthodes à suivre; On sait en general quels
sont les Alimens les plus convenables au phisique de
nôtre être; Mais où est le phisicien, qui pourra
déterminer precisement la quantité faite pour chaque
Estomac, C’est une nourrice attentive qui la règle
sur ses observations, pour l’Enfant dont l’institut
n’est pas encore formé. De même dans le Moral,
le sentiment et la raison doivent être son aliment
et son guide. Mais la Philosophie personifiée ne
pourrait pas, Je crois, tracer des règles Justes pour
tous les cœurs; C’est à l’instituteur sensible lui même
et raisonnable, à proportionner l’action de ces deux
agens au besoin de son Télémaque. Heureux
qui possède un tel Mentor, ou qui n’ayant pas eu
ce Tresor dans ces jeunes ans, peut au moins y
suppleer par ses propres efforts, lors qu’il est parvenu
à se connaître!

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur la raison et le sentiment, par A. Bugnion », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [juin] [1772]-[juillet] [1772], p. 137-144, cote BCUL, IS 1989 VII/4. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1405/, version du 08.02.2024.
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